Comme toutes les panthéonisations depuis un demi-siècle, la
cérémonie du 27 mai 2015 a été l’occasion de rappeler le discours prononcé par André Malraux le 19 décembre 1964, lorsque le corps de Jean Moulin* est entré
dans le temple républicain.
Aujourd’hui, tout ce discours, toute la cérémonie même,
voire pour certains tous les hommages aux morts illustres, si ce n’est
l’ensemble du Panthéon et de ce qu’il représente, semblent contenus dans cette
petite phrase : « Entre ici, Jean Moulin ».
C’est le résultat d’une longue distillation. Deux
ans et demi après la fin de la guerre d’Algérie (et quelques mois avant
l’élection présidentielle où il serait candidat à sa propre succession…), le
général de Gaulle avait voulu une grande manifestation d’unité nationale
glorifiant la Résistance. Il avait choisi de l’organiser autour de Jean Moulin.
« Les noms de Charles Delestraint, Jean Cavaillès, Jacques Bingen,
Berthie Albrecht, Pierre Brossolette, tous morts héroïquement, auraient pu
s'imposer » a noté l’historien Michel Fratissier**. « Comment
comprendre que Jean Moulin, héros parmi tant d'autres de la Résistance, fut lui
seul désigné ? A partir de quand se construit son souvenir, par qui et pourquoi
? Comment aussi saisir la pérennité de son souvenir dans la mémoire collective,
à tel point que le nom de Jean Moulin efface presque complètement ceux
précédemment cités ? »
Une miette d’un grand discours lyrique
Intéressante remarque ! Ainsi, le nom même de Jean
Moulin est devenu à lui seul une sorte de petite phrase désignant l’ensemble de
la Résistance. Et il l’est devenu au terme d’un processus d’identification
voulu par le général de Gaulle. Et cela contribue à expliquer pourquoi
l’histoire a retenu, dans ce discours de plus de vingt minutes, cette petite
phrase en quatre mots : « Entre ici, Jean Moulin ».
Quelques-uns ajoutent : « …avec ton terrible
cortège ». Mais personne ne se rappelle spontanément l’intégralité de
la phrase de Malraux, pas si petite que ça : « Comme Leclerc entra
aux Invalides, avec son cortège d'exaltation dans le soleil d'Afrique, entre
ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. » Une phrase de
vingt-trois mots contenant quatre noms propres et quatre concepts
différents n’avait aucune chance de devenir une petite phrase : comme
souvent, le public l’a spontanément abrégée***.
Pourquoi a-t-on retenu ces quatre mots banals de préférence
aux nombreuses envolées lyriques d’André Malraux (« C'est le temps où,
dans la campagne, nous interrogeons les aboiements des chiens au fond de la
nuit », « C'est le temps des caves et de ces cris désespérés que
poussent les torturés avec des voix d'enfants », « Pauvre roi
supplicié des ombres, regarde ton peuple d'ombres se lever dans la nuit de juin
constellée de tortures »…) ?
Trois simplifications en quatre mots
L’intonation grandiloquente du ministre de la Culture n’est
pas une explication suffisante puisque tout le discours a été prononcé sur le
même ton. L’impératif « entre ici » a pu favoriser la
mémorisation, mais ce n’était pas le seul du discours. Il n’est même pas relevé
dans l’analyse détaillée effectuée au lendemain du discours par le chroniqueur
littéraire Émile Bouvier****. Celui-ci ne signale que deux apostrophes : « chef
de la Résistance, regarde ! » et « Écoute ce soir, jeunesse de
mon pays ! ».
L’attention ne s’est focalisée que plus tard sur « Entre
ici, Jean Moulin », peut-être parce que cette formule réunit trois
simplifications : un moment (« Entre ») pour représenter
deux journées d’hommage à quatre ans de combats, un lieu (« ici »)
pour représenter la patrie réunie, un nom (« Jean Moulin »)
pour représenter la Résistance -- un peu comme « Je suis Charlie »
signifie en réalité « tous contre le terrorisme ».
Michel Le Séac'h
____________________________________
* Du moins, ses cendres présumées, car un doute demeure ; cf. Benoît Hopquin, « Le mystère des cendres de Jean Moulin », Le Monde, 19 décembre 2014.
** Michel Fratissier, Jean Moulin, ou la fabrique d'un
héros, Paris, L’Harmattan, 2011, 755 p., p. 10.
*** Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris,
Eyrolles, à paraître. Voir p. 210.
**** Le Midi Libre, 8 janvier 1965, cité par
Michel Fratissier, op. cit., p. 9.
Photo d'André Malraux : André Pic, Bibliothèque nationale de France, domaine public, via Wikipedia.
28 mai 2015
18 mai 2015
« Pseudo-intellectuels » : comment déminer une petite phrase ?
Peut-on « rattraper » une petite phrase aux effets
négatifs ? En général, le rétropédalage est difficile*. J’ai analysé ici
voici quelques jours la transformation en petite phrase de l’expression « pseudo-intellectuels »
utilisée par Najat Vallaud-Belkacem. Il est intéressant d’observer la riposte
menée par celle-ci.
Bien entendu, cette contre-attaque ne porte pas seulement sur le terrain de la petite phrase elle-même : la ministre de l’Éducation nationale défend l’ensemble de son projet de réforme du collège. Cependant, le calendrier est éloquent. Le projet de réforme a été présenté le 10 mars ; de nombreuses critiques lui ont été adressées depuis lors. Mais le débat ne s’est enflammé qu’au retour du pont du 1er mai, après la déclaration de Najat Vallaud-Belkacem sur RTL le 30 avril. Le tapage est allé croissant dans la deuxième semaine de mai. La ministre a répondu à l’occasion du Grand rendez-vous d’Europe 1 dimanche dernier.
Elle y a été interrogée expressément sur les « pseudo-intellectuels ». C’était couru, et elle s’y était certainement préparée. Trois aspects de sa réponse sont à noter :
Michel Le Séac'h
_________
* Voir par exemple le cas de Michel Rocard, La Petite phrase, Eyrolles (à paraître), p. 101-102.
** Comme je l’ai déjà noté, certains auteurs prennent l’habile précaution de préciser : « les intellectuels et les pseudo-intellectuels ».
Illustration : extrait d’une copie d’écran du Grand rendez-vous d’Europe 1.
Bien entendu, cette contre-attaque ne porte pas seulement sur le terrain de la petite phrase elle-même : la ministre de l’Éducation nationale défend l’ensemble de son projet de réforme du collège. Cependant, le calendrier est éloquent. Le projet de réforme a été présenté le 10 mars ; de nombreuses critiques lui ont été adressées depuis lors. Mais le débat ne s’est enflammé qu’au retour du pont du 1er mai, après la déclaration de Najat Vallaud-Belkacem sur RTL le 30 avril. Le tapage est allé croissant dans la deuxième semaine de mai. La ministre a répondu à l’occasion du Grand rendez-vous d’Europe 1 dimanche dernier.
Elle y a été interrogée expressément sur les « pseudo-intellectuels ». C’était couru, et elle s’y était certainement préparée. Trois aspects de sa réponse sont à noter :
- Elle s’est bien gardée de réitérer sa formule, fût-ce pour la démentir, ne la désignant que par une périphrase : « l’expression que j’emploie ce jour-là ». Mais elle a aussi évité de se mettre en position de faiblesse en présentant des excuses. Elle a plutôt invoqué l’excuse de provocation : au milieu d’un débat vif, elle s’est simplement « échauffée » (un terme répété deux fois, choisi peut-être pour faire pièce à celui de « dérapage »).
- Elle a aussitôt tenté de déplacer le débat vers un thème connexe mais mineur, sans chercher à revenir à la réforme dans son ensemble : à attaque anecdotique, riposte anecdotique. À ce stade de son intervention, elle s’est concentrée l’enseignement des Lumières, et même sur un simple détail de présentation (« gras, non gras »).
- Enfin et peut-être surtout, elle s’est efforcée de segmenter les publics. Comme on l’a dit ici, le grand danger des « pseudo-intellectuels » était d’inviter tous les adversaires de la réforme – à droite comme parmi les enseignants ‑ à se sentir globalisés dans un même opprobre : une petite phrase est comprise de la même manière au sein d’une même culture. Najat Vallaud-Belkacem s’est donc efforcée de dédoubler la signification de sa formule en fonction de deux publics différents**. « J’ai la plus grande considération envers les intellectuels », a-t-elle dit. « De façon très claire, ceux à qui je m’adressais, leur nombre était très limité. » À l’intention du corps enseignant, elle a ajouté : « je ne doute pas que les professeurs qui seront consultés, eux, nous ferons remonter ces remarques-là, et c’est pour ça que c’est important de les écouter ». Et pour mieux cliver, elle s'en est pris à Nicolas Sarkozy. Elle a distingué, en somme, deux catégories d’opposants : leurs critiques sont peut-être les mêmes, mais les uns sont inspirés par la bonne volonté, les autres par la mauvaise foi.
Michel Le Séac'h
_________
* Voir par exemple le cas de Michel Rocard, La Petite phrase, Eyrolles (à paraître), p. 101-102.
** Comme je l’ai déjà noté, certains auteurs prennent l’habile précaution de préciser : « les intellectuels et les pseudo-intellectuels ».
Illustration : extrait d’une copie d’écran du Grand rendez-vous d’Europe 1.
16 mai 2015
« Français, encore un effort si vous voulez être républicains » : renaissance d’une petite phrase ?
Et encore plus si vous ne voulez pas être
Républicains ? Je doute que la formule du marquis de Sade puisse être
considérée comme une petite phrase aujourd’hui : on la connaît peut-être,
mais on ne sait pas trop vers quelle attitude ou quel comportement elle
pointerait. Se pourrait-elle qu’elle devienne une petite phrase demain ? L’histoire lui
ressert les plats depuis que Nicolas Sarkozy a annoncé son intention de rebaptiser
l’UMP et qu’une partie de la gauche s’est mis en tête de lui interdire le nom
Les Républicains.
« En choisissant ces seuls termes de « Les Républicains » ou « Républicains » pour sa dénomination sociale et en les déposant, avec un logo reprenant une forme stylisée et les couleurs du drapeau tricolore national, à titre de marques du commerce, [l’UMP] cherche à s’approprier de manière exclusive la dénomination de républicains en France aux fins de pouvoir l’opposer de manière déloyale et manifestement illicite aux autres partis politiques ou aux autres Français qui ne seraient pas membres de ce parti », écrivent maîtres Christophe Lèguevaques, Matthieu Boissavy, Joseph Breham et Vincent Fillola dans une assignation en référé visant à faire cesser ce « comportement fautif ».
On a pourtant connu le Parti Républicain, les Républicains indépendants, le Mouvement républicain populaire et quelques autres sans que cela pose de problème. Mais cette histoire de nom est aujourd’hui une sorte de Verdun politique (à moins que ce ne soit une ligne Maginot). Si l’UMP devient Les Républicains et que le Front National se rebaptise Les Patriotes, comme on en prête l’intention à Florian Philippot, la situation va devenir délicate. Imagine-t-on un second tour électoral opposant Les Républicains, Les Patriotes et les socialistes ? Deux vertus contre une idéologie, c’est ennuyeux. Et la riposte américanoïde qui consisterait pour le PS à se rebaptiser Les Démocrates est impraticable puisque le nom Les Démocrates a été déposé à l’INPI par Antonio Duarte, un sérial-déposant qui détient également les marques Les Progressistes et Les Écologistes.
Cependant, il est douteux qu’un politique contemporain ose reprendre la formule du divin marquis. Car le contenu que celui-ci lui a donné est très politiquement incorrect de nos jours ! « Français encore un effort si vous voulez être républicains » est en fait le titre du quatrième dialogue de La Philosophie dans le boudoir, un texte sulfureux, sous-titré « La Religion », dans lequel Sade affirme l’incompatibilité de la république et de la religion.
Il attaque surtout le christianisme, « cette imbécile religion ». « Trouvez-vous dans les saints dont est garni son Élysée quelque modèle de grandeur, ou d'héroïsme, ou de vertus ? », demande-t-il rhétoriquement. Mais il conspue aussi « Lycurgue, Numa, Moïse, Jésus-Christ, Mahomet, tous ces grands fripons, tous ces grands despotes de nos idées » avant de réclamer : « Rendez-nous les dieux du paganisme. Nous adorerons volontiers Jupiter, Hercule ou Pallas. » Autant dire que si la petite phrase était réactivée aujourd’hui, son sens ne devrait avoir aucun rapport avec celui que lui a donné son auteur. Mais vu les risques de contagion, il est probable que les politiques s’abstiendront.
Michel Le Séac'h
« En choisissant ces seuls termes de « Les Républicains » ou « Républicains » pour sa dénomination sociale et en les déposant, avec un logo reprenant une forme stylisée et les couleurs du drapeau tricolore national, à titre de marques du commerce, [l’UMP] cherche à s’approprier de manière exclusive la dénomination de républicains en France aux fins de pouvoir l’opposer de manière déloyale et manifestement illicite aux autres partis politiques ou aux autres Français qui ne seraient pas membres de ce parti », écrivent maîtres Christophe Lèguevaques, Matthieu Boissavy, Joseph Breham et Vincent Fillola dans une assignation en référé visant à faire cesser ce « comportement fautif ».
On a pourtant connu le Parti Républicain, les Républicains indépendants, le Mouvement républicain populaire et quelques autres sans que cela pose de problème. Mais cette histoire de nom est aujourd’hui une sorte de Verdun politique (à moins que ce ne soit une ligne Maginot). Si l’UMP devient Les Républicains et que le Front National se rebaptise Les Patriotes, comme on en prête l’intention à Florian Philippot, la situation va devenir délicate. Imagine-t-on un second tour électoral opposant Les Républicains, Les Patriotes et les socialistes ? Deux vertus contre une idéologie, c’est ennuyeux. Et la riposte américanoïde qui consisterait pour le PS à se rebaptiser Les Démocrates est impraticable puisque le nom Les Démocrates a été déposé à l’INPI par Antonio Duarte, un sérial-déposant qui détient également les marques Les Progressistes et Les Écologistes.
Cependant, il est douteux qu’un politique contemporain ose reprendre la formule du divin marquis. Car le contenu que celui-ci lui a donné est très politiquement incorrect de nos jours ! « Français encore un effort si vous voulez être républicains » est en fait le titre du quatrième dialogue de La Philosophie dans le boudoir, un texte sulfureux, sous-titré « La Religion », dans lequel Sade affirme l’incompatibilité de la république et de la religion.
Il attaque surtout le christianisme, « cette imbécile religion ». « Trouvez-vous dans les saints dont est garni son Élysée quelque modèle de grandeur, ou d'héroïsme, ou de vertus ? », demande-t-il rhétoriquement. Mais il conspue aussi « Lycurgue, Numa, Moïse, Jésus-Christ, Mahomet, tous ces grands fripons, tous ces grands despotes de nos idées » avant de réclamer : « Rendez-nous les dieux du paganisme. Nous adorerons volontiers Jupiter, Hercule ou Pallas. » Autant dire que si la petite phrase était réactivée aujourd’hui, son sens ne devrait avoir aucun rapport avec celui que lui a donné son auteur. Mais vu les risques de contagion, il est probable que les politiques s’abstiendront.
Michel Le Séac'h
15 mai 2015
« Pseudo-intellectuels » : la triple erreur de Najat Vallaud-Belkacem
On disait Najat Vallaud-Belkacem « bonne en
com’ ». Elle a derrière elle une solide expérience : elle a été
porte-parole de deux candidats à l’élection présidentielle (Ségolène Royal en 2007
et François Hollande en 2012), puis porte-parole du gouvernement de Jean-Marc
Ayrault pendant deux ans. Mais même les pros de la communication politique
commettent parfois des erreurs.
« Un phénomène assez curieux est à l’œuvre », déclarait la ministre de l’Éducation nationale le 30 avril sur RTL : « des éditorialistes, des polémistes, des pseudo-intellectuels ‑ car pour moi quand un intellectuel s’exprime sur un sujet, il a la rigueur intellectuelle d’aller vérifier de quoi il parle ‑ s’expriment sans avoir lu le contenu de cette réforme. »
Cette déclaration a été (1) prononcée sur un grand média, (2) à une heure de grande écoute, (3) par une personnalité en vue, (4) à propos d’un sujet brûlant (5) concernant un vaste public. Pourtant, elle n’était clairement pas destinée à devenir une petite phrase. En la faisant longue et alambiquée, son auteure a probablement cru que son espérance de vie serait brève. Cependant, le public ne lâche pas si aisément sa proie ! Comme souvent, il a spontanément raccourci la phrase, en la resserrant sur un message central. Et le message central ressenti par une partie de l’auditoire résidait clairement dans l’expression « pseudo-intellectuels », devenue à elle seule une petite phrase et le centre d’une polémique.
Le mammouth oublié
La deuxième erreur de Najat Vallaud-Belkacem est d’avoir paru faire masse de tous les publics hostiles à sa réforme, en gros ou en détail. Son énumération (éditorialistes, polémistes, pseudo-intellectuels) évoquait comme un « etc. » couvrant l’ensemble des opposants, ses adversaires politiques aussi bien que les enseignants réticents. Le retentissement de la petite phrase n’en a été que plus large.
L’école a toujours été une institution à traiter avec prudence. L’esprit de corps y règne, les enseignants prennent aisément la mouche, ils aiment donner des leçons et pas en recevoir. Et pas plus que les autres ils n’aiment le changement. Claude Allègre en a fait l’expérience en 1997 quand, nouveau ministre de l’Éducation nationale, il a déclaré : « il faut dégraisser le mammouth ». Claude Allègre a traîné ce mammouth comme un boulet pendant le reste de sa carrière. Mais il avait 60 ans à l’époque, et c’était un scientifique respecté. Najat Vallaud-Belkacem n’en a pas 40 et ne jouit pas du même prestige. Pour avoir oublié la leçon de son aîné, elle a infléchi vers le bas son parcours politique, car la petite phrase, à l’instar de la « bravitude » de Ségolène Royal, lui est défavorable personnellement.
Pseudo, vraie insulte
Enfin et surtout, le choix du terme « pseudo-intellectuels » était une imprudence insigne. Le statut d’intellectuel est clivant en France depuis l’affaire Dreyfus. « L’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas », écrivait Jean-Paul Sartre : cela fait du monde. « Intellectuel » est une insulte pour les uns, un compliment pour les autres. Mais « pseudo-intellectuel » est forcément insultant.
Attesté depuis la fin du 19e siècle (dans La Religion des contemporains, essais de critique catholique, de l’abbé Delfour, par exemple), le terme ne s’est répandu qu’à partir des années 1950. Curieusement, bon nombre de ceux qui l’employaient évoquaient « les intellectuels et les pseudo-intellectuels » (une recherche Google sur « intellectuels * pseudo-intellectuels » permet de le constater en une fraction de seconde), comme pour autoriser le lecteur à se ranger dans la première catégorie. Najat Vallaud-Belkacem n’a pas ménagé cette échappatoire, au risque d’irriter d’un coup une vaste catégorie. Le préfixe « pseudo » a été ressenti comme une banderille bien réelle, provoquant un tollé immédiat. Le statut de petite phrase de la formule de la ministre en a été d’autant mieux assuré.
« Pseudo-intellectuel » a même accédé sans délai au statut de « snowclone », le stade suprême de la petite phrase**. Au moins deux adversaires, et non des moindres, Alain Minc et Luc Ferry, ont immédiatement traité Najat Vallaud-Belkacem de « pseudo-ministre », tandis que l’écrivain Charles Consigny écrivait dans Le Point, par référence à un autre snowclone : « Nous sommes tous des pseudo-intellectuels ».
_________________________
* V. La Petite phrase, Eyrolles (à paraître), p. 213.
** V. La Petite phrase, Eyrolles (à paraître), p. 135.
Photo Jackolan1, Wikipedia, CC BY-SA 3.0
« Un phénomène assez curieux est à l’œuvre », déclarait la ministre de l’Éducation nationale le 30 avril sur RTL : « des éditorialistes, des polémistes, des pseudo-intellectuels ‑ car pour moi quand un intellectuel s’exprime sur un sujet, il a la rigueur intellectuelle d’aller vérifier de quoi il parle ‑ s’expriment sans avoir lu le contenu de cette réforme. »
Cette déclaration a été (1) prononcée sur un grand média, (2) à une heure de grande écoute, (3) par une personnalité en vue, (4) à propos d’un sujet brûlant (5) concernant un vaste public. Pourtant, elle n’était clairement pas destinée à devenir une petite phrase. En la faisant longue et alambiquée, son auteure a probablement cru que son espérance de vie serait brève. Cependant, le public ne lâche pas si aisément sa proie ! Comme souvent, il a spontanément raccourci la phrase, en la resserrant sur un message central. Et le message central ressenti par une partie de l’auditoire résidait clairement dans l’expression « pseudo-intellectuels », devenue à elle seule une petite phrase et le centre d’une polémique.
Le mammouth oublié
La deuxième erreur de Najat Vallaud-Belkacem est d’avoir paru faire masse de tous les publics hostiles à sa réforme, en gros ou en détail. Son énumération (éditorialistes, polémistes, pseudo-intellectuels) évoquait comme un « etc. » couvrant l’ensemble des opposants, ses adversaires politiques aussi bien que les enseignants réticents. Le retentissement de la petite phrase n’en a été que plus large.
L’école a toujours été une institution à traiter avec prudence. L’esprit de corps y règne, les enseignants prennent aisément la mouche, ils aiment donner des leçons et pas en recevoir. Et pas plus que les autres ils n’aiment le changement. Claude Allègre en a fait l’expérience en 1997 quand, nouveau ministre de l’Éducation nationale, il a déclaré : « il faut dégraisser le mammouth ». Claude Allègre a traîné ce mammouth comme un boulet pendant le reste de sa carrière. Mais il avait 60 ans à l’époque, et c’était un scientifique respecté. Najat Vallaud-Belkacem n’en a pas 40 et ne jouit pas du même prestige. Pour avoir oublié la leçon de son aîné, elle a infléchi vers le bas son parcours politique, car la petite phrase, à l’instar de la « bravitude » de Ségolène Royal, lui est défavorable personnellement.
Pseudo, vraie insulte
Enfin et surtout, le choix du terme « pseudo-intellectuels » était une imprudence insigne. Le statut d’intellectuel est clivant en France depuis l’affaire Dreyfus. « L’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas », écrivait Jean-Paul Sartre : cela fait du monde. « Intellectuel » est une insulte pour les uns, un compliment pour les autres. Mais « pseudo-intellectuel » est forcément insultant.
Attesté depuis la fin du 19e siècle (dans La Religion des contemporains, essais de critique catholique, de l’abbé Delfour, par exemple), le terme ne s’est répandu qu’à partir des années 1950. Curieusement, bon nombre de ceux qui l’employaient évoquaient « les intellectuels et les pseudo-intellectuels » (une recherche Google sur « intellectuels * pseudo-intellectuels » permet de le constater en une fraction de seconde), comme pour autoriser le lecteur à se ranger dans la première catégorie. Najat Vallaud-Belkacem n’a pas ménagé cette échappatoire, au risque d’irriter d’un coup une vaste catégorie. Le préfixe « pseudo » a été ressenti comme une banderille bien réelle, provoquant un tollé immédiat. Le statut de petite phrase de la formule de la ministre en a été d’autant mieux assuré.
« Pseudo-intellectuel » a même accédé sans délai au statut de « snowclone », le stade suprême de la petite phrase**. Au moins deux adversaires, et non des moindres, Alain Minc et Luc Ferry, ont immédiatement traité Najat Vallaud-Belkacem de « pseudo-ministre », tandis que l’écrivain Charles Consigny écrivait dans Le Point, par référence à un autre snowclone : « Nous sommes tous des pseudo-intellectuels ».
_________________________
* V. La Petite phrase, Eyrolles (à paraître), p. 213.
** V. La Petite phrase, Eyrolles (à paraître), p. 135.
Photo Jackolan1, Wikipedia, CC BY-SA 3.0
13 mai 2015
La petite phrase et le Hook Model de Nir Eyal
Une petite phrase pérennisée est-elle comparable à un
produit qui réussit ? À lire Nir Eyal, on peut se poser la question. Nir
Eyal, conférencier, consultant, journaliste et créateurs de startup
israélo-californien a publié l’an dernier Hooked ‑
How to Build Habit-Forming Products (Portfolio Penguin, 2014). Il y explique comment, selon
lui, un produit ou service engendre une habitude chez l’utilisateur.
Créer une habitude est l’Eldorado du marketing : plus besoin de campagnes publicitaires ruineuses, le produit est propulsé par des émotions et des routines quotidiennes. Le « Hook Model » de Nir Eyal décrit comment « accrocher » le consommateur grâce à un cercle vertueux comportant quatre phases : déclencheur, action, récompense variable, investissement.
« Les habitudes se forment quand le cerveau emprunte un raccourci et cesse activement de réfléchir à ce qu’il faut faire ensuite », note Eyal. « Le cerveau apprend vite à codifier des comportements qui fournissent une solution aux situations qu’il rencontre. » Si la solution trouvée dans le passé s’est avérée satisfaisante, on peut parier qu’elle le reste : elle devient une routine qui libère le cerveau pour d’autres tâches. Le consommateur s’habitue à utiliser de lui-même le produit ou service sans qu’on ait besoin de le cramponner à nouveau par des actions de marketing. Et au fond, c’est bien ainsi que fonctionne la petite phrase : elle apporte une réponse à une situation, par référence à une solution passée, sans exiger de réflexion.
Le principal obstacle à la formation d’une nouvelle habitude est l’habitude existante. Un nouveau comportement ne s’installe que s’il intervient de manière répétée. « Quelle que soit leur utilité, les comportements peu fréquents demeurent des actions conscientes et ne suscitent jamais la réaction automatique caractéristique des habitudes. [En revanche], même s’il n’apporte qu’un bénéfice perçu minimal, un comportement peut devenir une habitude simplement parce qu’il est fréquent. » Il en va de même pour la petite phrase : elle s’inscrit dans les esprits par la répétition. L’expression « Je suis Charlie » n’a pas d’utilité spécifique mais s’est inscrite dans les esprits pour longtemps.
Une fois l’habitude créée, l’utilisation du produit ou service est commandée par des déclencheurs parfois évidents (la sonnerie du réveil-matin…), parfois inconscients (émotions…). « Les déclencheurs internes sont intégrés à des informations qui disent à l’utilisateur ce qu’il doit faire à présent », écrit Nir Eyal. La petite phrase pourrait ainsi être considérée à la fois comme le déclencheur et comme le comportement déclenché.
L’utilisation du produit ou service apporte des « récompenses variables » qui sont souvent des récompenses sociales (voire « tribales ») sous forme d’aptitude à entretenir des contacts avec autrui. « Notre cerveau s’est adapté à la recherche de récompenses qui font que nous nous sentons accepté, attirant, important et inclus » ce qui est assurément l’une des fonctions du recours aux petites phrases répandues, expression d’un conformisme social.
Le dernier stade du Hook Model est l’investissement personnel accompli par l’utilisateur. Cet investissement personnel peut aller loin (on parle d’intensification de l’engagement) : on a vu des passionnés de jeux vidéos frappés de mort subite devant leur écran. On n’a jamais rapporté qu’une petite phrase ait eu un tel effet. Mais une petite phrase comme « Je suis Charlie » est probablement bien ancrée chez celui qui en a fait une pancarte dans une manifestation du 11 janvier.
Hormis son livre, Nir Eyal donne des exemples d’application de ses idées dans son blog Nir & Far.
Michel Le Séac'h
Mise à jour du 4 décembre 2018 : les éditions Eyrolles ont publié récemment sous le titre Hooked : Comment créer un produit ou service qui ancre des habitudes une traduction française du livre de Nir Eyal par Pascale-Marie Deschamps.
___________________
Photo Nir Eyal : domaine public, Wikimedia Commons
Créer une habitude est l’Eldorado du marketing : plus besoin de campagnes publicitaires ruineuses, le produit est propulsé par des émotions et des routines quotidiennes. Le « Hook Model » de Nir Eyal décrit comment « accrocher » le consommateur grâce à un cercle vertueux comportant quatre phases : déclencheur, action, récompense variable, investissement.
« Les habitudes se forment quand le cerveau emprunte un raccourci et cesse activement de réfléchir à ce qu’il faut faire ensuite », note Eyal. « Le cerveau apprend vite à codifier des comportements qui fournissent une solution aux situations qu’il rencontre. » Si la solution trouvée dans le passé s’est avérée satisfaisante, on peut parier qu’elle le reste : elle devient une routine qui libère le cerveau pour d’autres tâches. Le consommateur s’habitue à utiliser de lui-même le produit ou service sans qu’on ait besoin de le cramponner à nouveau par des actions de marketing. Et au fond, c’est bien ainsi que fonctionne la petite phrase : elle apporte une réponse à une situation, par référence à une solution passée, sans exiger de réflexion.
Le principal obstacle à la formation d’une nouvelle habitude est l’habitude existante. Un nouveau comportement ne s’installe que s’il intervient de manière répétée. « Quelle que soit leur utilité, les comportements peu fréquents demeurent des actions conscientes et ne suscitent jamais la réaction automatique caractéristique des habitudes. [En revanche], même s’il n’apporte qu’un bénéfice perçu minimal, un comportement peut devenir une habitude simplement parce qu’il est fréquent. » Il en va de même pour la petite phrase : elle s’inscrit dans les esprits par la répétition. L’expression « Je suis Charlie » n’a pas d’utilité spécifique mais s’est inscrite dans les esprits pour longtemps.
Une fois l’habitude créée, l’utilisation du produit ou service est commandée par des déclencheurs parfois évidents (la sonnerie du réveil-matin…), parfois inconscients (émotions…). « Les déclencheurs internes sont intégrés à des informations qui disent à l’utilisateur ce qu’il doit faire à présent », écrit Nir Eyal. La petite phrase pourrait ainsi être considérée à la fois comme le déclencheur et comme le comportement déclenché.
L’utilisation du produit ou service apporte des « récompenses variables » qui sont souvent des récompenses sociales (voire « tribales ») sous forme d’aptitude à entretenir des contacts avec autrui. « Notre cerveau s’est adapté à la recherche de récompenses qui font que nous nous sentons accepté, attirant, important et inclus » ce qui est assurément l’une des fonctions du recours aux petites phrases répandues, expression d’un conformisme social.
Le dernier stade du Hook Model est l’investissement personnel accompli par l’utilisateur. Cet investissement personnel peut aller loin (on parle d’intensification de l’engagement) : on a vu des passionnés de jeux vidéos frappés de mort subite devant leur écran. On n’a jamais rapporté qu’une petite phrase ait eu un tel effet. Mais une petite phrase comme « Je suis Charlie » est probablement bien ancrée chez celui qui en a fait une pancarte dans une manifestation du 11 janvier.
Hormis son livre, Nir Eyal donne des exemples d’application de ses idées dans son blog Nir & Far.
Michel Le Séac'h
Mise à jour du 4 décembre 2018 : les éditions Eyrolles ont publié récemment sous le titre Hooked : Comment créer un produit ou service qui ancre des habitudes une traduction française du livre de Nir Eyal par Pascale-Marie Deschamps.
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Photo Nir Eyal : domaine public, Wikimedia Commons
08 mai 2015
François Hollande est plus petites blagues que petites phrases
« François Hollande. Le best-of de ses petites
phrases », titre Ouest
France, qui explique : « François
Hollande est connu pour son sens de la formule et ses bons mots, au point que
Laurent Fabius l'a surnommé... "Monsieur petites blagues". »
Mais une petite blague n’est pas une petite phrase. Le mot d’esprit s’adresse à
l’intelligence. Il crée un sentiment immédiat de convivialité, voire de
connivence. Il fait passer un bon moment – mais il est rarement destiné à
durer. Il est peu armé pour marquer durablement les esprits.
La petite phrase est rarement humoristique car elle doit pouvoir se passer de l’intelligence. Elle doit exprimer une vérité, éventuellement illusoire ou très limitée mais profondément ressentie par un public et donc inscrite dans les mémoires spontanées. Peut-être le président de la République s’inscrit-il trop du côté de l’intelligence. En tout cas, ses déclarations qui marquent durablement paraissent rares. Le « Moi président » de la campagne électorale a frappé par sa forme mais n’est pas doté d’une sémantique très riche. « J’inverserai la courbe du chômage » est repris comme une arme par ses adversaires, mais ne comporte pas de message pratique pour le public ; d'ailleurs, le futur est rarement propice aux petites phrases*. « Gouverner c’est pleuvoir » n’est pas autre chose qu’un bon mot.
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* Voir La Petite phrase, p. 226.
La petite phrase est rarement humoristique car elle doit pouvoir se passer de l’intelligence. Elle doit exprimer une vérité, éventuellement illusoire ou très limitée mais profondément ressentie par un public et donc inscrite dans les mémoires spontanées. Peut-être le président de la République s’inscrit-il trop du côté de l’intelligence. En tout cas, ses déclarations qui marquent durablement paraissent rares. Le « Moi président » de la campagne électorale a frappé par sa forme mais n’est pas doté d’une sémantique très riche. « J’inverserai la courbe du chômage » est repris comme une arme par ses adversaires, mais ne comporte pas de message pratique pour le public ; d'ailleurs, le futur est rarement propice aux petites phrases*. « Gouverner c’est pleuvoir » n’est pas autre chose qu’un bon mot.
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* Voir La Petite phrase, p. 226.
27 avril 2015
« Quand on écoute France Inter, on n’écoute pas RTL »
Cette comparaison entre les radios de service public et les autres est de Fleur Pellerin. La ministre de la Culture et de la Communication était interrogée
par France Inter le 7 avril. Apparemment, elle a aussitôt compris qu’elle
avait gaffé. « Malgré tout le respect que j’ai pour RTL ou pour Europe
1, il y a une mission spécifique de décryptage de l’information, d’accès à la
culture », s’est-elle empressée d’ajouter. Trop tard ! Souvent,
tenter de rattraper le coup ne fait que l’accentuer…
La petite phrase n’a sans doute pas eu un retentissement énorme dans l’opinion publique, mais elle a marqué les médias. Plusieurs journalistes en vue l’ont commentée. Il est probable que les professionnels de l’information ne l’oublieront pas de sitôt. Et que son sens implicite, pour eux, doit être quelque chose du genre : « Quand on écoute Fleur Pellerin, on écoute un politicien comme un autre ».
Cette petite phrase serait donc limitée dans son public (les journalistes de l'audiovisuel hors service public) et dans sa portée (son message ne porte que sur son auteur elle-même) ; comme le « bravitude » de Ségolène Royal*, elle pourrait cependant avoir rompu le charme médiatique dont bénéficiait Fleur Pellerin.
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* Voir La Petite phrase, p. 85.
Photo de Fleur Pellerin : Lionel Allorge, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-3.0
La petite phrase n’a sans doute pas eu un retentissement énorme dans l’opinion publique, mais elle a marqué les médias. Plusieurs journalistes en vue l’ont commentée. Il est probable que les professionnels de l’information ne l’oublieront pas de sitôt. Et que son sens implicite, pour eux, doit être quelque chose du genre : « Quand on écoute Fleur Pellerin, on écoute un politicien comme un autre ».
Cette petite phrase serait donc limitée dans son public (les journalistes de l'audiovisuel hors service public) et dans sa portée (son message ne porte que sur son auteur elle-même) ; comme le « bravitude » de Ségolène Royal*, elle pourrait cependant avoir rompu le charme médiatique dont bénéficiait Fleur Pellerin.
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* Voir La Petite phrase, p. 85.
Photo de Fleur Pellerin : Lionel Allorge, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-3.0
24 avril 2015
Le « je » de Ségolène Royal n’est pas celui de Charlie
Ségolène Royal ne cultive pas la modestie : en atteste un curieux florilège de citations établi sur
France TV info par Bastien Hugues voici quelques jours. Dernier témoignage en date, un entretien avec Sud Ouest, le 6 avril, dans lequel la ministre de l’Écologie déclarait : « Même si je voulais partir du gouvernement, on me demanderait de rester ». Les précédents ne manquaient pas, relève Bastien Hugues : « Vous trouverez rarement un leader politique qui se soit comporté avec autant de sens moral que moi », « Oui, j’ai inspiré Obama », « Non, je ne suis pas modeste »…
Ces formules ne sont pas passées inaperçues en leur temps. Pourtant, il serait difficile de les qualifier de petites phrases. Elles n’ont pas « imprimé ». Elles n’ont guère été reprises, citées sur le web, détournées, etc. En fait, les petites phrases très rarement construites sur le pronom « je ». Sauf exception : « Je suis Charlie » s’est imposé littéralement en quelques minutes. Mais Charlie n’est pas un personnage réel et la sémantique de cette petite phrase est à l’opposé de celle de la première personne du singulier. « Je suis Charlie » exprime une adhésion à un sentiment collectif, non pas le « je est un autre » de Rimbaud, mais je est tous les autres réunis dans un même sentiment d’indignation*.
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* Voir La Petite phrase, p. 228.
16 avril 2015
Paul Krugman dévalue les petites phrases
« Préparez-vous à une campagne de petites phrases et
de violence sans signification » (Get ready for a campaign of
soundbites and fury signifying nothing) assure Paul Krugman dans
son dernier article de blog sur PennLive. C’est même le titre du billet. Il
annonce que la campagne présidentielle américaine de 2016 ne nous apprendra
rien : « les deux partis sont tout à fait unifiés autour de leurs
grands thèmes politiques – et ces positions unifiées sont très éloignées l’une de
l’autre ».
Le prix Nobel d’économie 2008 ne craint-il pas de galvauder sa réputation par des considérations de Café du Commerce ? Car il passera de l’eau sous les ponts d’ici l’automne 2016. Mais dès aujourd’hui, évoquer des « petites phrases sans signification » apparaît comme un contresens. Une petite phrase signifie toujours quelque chose, si ce n’est pour celui qui la prononce, au moins pour celui qui la retient !
Photo : Paul Krugman au Commonwealth Club en 2012, photo Ed Ritger, CC Attribution 2 sur Flickr
Le prix Nobel d’économie 2008 ne craint-il pas de galvauder sa réputation par des considérations de Café du Commerce ? Car il passera de l’eau sous les ponts d’ici l’automne 2016. Mais dès aujourd’hui, évoquer des « petites phrases sans signification » apparaît comme un contresens. Une petite phrase signifie toujours quelque chose, si ce n’est pour celui qui la prononce, au moins pour celui qui la retient !
Photo : Paul Krugman au Commonwealth Club en 2012, photo Ed Ritger, CC Attribution 2 sur Flickr
09 avril 2015
« Yes we can! » : David Axelrod tire la couverture à lui
David M. Axelrod est très occupé.
Non seulement il pilote la campagne du leader travailliste Ed Miliband pour les
élections générales du 7 mai au Royaume-Uni, mais il assure aussi la promotion
de son livre de souvenirs Believer: My Forty Years In Politics, un pavé
de plus de 500 pages qui cartonne dans les librairies américaines. Et dont les
passages les plus remarqués concernent bien sûr l'élection de
Barack Obama en 2008.
Le spin doctor de Chicago s’entend à faire valoir ses clients ; à l’occasion, il sait aussi se mettre en avant personnellement. Voici ce qu’il écrit :
« ‘Yes we can.’ C’était le slogan que j’avais conçu pour la première annonce télévisée de la première campagne hasardeuse menée ensemble, juste huit ans plus tôt [en 2004], alors qu’Obama était un parlementaire local largement inconnu et sans beaucoup de moyens financiers, qui allait remporter un siège au Sénat des États-Unis. Et c’est devenu notre mantra quand, en 2007, il a rassemblé des millions d’Américains en faveur du changement. »
Le conseiller politique prend des libertés avec la vérité. Il est vrai que la première annonce télévisée d’Obama en 2004 s’achevait comme suit : « Ainsi, ils disent qu’on ne peut pas faire évoluer Washington ? Je suis Barack Obama, je suis candidat au Sénat des États-Unis et j’approuve ce message en disant, ‘Yes we can!’ » Mais qualifier ces trois mots de « slogan » (tagline) est excessif : ils ne figuraient pas dans les autres annonces de la campagne.
Mais c’est un détail : le « yes we can » de la campagne présidentielle est autrement important. À propos de ce mantra de 2007, David Axelrod mélange habilement « changement » et « yes we can ». En réalité, « yes we can » n’est pas apparu dans la campagne en 2007 mais très exactement le 8 janvier 2008, lors d’un discours prononcé au soir de la défaite d’Obama dans la primaire du New Hampshire*.
Barack Obama avait commencé sa campagne électorale en 2007 sur le thème « Change We Can Believe In » ‑un thème typiquement axelrodien par l’emploi du « we » plutôt que du « you » et du mot « believe » (Axelrod s’est toujours présenté comme un idéaliste – cf. le titre de son livre). La première annonce télévisée de la campagne d’Obama avait pour thème « We believe » et pas du tout « yes we can » ‑ or « croire » et « pouvoir » relèvent de sémantiques radicalement différentes.
Le « Yes we can » du 8 janvier 2008 ne paraît pas du tout prémédité. Peut-être Obama, ébranlé par sa défaite électorale imprévue, s’est-il inconsciemment rattaché à un thème qui avait contribué à sa victoire en 2004. En tout cas, la foule de ses supporters, en quête de remobilisation, s’en est immédiatement emparée, poussant Obama, en fin politicien, à le répéter plusieurs fois.
Et c’est là que David Axelrod a montré son génie. Immédiatement, il a fait de « yes we can » le thème majeur de la campagne, au point même de scotomiser la thématique précédente. La vidéo du discours du 8 janvier 2008 qu’il fait mettre en ligne est réalisée en plan serré sur le candidat. On entend ses paroles, on ne voit pas le décor, et c’est probablement délibéré. Mais il existe d’autres vidéos des discours de l'époque, avec un cadrage plus large. On y voit clairement le slogan affiché à cette date sur le lutrin d’Obama : « Change we can believe in ». Il est repris sur les pancartes brandies par de nombreux partisans.
Pourquoi David Axelrod biaise-t-il son récit ? On peut imaginer qu’il préfère se portraiturer en stratège plutôt qu’en opportuniste. Mais si le storytelling politique prend des libertés avec ce genre de détail, jusqu’où ira-t-il sur des sujets plus sérieux ?
* Voir La Petite phrase, p. 121.
Le spin doctor de Chicago s’entend à faire valoir ses clients ; à l’occasion, il sait aussi se mettre en avant personnellement. Voici ce qu’il écrit :
« ‘Yes we can.’ C’était le slogan que j’avais conçu pour la première annonce télévisée de la première campagne hasardeuse menée ensemble, juste huit ans plus tôt [en 2004], alors qu’Obama était un parlementaire local largement inconnu et sans beaucoup de moyens financiers, qui allait remporter un siège au Sénat des États-Unis. Et c’est devenu notre mantra quand, en 2007, il a rassemblé des millions d’Américains en faveur du changement. »
Le conseiller politique prend des libertés avec la vérité. Il est vrai que la première annonce télévisée d’Obama en 2004 s’achevait comme suit : « Ainsi, ils disent qu’on ne peut pas faire évoluer Washington ? Je suis Barack Obama, je suis candidat au Sénat des États-Unis et j’approuve ce message en disant, ‘Yes we can!’ » Mais qualifier ces trois mots de « slogan » (tagline) est excessif : ils ne figuraient pas dans les autres annonces de la campagne.
Mais c’est un détail : le « yes we can » de la campagne présidentielle est autrement important. À propos de ce mantra de 2007, David Axelrod mélange habilement « changement » et « yes we can ». En réalité, « yes we can » n’est pas apparu dans la campagne en 2007 mais très exactement le 8 janvier 2008, lors d’un discours prononcé au soir de la défaite d’Obama dans la primaire du New Hampshire*.
Barack Obama avait commencé sa campagne électorale en 2007 sur le thème « Change We Can Believe In » ‑un thème typiquement axelrodien par l’emploi du « we » plutôt que du « you » et du mot « believe » (Axelrod s’est toujours présenté comme un idéaliste – cf. le titre de son livre). La première annonce télévisée de la campagne d’Obama avait pour thème « We believe » et pas du tout « yes we can » ‑ or « croire » et « pouvoir » relèvent de sémantiques radicalement différentes.
Le « Yes we can » du 8 janvier 2008 ne paraît pas du tout prémédité. Peut-être Obama, ébranlé par sa défaite électorale imprévue, s’est-il inconsciemment rattaché à un thème qui avait contribué à sa victoire en 2004. En tout cas, la foule de ses supporters, en quête de remobilisation, s’en est immédiatement emparée, poussant Obama, en fin politicien, à le répéter plusieurs fois.
Et c’est là que David Axelrod a montré son génie. Immédiatement, il a fait de « yes we can » le thème majeur de la campagne, au point même de scotomiser la thématique précédente. La vidéo du discours du 8 janvier 2008 qu’il fait mettre en ligne est réalisée en plan serré sur le candidat. On entend ses paroles, on ne voit pas le décor, et c’est probablement délibéré. Mais il existe d’autres vidéos des discours de l'époque, avec un cadrage plus large. On y voit clairement le slogan affiché à cette date sur le lutrin d’Obama : « Change we can believe in ». Il est repris sur les pancartes brandies par de nombreux partisans.
Pourquoi David Axelrod biaise-t-il son récit ? On peut imaginer qu’il préfère se portraiturer en stratège plutôt qu’en opportuniste. Mais si le storytelling politique prend des libertés avec ce genre de détail, jusqu’où ira-t-il sur des sujets plus sérieux ?
___________En communicant de talent, David Axelrod soigne son récit. On a noté qu’il évoquait l’épisode de 2004 de manière rétrospective, afin de rattacher l’un à l’autre deux « yes we can » qui n’avaient pas grand chose à voir. Mais surtout, il a pris soin d’introduire dans son livre une petite anecdote complémentaire, histoire de se pousser du col habilement. Axelrod présente le projet de publicité télévisée de 2004 à Barack Obama. « Yes we can ? demande le candidat. N’est-ce pas un peu bateau ? » Michelle Obama assiste à la conversation. « Non, dit-elle, je trouve que c’est très bien. » Ainsi, le conseiller évite de trop se vanter et se fait appuyer virtuellement par Michelle Obama. Cette mise en valeur d’une remarque complètement banale est efficace : bon nombre de commentateurs de Believer: My Forty Years In Politics se sont focalisés sur cette anecdote.
* Voir La Petite phrase, p. 121.
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