Lors de la réunion préparatoire du G20 à Berlin, le 29 juin
2017, Emmanuel Macron a cité Michel Rocard. Selon le communiqué
officiel allemand, il a déclaré : « Michel Rocard hat in
Frankreich einmal gesagt: Man kann nicht die gesamte Misere der Welt auf sich
nehmen, aber jeder muss seinen Anteil übernehmen. » Ce qui en langue
rocardienne d’origine doit signifier : « Michel Rocard disait un
jour : La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde mais elle
doit en prendre sa part. » La presse française a peu relevé cette
déclaration. Il s’agit pourtant d’un marqueur politique.
« La France ne peut pas accueillir toute la misère
du monde », qui date de 1989, est assurément l’une des petites phrases
politiques les plus célèbres de la fin du 20e siècle[i].
À première vue, c’est un truisme. Selon la Banque mondiale, 767 millions de
personnes vivent dans une extrême pauvreté, dont la moitié en Afrique
subsaharienne. Les accueillir toutes propulserait la densité de la population
française au-delà de 1 240 personnes par km² : moins que Monaco, la
bande de Gaza ou le Vatican, mais bien plus que le Bangladesh. Pourquoi, alors,
cette simple évidence est-elle devenue petite phrase ?
Une petite phrase est ce qu’en fait le public
Sans doute parce que, reprise à droite et à
l’extrême-droite, elle a vite été comprise comme « halte à
l’immigration ! » voire comme « les immigrés
dehors ! ». Elle a pris un sens implicite qui n’était probablement pas
dans l’intention de son auteur : une petite phrase n’en fait qu’à sa tête – ou
plutôt elle est ce qu’en fait le public. Par contrecoup, la formule de Michel
Rocard, alors premier ministre de François Mitterrand, est devenue scandaleuse
à gauche. Dans Le Monde diplomatique, le journaliste Thomas Deltombe y a
vu une « tache indélébile », un exemple type de ces « ces
‘petites phrases’ compromettantes qui trottent dans toutes les têtes, et que
les journalistes — toujours prompts à jouer leur rôle de contre-pouvoir, comme
on sait… — aiment à rappeler. » La même petite phrase est appréciée
des uns et honnie des autres, dans les deux cas au nom d’une signification
qu’on lui prête au second degré. Ce qui dénote au minimum une césure
culturelle : il y a bien un « peuple de droite » et un
« peuple de gauche ».
Michel Rocard a tenté de redresser le tir. En 1996, il a
publié dans Le Monde une tribune libre intitulée : « La
France ne peut accueillir toute la misère du monde mais elle doit en prendre
fidèlement sa part ». Il y sous-entendait, dans une de ces
explications obscures dont il avait le secret, que sa déclaration, au « destin
imprévisible », avait été tronquée. Il a réitéré sa
tentative en 2009. Objectivement, les deux formules sont parfaitement
compatibles : l’une dit que la France ne peut accueillir 100 % de la
misère du monde, l’autre qu’elle doit en accueillir davantage que 0 %.
Subjectivement, elles sont radicalement différentes : l’une est comprise comme une condamnation de l’immigration, l’autre comme un plaidoyer pour l’accueil des migrants.
Division au sein de la gauche
Réécrire sa phrase d'origine était a priori une tentative baroque de la part de Michel Rocard. En effet, une
vidéo de l’INA permet à quiconque de vérifier ce qu'il a réellement dit. Et
pas seulement une fois puisqu’il a répété sa
phrase en janvier 1990 dans un discours officiel : « Je l'ai
déjà dit et je le réaffirme : " nous ne pouvons accueillir toute la misère
du monde " ».
Néanmoins, à cette époque où l’on ne parlait pas encore de fake news, beaucoup ont affecté de croire l’ancien premier ministre sur parole. Et même, note Thomas Deltombe, « on entendra de nombreux journalistes conspuer ceux qui osent reprendre la phrase rocardienne ‘hors de son contexte’ ». Au-delà de la presse, « la gauche reprend en chœur » la partie ajoutée de la phrase, indique Geoffroy Clavel dans le Huffington Post au lendemain de la mort de Michel Rocard, en juillet 2016.
Néanmoins, à cette époque où l’on ne parlait pas encore de fake news, beaucoup ont affecté de croire l’ancien premier ministre sur parole. Et même, note Thomas Deltombe, « on entendra de nombreux journalistes conspuer ceux qui osent reprendre la phrase rocardienne ‘hors de son contexte’ ». Au-delà de la presse, « la gauche reprend en chœur » la partie ajoutée de la phrase, indique Geoffroy Clavel dans le Huffington Post au lendemain de la mort de Michel Rocard, en juillet 2016.
Ce n’est pourtant pas totalement exact. Il est vrai que la
droite a continué à citer la petite phrase dans sa version d’origine, à
l’instar d’Alain Juppé
sur TF1 le 25 août 2015. Mais à la césure gauche/droite s’est ajoutée une
cassure à l’intérieur de la gauche entre ceux qui, voulant bien faire, font mine de croire à la rectification, et les adversaires de Michel Rocard pour
qui sa formule d’origine révélait la noirceur du personnage. C’est à gauche que
la tentative de transformation de la petite phrase a été le plus énergiquement
dénoncée, par exemple par
Pascal Riché dans Le Nouvel Observateur ou Juliette
Deborde dans Libération. Inversement, Michel Rocard est cité ainsi
qu’il le souhaitait par le
Dicocitations du Monde. Et donc désormais par le président de la
République.
[i] Voir Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 101-103.
Photo : Michel Rocard à la conférence du MEDEF 2008, par Olivier Ezratty via Wikipedia
Photo : Michel Rocard à la conférence du MEDEF 2008, par Olivier Ezratty via Wikipedia