Avant le cinquantième anniversaire de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République, on célébrera ce mois-ci celui de sa fameuse réplique : « Vous n’avez pas le monopole du cœur ».
Le 10 mai 1974, avant le deuxième tour de l’élection
présidentielle, VGE et François Mitterrand s’affrontent lors d’un débat
télévisé. Celui-ci passionne les médias et les milieux politiques. Ils ont en
tête le débat du 26 septembre 1960 entre John F. Kennedy et Richard Nixon qui,
à la surprise générale, a tourné à l’avantage du premier. Ce débat constitue une
« révolution dans la politique présidentielle américaine »[i],
assure Theodore White dans La Victoire de Kennedy ou comment on fait un
président (en anglais The Making of the President 1960), un best-seller
mondial qui a, dit-on, « transformé à jamais les campagnes
électorales »[ii].
L’expérience impressionne les milieux politiques à tel point
que plus aucun duel télévisé de ce genre n’aura lieu aux États-Unis avant 1976.
Le débat français de 1974 est donc en soi un événement considérable. Quatre
ménages français sur cinq possèdent déjà un téléviseur. Ils n’ont pas beaucoup
de choix : l’ORTF ne leur propose guère que deux chaînes de télévision, la
troisième est embryonnaire. Le débat présidentiel fait recette.
Un diagnostic presque unanime
Instruites par l’expérience américaine de 1960, les équipes des candidats se sont attachées à neutraliser les risques dus à l’aspect de leurs champions, François Mitterrand, politicien chevronné de la quatrième République, et Valéry Giscard d’Estaing, ancien ministre des Finances de Pompidou. Cependant, le danger n’est pas dans le doigté du barbier ou la couleur de la cravate. Avec insistance, le premier reproche au second les inégalités sociales :
‑ C’est une question
d’intelligence mais c’est aussi une affaire de cœur.
Regard noir de VGE :
‑ D’abord, je vais vous dire
quelque chose : je trouve toujours choquant et blessant de s’arroger le
monopole du cœur. Vous n’avez pas, M. Mitterrand, le monopole du cœur, vous ne
l’avez pas. J’ai un cœur, comme le vôtre, qui bat sa cadence et qui est le
mien. Vous n’avez pas le monopole du cœur !
‑ Sûrement pas, bredouille
Mitterrand.
« Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné
l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel[iii].
De nombreux experts – journalistes, politologues, politiciens, publicitaires,
historiens... – abondent dans ce sens. « Vous n’avez pas le monopole du
cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être,
Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la
Cinquième République », résume l’Institut national de l’audiovisuel (INA)[iv].
Rationnellement, l’hypothèse de la phrase qui fait
l’élection devrait faire sourire. Or elle semble admise presque sans
discussion. Jean-François Kahn, l’un des rares à la contester, ne peut que le
constater : « Pourquoi, nous explique-t-on, Giscard d'Estaing
l'a-t-il emporté en 1974 sur François Mitterrand ? A cause d'un clip dont il se
fit un pin's : "Vous n'avez pas le monopole du coeur. " […] Je
n'en crois évidemment pas un mot. Mais il est significatif que cette
appréhension, honteuse en vérité, d'un débat dit "de société", soit
devenue un lieu commun[v]. »
L'Institut national de l'audiovisuel (INA) cite largement la petite phrase de VGE |
Prise de bec sans politique
Sa réplique était une improvisation, affirme Valéry Giscard
d’Estaing. « Il n’y avait pas une douzaine de mecs pour lui fignoler la fameuse
petite phrase à servir chaud sur le plateau télé », badine Daniel Carton[viii].
Mais en tout état de cause, n’est-il pas stupéfiant que deux prétendants à la
présidence de la République puissent, ensemble, considérer posément qu’ils ont
été départagés par quelques mots, parfaitement anodins de surcroît ? Car,
bien entendu, tout citoyen a un cœur qui bat sa cadence sans être
présidentiable pour autant.
Et c’est peut-être, au fond, la principale leçon de « Vous n’avez pas le monopole du cœur » : le point saillant, voire déterminant, de ce débat entre candidats à la fonction suprême n’est pas du tout « politique ». Il n’est pas question de Constitution, de fiscalité ou de relations internationales mais d’une prise de bec entre deux individus. Celui qui l’emporte est celui qui cloue le bec à l’autre – ou qui lui arrache le cœur. Dans cette petite phrase politique, l’ethos joue un rôle majeur.
Michel Le Séac’h
[i]
Theodore H. White, The Making of the President 1960, New York, Pocket
Books, 1961, p. 335.
[ii]
Scott Porch, « The Book That Changed Campaigns Forever », Politico,
mai-juin 2015,
https://www.politico.com/magazine/story/2015/04/22/teddy-white-political-journalism-117090/
[iii]
Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p.
130.
[iv]
https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o,
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00017840/valery-giscard-d-estaing-vous-n-avez-pas-le-monopole-du-coeur
[v]
Jean-François Kahn, La Pensée unique, Fayard, 1995.
[vi]
Valéry Giscard d’Estaing, Le
Pouvoir et la vie, Paris, Cie 12, 2004.
[vii]
Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p.
130.
[viii]
Daniel Carton : « Bien entendu… c’est off » – Ce que les
journalistes politiques ne racontent jamais, Paris, Albin Michel, 2003.
2 commentaires:
J'ai beauoup de mal à croire que l'élection de Giscard s'est jouée sur sa phrase "vous n'avez pas le monopole du coeur" mais plutôt sur le fait que Mitterrand n'a pas su quoi répondre
Remarque fondée ! Elle rejoint mon dernier paragraphe : ce qui est décisif n'est pas la considération anatomique "moi aussi j'ai un coeur", c'est la prise de bec entre deux candidats. Comme dans un poulailler, un "pecking order" s'impose devant tous les téléspectateurs : l'un des candidats a visiblement pris le dessus. Une petite phrase contient un logos, un ethos et un pathos. Ici, le logos, la phrase elle-même, est assez anodin. Tout se joue sur l'ethos. MLS
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