23 juin 2021

« Il faut que tout change pour que rien ne change » : optimisation d’une petite phrase

En matière de petite phrase, la vox populi est plus forte que l’auteur d’origine. Elle est capable d’imposer une forme « parfaite » ‑ du moins une forme qui lui convient. « Il faut que tout change pour que rien ne change » en est témoin. Au croisement de la politique et de la culture, cette réplique culte tient assurément une place de choix. Sous une forme rimée, elle véhicule un sous-entendu puissant. Relativement consensuelle, elle ajoute un vernis culturel au populaire « Plus ça change, plus c’est la même chose ».

Chacun connaît ou croit connaître cette phrase issue du Guépard, le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1958) adapté au cinéma par Luchino Visconti (1963). L’action se déroule en Sicile en 1860, vers la fin du Risorgimento. Sous la pression de Garibaldi, l’île est fermement invitée à se joindre au mouvement d’unification de l’Italie. Don Fabrizio, prince Salina, observe les événements avec scepticisme. Son neveu Tancrède y participe avec enthousiasme. Loin de les opposer, pourtant, ils rapprochent les deux hommes. Tancrède représente un ordre futur qui se substituera à l’ordre passé, une nouvelle aristocratie qui remplacera l’ancienne : « Il faut que tout change pour que rien ne change », dit-il à son oncle.

Ainsi va le récit, du moins. Pourtant, même si référence expresse est faite au livre de Lampedusa et/ou au film de Visconti, la majorité des citations ‑ et elles sont nombreuses, notamment en politique – sont inexactes. Voici la phrase en V.O. italienne : « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi ! » Dans la version française du film, qui reprend la traduction du roman par Fanette Pézard, elle est rendue par : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout »

Le verdict populaire s’impose

Cette traduction semble assez fidèle à l’original. (La traduction automatique par Google donne « Si nous voulons que tout reste tel qu'il est, tout doit changer. ») Or le moteur de recherche de Google ne trouve aujourd’hui que 176 résultats pour « si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout » contre environ 13 500 pour « il faut que tout change pour que rien ne change » : il n’y a pas photo (1) ! On trouve aussi quelques autres formules minoritaires (« Si nous voulons que tout reste tel que c'est , il faut que tout change », etc.).

Or beaucoup des citations non conformes se trouvent dans des revues et des livres on ne peut plus sérieux, de Défaite interdite de Pierre Moscovici (Paris, Flammarion, 2011) à Dans un état critique d’Angelo Rinaldi (Paris, La Découverte, 2010).

Comment expliquer une déformation aussi massive ? On peut avancer deux ou trois hypothèses. D’abord, dans la traduction « fidèle », le doublement du « tout » est conforme à celui du « tutto » italien mais n’en a pas la sonorité. L’introduction d’une rime interne avec le doublement de « change » améliore la prosodie de la phrase. L’abandon du deuxième « tout » n’affaiblit pas celle-ci, au contraire, puisque « rien » lui apporte un contraste fort. Le verbe « changer » est en outre plus spécifique que le nom très commun « tout ». Enfin la suppression de « si nous voulons… », qui n’apporte aucune information, simplifie la phrase. Le conditionnel, d’ailleurs, n’est pas propice aux petites phrases. On ne pourrait citer beaucoup de phrases historiques commençant par « si » : la relation entre un peuple et son leader s’exprime au présent.

Alors, bien sûr, « il faut que tout change pour que rien ne change » ne signifie pas tout à fait la même chose que « si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout ». Mais l’important n’est pas ce qu’écrit Lampedusa ou ce que déclare Alain Delon en Tancrède devant la caméra de Visconti, c’est ce qu’en retient la postérité. Les petites phrases sont souvent façonnées par leur public. Emmanuel Macron et bien d’autres en ont fait l’expérience, pas toujours à leur avantage.

Michel Le Séac’h

(1) En anglais, la traduction originale d’Archibald Colquhoun, « If we want things to stay as they are, things will have to change », donne environ 9 120 résultats avec Google Search. « Change everything to not to change anything », environ 14 700 résultats, et « everything must change for everything to remain the same », 2 530 résultats.

Illustration : Luchino Visconti et Burt Lancaster sur le tournage du Guépard à Palerme en 1963, photo Manfredi Mazzè sous licence CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons

20 juin 2021

« Ce n’est plus le virus qui nous traque… » : une petite phrase qui a déjà trop servi

« Ce n’est plus le virus qui nous traque, c’est nous qui le traquons » : Ainsi s’exprimait Olivier Véran au micro de Sonia Mabrouk, sur Europe 1, le 26 juin 2020 (à 1:05 sur la vidéo ; texte intégral sur le site Vie Publique). Avec son balancement interne, cette petite phrase était de belle facture. Elle n’avait pourtant pas eu un retentissement considérable à l’époque. Question de contexte, sûrement. Sortis du confinement, les Français avaient d’autres idées en tête.

Peut-être déçu du peu d’impact de sa formule, le ministre de la Santé l’avait réitérée un mois plus tard, à deux jours d’intervalle, à l’occasion d’entretiens avec Le Soir puis avec Le Parisien. Là, il prenait un risque, car la tonalité héroïque de cette phrase n’était déjà plus de mise. « Derrière le propos guerrier pointe la fébrilité du gouvernement », soulignait Solveig Godeluck dans Les Échos. En effet, les contaminations avaient recommencé à progresser depuis trois semaines : la seconde vague de l’épidémie s’annonçait.

Les répétitions de cette phrase n’avaient pas marqué davantage que sa première apparition. Et en réalité, vu la suite des événements, le ministre avait tout lieu de s’en féliciter : il valait mieux rester dans l’obscurité que s’illustrer avec une formule démentie par les faits.

On comprend donc mal pourquoi, deux vagues épidémiques et 100 000 décès plus tard, Olivier Véran a tenu à réitérer encore une fois sa petite phrase aujourd’hui dans Le Journal du dimanche. Peut-être est-elle enfin vraie sur le fond, mais à quoi bon prendre le risque qu’on lui rappelle ses antécédents ?

Ce qui n’a pas manqué, bien entendu : la répétition a été vite repérée par des internautes et par les chaînes d’information en continu. Et le second degré de la petite phrase, qui aurait dû être « la France est en train de vaincre l’épidémie », devient quelque chose comme : « le ministre de la Santé se ridiculise ».


Michel Le Séac’h

Illustration : copie partielle d’écran Twitter

14 juin 2021

« Whatever it takes » n’est pas vraiment « Quoi qu’il en coûte »

À une question sur « Quoi qu’il en coûte », Google trouve aujourd’hui environ 325 000 résultats. La petite phrase d’Emmanuel Macron reste l’un des grands marqueurs de l’année 2020. Dans Le Figaro de ce matin, Jean-Pierre Robin revient utilement sur la comparaison fréquente – déjà faite ici – entre cette formule et celle de Mario Draghi, « Whatever it costs ». Il y a copie, confirme-t-il, mais il y voit une « erreur de traduction devenue piège politique ».


Les trois mots de Draghi, arrivés comme un cheveu sur la soupe dans un discours du 26 juillet 2012, « ont coupé court à toute attaque des marchés. Selon le principe de la dissuasion nucléaire – il suffit d’affirmer sa force pour ne pas avoir à s’en servir – l’euro a été sauvé sans que la BCE ait dû débourser le moindre crédit. »

Hélas, avec le « quoi qu’il en coûte » du 12 mars 2020, « c’est exactement l’inverse […] : il s’avère ruineux pour l’État et son efficacité reste discutable ». L’économiste montre même un soupçon de cruauté envers le président de la République : « Faute de trouver les mots justes pour persuader ses compatriotes à l’instar de Mario Draghi subjugant les marchés, Emmanuel Macron s’est cru obligé de faire tinter le tiroir-caisse, comme s’il achetait les consciences. »

Deux auteurs puissants, deux publics différents

Le plus important dans une petite phrase n’est pas son contenu : c’est son auteur. Des chercheurs allemands ont montré que « la réaction neurophysiologique au sens d’un message est immédiatement influencée par le statut social de l’orateur et sa capacité éventuelle à faire advenir l’état des affaires qu’il/elle décrit »[i]. Autrement dit, le cerveau des auditeurs d’un discours réagit différemment selon qu’il pense ou non que l’orateur a les moyens de ses déclarations.

Après son auteur, le plus important dans une petite phrase n’est toujours pas son contenu : c’est son public. Les financiers qui écoutaient Mario Draghi ont manifestement cru qu’il avait les moyens d’agir : ils se sont abstenus de spéculer contre l’euro. Zéro dépense pour la BCE. Les Français qui ont écouté Emmanuel Macron ne demandaient sans doute qu’à  croire qu’il avait les moyens d’agir – et que l’argent de l’État n’était pas le leur.

Deux formules identiques à la langue près, deux personnages crédibles vis-à-vis de leur électorat, et des effets radicalement opposés : l’ironie de l’histoire s’exprime parfois sous forme de petite phrase.

Michel Le Séac’h

Photo Mario Draghi (2011) : INSMMario Draghi, Präsident der Euopäischen Zentralbank über die Europäische Währungsunion und die Schuldenkrise. Wohin steuert Europa?, via FlickrCC BY-ND 2.0


[i] Ina Bornkessel-Schlesewsky, Sylvia Krauspenhaar et Matthias Schlesewsky, « Yes, You Can? A Speaker’s Potency to Act upon His Words Orchestrates Early Neural Responses to Message-Level Meaning », PLOS ONE 8(7), 24 juillet 2013, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0069173

06 juin 2021

Contre les petites phrases, Emmanuel Macron cultive les images

Emmanuel Macron en terrasse d’un café avec Jean Castex, Emmanuel Macron avec McFly et Carlito dans les jardins de l’Élysée, Emmanuel Macron au Rwanda et en Afrique du Sud pour parler génocide et vaccins, Emmanuel Macron à Saint-Cirq-Lapopie, Martel et Cahors pour serrer des mains… : depuis le 19 mai, quelque chose a changé dans la communication du président de la République. 

« Le chef de l’État fait le choix de la saturation médiatique », explique Arnaud Benedetti dans Le Figaro. Ce faisant, il « pousse le marketing politique à son point ultime », ajoute le professeur de Paris-Sorbonne. Cependant, il se peut que cette stratégie largement fondée sur l’image soit défensive plus encore qu’offensive.

Quand Emmanuel Macron parle, le risque est grand qu’une partie de l’opinion se focalise sur un extrait de ses propos, éventuellement arbitraire et marginal, à l’instar des « 66 millions de procureurs » en janvier dernier. Mais une petite phrase a besoin d’un peu de temps pour s’installer. Elle suit la courbe de diffusion de l’innovation proposée par Everett Rogers dans les années 1960 : innovateurs, premiers adoptants, majorité précoce, etc. 

L’orateur-innovateur imagine une formule, des leaders d’opinion la repèrent et la diffusent vers un public nombreux, et c’est alors qu’elle devient petite phrase… Le processus n’était sûrement pas bien différent quand Démosthène parlait sur l’Agora. L’internet l’a juste accéléré considérablement.

Un discours distancié et alambiqué avec soin

En donnant tous les jours ou presque quelque chose à montrer, Emmanuel Macron ne laisse pas le temps à chaque vague de se développer à partir de ses propos. Il propose chaque jour une actualité plus forte et plus visuelle qu’une petite phrase en développement. Sa parole n’a pas forcément changé. En comparant la Seine-Saint-Denis à la Californie (« Il ne manque que la mer pour faire la Californie ») dans un entretien avec Zadig, il s’est montré fidèle à une certaine veine et a pris un vrai risque. Mais la vague, même californienne, a vite été recouverte par une autre.

En l’occurrence celle de la visite du 27 mai au mémorial de Gisozi, qui commémore le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda en 1994. L’image était forte et le thème puissant. Ses discours à l’étranger sont souvent à risque pour Emmanuel Macron : au Danemark (les « Gaulois réfractaires »), en Algérie (« la colonisation est un crime contre l’humanité »), en Grèce (« je ne céderai rien devant les fainéants ») , etc. Mais le discours de Kigali, un chef-d’œuvre de littérature diplomatique, ne laissait guère de place à l’invention d’une petite phrase. Ce qui concernait directement la France était soit de l’ordre de l’évidence (« la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda ») soit distancié et alambiqué avec soin (« les tueurs qui hantaient les marais, les collines et les églises n’avaient pas le visage de la France »). Emmanuel Macron a eu la sagesse de ne pas dévier du texte qu’on lui avait préparé.

Martel subliminal ?

L’image a donc pris le pas sur le texte – le président blanc à masque noir en compagnie du président noir à masque blanc. Puis, après les photos institutionnelles d’Afrique australe, plongée immédiate dans la France profonde à Saint-Cirq-Lapopie (Lot), un village façon « force tranquille » de 1981, et à Cahors, avec un détour par Martel. Curieux détour, d’ailleurs : plus de 50 km à vol d’oiseau dans chaque sens alors que moins de 20 km séparent Saint-Cirq-Lapopie de Cahors. Serait-ce une main tendue subliminale aux lecteurs de Houellebecq ? Dans Soumission (près d’un million d’exemplaires vendus, tout de même), l’écrivain attribue la fondation du village à Charles Martel, qui y aurait vaincu les Arabes quelques années après la bataille de Poitiers.

Toujours est-il qu’à multiplier les images, Emmanuel Macron a pu échapper aux petites phrases. Y parviendra-t-il durablement sans lasser ni s’épuiser ?

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P.S. La gifle qui a visé le président à Tain-L'Hermitage, le 8 juin, ajoute une image remarquable aux précédentes !

Michel Le Séac’h

Graphique : Courbe d’adoption selon Everett Rogers par Jurgen Appelo, http://www.management30.com/, image Flickr, licence CC BY 2.0