08 juillet 2015

« Le traité de Versailles de la zone euro » : quand Emmanuel Macron s’essaie aux petites phrases

« Même si le non devait l'emporter, notre responsabilité sera de ne pas faire le traité de Versailles de la zone euro », a déclaré Emmanuel Macron dimanche dernier. Invité des Rencontres d’économie d’Aix-en-Provence, le ministre de l’Économie s’exprimait le jour même du référendum grec.

Une telle déclaration venant d’une telle personnalité à un tel moment n’est évidemment pas passée inaperçue. Elle a été reprise par une grande partie de la presse. Marquera-t-elle durablement ? Cette phrase d’une vingtaine de mots est trop longue pour faire une petite phrase. Elle sera raccourcie dans les mémoires. Elle l’est déjà dans les titres : pour Le Monde, « Macron met en garde contre un ‘traité de Versailles de la zone euro’ ».

Hélas, les formulations négatives (« ne pas faire ») sont souvent mal comprises. Ce qu’on retiendra vaguement est qu’Emmanuel Macron a parlé d’un « traité de Versailles de la zone euro ». Et cette analogie éveille un sentiment négatif ; John Maynard Keynes, dans Les Conséquences économiques de la paix, comparait le traité de Versailles à une « paix carthaginoise », c’est-à-dire la destruction de l’adversaire. Associer son nom à un concept désagréable n’est pas une bonne idée pour un homme politique.

Associer l’adversaire à un concept agréable ne l’est pas davantage. Le lendemain de sa déclaration sur la Grèce, Emmanuel Macron, à Marseille, affirmait que « le Front national est une forme de Syriza à la française ». Gros succès : la formule a fait titre pour La Provence, Libération, Le Point et plusieurs autres. « Syriza » est peut-être un gros mot pour le ministre de l’Économie, mais le succès de son référendum a conféré au parti grec une image de vainqueur. Le Front national devrait apprécier qu’un ministre la lui accole.

Manuel Valls trouve Emmanuel Macron trop « bavard », à en croire Le Canard enchaîné du 17 juin. Il risque de trouver aussi que la qualité ne rachète pas la quantité.

Michel Le Séac'h
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Photo d’Emmanuel Macron : OFFICIAL LEWEB PHOTOS, Flickr, cc-by-2.0.

06 juillet 2015

Le Grand prix de l’humour, cadeau encombrant pour Nicolas Sarkozy

La scène se passe il y a plus de vingt ans. Nicolas Sarkozy est alors un jeune ministre du Budget. Sans doute pour acquérir une image intellectuelle il vient de publier une biographie de Georges Mandel*. Le journaliste Bruno Masure l’a invité à présenter le livre dans son journal télévisé.

À la fin de l’entretien, Bruno Masure lâche une question qui se veut perfide :

-- Nicolas Sarkozy, votre livre, vous l’avez vraiment écrit vous-même ?

Sarkozy jette un regard gourmand vers la fiche que le journaliste tient en main, où figurent les questions préparée par ses assistants, et il répond :

-- Bruno Masure, mon livre, vous l’avez vraiment lu vous-même ?

Depuis lors, Nicolas Sarkozy s’est fait connaître davantage pour ses formules agressives que pour son humour. Mais il sait encore à l’occasion décocher des traits bien sentis. Et c’est ce qui lui a valu de recevoir le 30 juin le Grand prix 2015 du Press Club humour et politique, décerné par un jury trié sur le volet**.

« Pour désespérer de François Bayrou encore faudrait-il que j’aie un jour placé de l’espoir en lui », telle est la déclaration qui lui a valu cette distinction. Elle date du mois d’avril. Sarkozy répondait à une question (« Désespérez-vous de François Bayrou ? ») posée par le JDD.

Les mots d’esprit donnent rarement des petites phrases durables et répandues, a fortiori s’ils contiennent un nom propre. Sans le Press Club, cette formule de Nicolas Sarkozy aurait été vite oubliée. Répétée et répercutée, elle risque désormais de s’incruster pendant quelque temps dans la mémoire de François Bayrou et de ses amis. « C’était un humour, comme à l’habitude, extrêmement raffiné », a commenté François Bayrou lui-même sur RTL, enchaînant sur le mot des Guignols à propos de Sarkozy : « il a changé, en pire ».

Il est douteux que ces échanges facilitent les négociations à venir autour de l’élection présidentielle de 2017 entre les deux hommes politiques et leur entourage.
Michel Le Séac'h
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* Nicolas Sarkozy,Georges Mandel, le moine de la politique, Grasset, Paris 1994.
** Présidé par Jean Miot, il se composait d’André Bercoff, Isabelle Bourdet, Nicolas Charbonneau, Élisabeth Chavelet, Hubert Coudurier, Pierre Douglas, Frédéric Dumoulin, Olivier Galzi, Laurent Gerra, Anita Hausser, Olivier de Lagarde, Gérard Leclerc, Jacques Mailhot, Dominique de Montvalon, Philippe Reinhard et Dominique Verdeilhan.

Photo N. Sarkozy :  European People's Party - EPP Summit October 2010 via Wikipedia et Flickr, CC BY 2.0
Photo F. Bayrou : Antonin Borgeaud, Wikipedia, domaine public

À lire dans Le Figaro Magazine (numéro des 3 et 4 juillet) , une interview de Michel Le Séac’h par Patrice de Méritens à propos du livre La petite phrase.


03 juillet 2015

La « guerre de civilisation » de Manuel Valls : une petite phrase pour prendre date ?

Critiques, analyses et explications de texte se multiplient dans la presse depuis que Manuel Valls a employé l’expression « guerre de civilisation » au cours du Grand rendez-vous d’Europe 1, Le Monde et iTélé le 28 juin. Le Premier ministre lui-même est revenu sur ses propres paroles et divers responsables du Parti socialistes ont accouru à la rescousse : non, il ne pensait pas à une guerre entre l’islam et l’Occident, non il ne se référait pas au « choc des civilisations » de Samuel Huntington.

Fallait-il vraiment une mise au point ? D’emblée, Manuel Valls avait déclaré le 28 juin : « Cette ‘bataille’ se situe aussi, et c’est très important de le dire, au sein de l’islam. Entre d’un côté un islam aux valeurs humanistes, universelles et de l’autre un islamisme obscurantiste et totalitaire qui veut imposer sa vision à la société. […] Nous devons faire attention à ne pas créer des amalgames ».

Mais ces précautions rhétoriques ne jouaient pas à armes égales face à la formule « guerre de civilisation ». Celle-ci « préempte » l’attention des commentateurs – en particulier des journalistes et militants politiques de gauche. Elle fonctionne pour eux comme une petite phrase, évoquant en trois mots un univers qu’ils rejettent vivement ; le reste devient alors inaudible. Pis : l’image dure de Manuel Valls contribue peut-être à les pousser vers une interprétation « huntingtonienne ».

Des remous délibérément assumés

Manuel Valls a une solide expérience du phénomène. Il l’a déjà rencontré avec « la gauche peut mourir », « apartheid » ou « islamo-fascisme ». Or c’est un excellent orateur. L’hypothèse d’une simple imprudence de langage paraît hautement improbable. Le Premier ministre avait sûrement une idée de ce qui allait se passer. Et ça n’a pas manqué : les vifs débats suscités par sa petite phrase sont autant d’occasions de la répéter, donc de l’ancrer davantage dans la mémoire d’un public de plus en plus large.

Dans une intéressante analyse, la communicante Anne-Claire Ruel estime que la déclaration de Manuel Valls s’inscrit dans une « stratégie du clivage » visant à « reprendre la main sur le débat médiatique, tout en le politisant ». Il s’agit, estime-t-elle, d’une stratégie court-termiste. « Finie la bataille des idées, conclut-elle, aujourd'hui, ce sont les mots qui l'ont emporté et avec eux les raccourcis idéologiques déconnectés de l'Histoire, la grande, et du temps long. »

Pourtant, lors de son intervention, à plusieurs reprises, Manuel Valls avait pris soin de s’inscrire dans le long terme. « Nous vivons sous une menace terroriste majeure et cette menace terroriste va durer » déclarait-il dès les premières minutes de l’émission, répétant ensuite : « nous faisons face à un phénomène majeur et durable ». Sans aucun doute, le Premier ministre voit loin. Or si cette « guerre de civilisation » peut nuire à son image à gauche dans l’immédiat, elle peut aussi servir son action gouvernementale à moyen terme.

Objectif Élysée ?

La France a besoin de grands changements. Mais pour qu'une grande organisation se transforme, il ne suffit pas que le changement soit nécessaire, il faut aussi que ses membres en ressentent l’impérieuse nécessité : « pour obtenir une coopération indispensable, il est crucial d’instaurer un sentiment d’urgence »*. Et rien n’est aussi instructif qu’une crise réelle. Accréditer l’idée d’une « guerre de civilisation » pourrait faciliter la mise en œuvre de mesures normalement impopulaires (accroissement de la pression fiscale, restrictions des libertés publiques, etc.).

Au-delà de ses fonctions à l’hôtel Matignon, on soupçonne Manuel Valls de songer à l’élection présidentielle. Avec sa petite phrase, il pourrait bien avoir posé un jalon pour l’avenir**. La menace terroriste va durer, dit-il. Si de nouveaux attentats ont lieu, l’exaspération populaire risque de suivre une courbe exponentielle. Elle cherchera des responsables à sanctionner. Le cycle radicalisation islamique/rejet de l'islam pourrait s’emballer jusqu’au point où la « guerre de civilisation » n’aurait plus rien d’une métaphore. Le Premier ministre s’est ménagé la possibilité d’arriver à l'élection présidentielle en proclamant : « je l'avais bien dit ! ». Revers de la médaille : on connaît le sort traditionnellement réservé aux porteurs de mauvaises nouvelles…

Michel Le Séac'h
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* John Kotter, Leading Change, Harvard Business Review Press, Boston 2012, p. 37.
** Ce que connote le titre d’un article de Libération : « Le jour ou Manuel Valls parla de ‘guerre de civilisation’ ».

Photo © Rémi Jouan, CC-BY-SA, GNU Free Documentation License, Wikimedia Commons

02 juillet 2015

« …et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne »

Le sport est un domaine riche en petites phrases. Sur la plus haute marche du podium figure probablement celle-ci : « Le football est un sport qui se joue à onze contre onze et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne ». Elle a été prononcée par Gary Lineker, l’un des meilleurs buteurs anglais de tous les temps.

Les mots d’esprit ne sont pas des petites phrases : ils s’adressent à l’intelligence et ne « marquent » pas durablement*. Mais la formule de Lineker est davantage qu’un mot d’esprit. À l’époque, en 1990, l’Allemagne affichait un mental de vainqueur. Elle avait battu l’Angleterre en demi-finale avant d’écraser l’Argentine en finale. « Et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne » exprimait une réalité forte. 

Mais s’agissait-il d’un message défaitiste ? Une petite phrase prescrit une attitude ou un comportement, mais elle vise à favoriser la survie. Elle n’engage jamais à baisser les bras. Celle-ci ne tend-elle pas à décourager les équipes confrontées à l’Allemagne ? Peut-être, mais ce n’est pas ce qui en fait une petite phrase. Le vaste public qui l’a en tête ne contient sûrement qu’un petit nombre d’internationaux de football ! Il est formé de téléspectateurs… qui préfèrent « supporter » l’équipe victorieuse quand leur propre équipe nationale n’est plus en lice. Plus directement encore, « c’est l’Allemagne qui gagne » pouvait passer pour un conseil avisé auprès de la nation de parieurs qu’est l’Angleterre !

Comme souvent, la petite phrase a été optimisée par le public, au moins en VF. Lineker avait dit en réalité : « Le football est un sport simple, vingt-deux hommes courent derrière un ballon pendant 90 minutes et à la fin les Allemands gagnent toujours » (« Football is a simple game; 22 men chase a ball for 90 minutes and at the end, the Germans always win »). La suppression du ballon a simplifié la formule.

Michel Le Séac'h
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* Voir Michel Le Séac'h, La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 205.

Photo TottenhamFan, Flickr, CC licence 2.0

30 juin 2015

Charles Pasqua, prisonnier de ses petites phrases

Charles Pasqua disparu, saura-t-on jamais s’il a vraiment dit « les promesses n’engagent que ceux qui y croient »* ? Il ne l’a jamais démenti. Ni confirmé. Certains y voient en réalité une formule du radical Henri Queuille du temps de la IVe République.

Mais on retiendra de lui une formule mieux attestée : « Terroriser les terroristes ». Elle date de
l’automne 1986. Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur depuis peu et une série d’attentats venait de faire une dizaine de morts à Paris. Il avait découvert que la police n’avait ni les hommes, ni les renseignements nécessaires pour lutter contre les terroristes.

« À partir du moment où on n’a aucun moyen, il en reste un : il faut utiliser le verbe », a-t-il lui-même expliqué début 2015 dans un entretien avec La Chaîne parlementaire. Il n’est pas dit que les terroristes aient été réellement épouvantés. Mais la petite phrase a marqué. Elle avait tous les atouts pour cela :
  • le contenu : le doublement de la racine « terror », sonore et évocatrice,
  • le contexte : l’opinion était à cran, toute déclaration du ministre de l’Intérieur était largement répétée par les médias,
  • la culture ambiante : l’image publique de Charles Pasqua concordait avec la formule (qui aurait pu sembler grotesque dans la bouche d’un personnage considéré comme moins déterminé ou plus pondéré ; qu’on l’imagine prononcée aujourd’hui par Bernard Cazeneuve).
Dans le même ordre d’idées, une autre formule de Charles Pasqua a marqué : « la démocratie s’arrête là où commence l’intérêt de l’État ». Elle a contribué à lui donner une image d’homme à poigne peu respectueux de la légalité. Charles Pasqua jouait de cette image, assortissant souvent ses déclarations d’un sourire lourd de sous-entendus. Il l'a mise au service de ses fonctions de ministre de l’Intérieur. Mais il en a été la victime aussi : il s’est trouvé cantonné dans un personnage pas vraiment conforme à ses idées.

Charles Pasqua a fait l'apprentissage de l'illégalité en entrant dans la Résistance, puis en co-fondant le Service d’action civique (SAC) pour affronter par les armes l’OAS et les partisans de l’Algérie française. Il s’est souvent prononcé contre le racisme et l’antisémitisme (Patrick Gaubert, longtemps président de la LICRA, a été membre de son cabinet) et en faveur du droit du sol. Mais ses déclarations humanistes, peu reprises par la presse, n’ont jamais pu passer la barre de la cohérence cognitive : elles ne « cadraient » pas avec son image. Au contraire, quand il a évoqué des « valeurs communes » avec le Front national, l’opinion était disposée à croire ce qui n’était vraisemblablement qu’une manœuvre électoraliste. À force d’« utiliser le verbe », Charles Pasqua en est devenu le jouet.

Michel Le Séac'h
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Photo de Charles Pasqua en 1987 : Bundesarchiv, B 145 Bild-F076526-0027 / Engelbert Reineke / CC-BY-SA

29 juin 2015

« Si un ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal » : une petite phrase papale vouée à l'oubli ?

Le style de communication du pape François ne laisse pas indifférent : il parle volontiers par petites phrases. En matière de petites phrases comme de religion, il y a beaucoup d’appelées et peu d’élues, mais le souverain pontife choisit ses mots et ses circonstances de manière à obtenir un maximum de reprises dans les médias et les réseaux sociaux.

L’exemple vient de loin et de haut : Jésus pratiquait de même, et avec quel succès ! Collectées par les évangélistes, ses formules brèves émaillent les pages d’un best-seller mondial et sont répétées depuis près de deux millénaires. Quelques-unes d’entre elles ont une portée politique manifeste, en particulier « Rendez à César ce qui est à César » ‑ la phrase du Nouveau testament la plus souvent citée sur le web*.

Le 15 janvier 2015, le pape déclarait : « Si un ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal ». Vu les circonstances (le carnage de Charlie Hebdo avait eu lieu huit jours plus tôt), la phrase était… frappante. Les médias l’ont citée avec ensemble. Mais avec quelques mois de recul, il ne semble pas qu’elle ait durablement marqué les catholiques. Ils ont vite cessé de la reprendre sur le web et les réseaux sociaux.

Le pape n’a peut-être pas assez pris la mesure du désir de cohérence cognitive éprouvé par chacun de nous. Si ses petites phrases s’écartent trop des canons de sa religion, ses ouailles seront tentées de ne pas les entendre. François voulait probablement signifier que nul ne devait « parler mal » de la religion d’autrui. Mais ce message de respect était en conflit avec la violence implicite de ce coup de poing « normal », qui ne s’accordait pas à celui de l’évangile selon saint Matthieu : « si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la joue gauche ». Si une petite phrase le frappe par l’oreille droite, le public ne tendra  pas l’oreille gauche, la petite phrase ne sera pas pérennisée.

En revanche, la petite phrase pourrait bien avoir durablement marqué d’autres esprits, ressortissant d’une culture différente – ou peut-être d’une religion différente. On a remarqué par exemple l’usage qui en a été fait par le rappeur Booba, pour appuyer son commentaire à l’égard des collaborateurs de Charlie Hebdo : « T’as mal parlé, tu t’es fait plomber ». Ainsi, là où le pape cherchait à offrir aux uns un message de respect, il pourrait bien avoir inscrit chez d'autres une justification de la violence. Seul le public décide du destin d’une petite phrase, quelle que soit l’intention de son auteur.

Michel Le Séac'h
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* Voir Michel Le Séac'h, La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, Eyrolles, p. 64.

28 juin 2015

L’INA dresse le palmarès thématique des journaux télévisés depuis vingt ans

Le dernier numéro du bulletin d’analyse statistique de l’Institut national de l’audiovisuel (INA stat, n°38, juin 2015) dresse un intéressant baromètre thématique des journaux télévisés de 1995 à 2015. Pourquoi vingt ans ? Parce que le dépôt légal de la radio-télévision a été créé cette année-là. Au cours de cette période, 620.917 sujets ont été diffusés en prime time par les chaînes historiques (TF1, France 2, France 3, Canal+, Arte et M6).

Malgré les bouleversements de toutes sortes intervenus en vingt ans dans la société comme dans l’offre et la demande d’information, « l’ancrage et la stabilité du JT dans la programmation des chaînes sont manifestes », note l’INA. En particulier, deux thèmes dominent les journaux de la tête et des épaules : l’International et les Faits de société. Le thème Politique française vient nettement derrière : environ 8 % de l’offre totale d’information, à égalité avec le Sport.

Ces statistiques ne permettent pas d’évaluer l’évolution de la place accordée aux petites phrases. Elle n’obéit sans doute pas à un souci de brièveté : la durée des journaux et des sujets aurait plutôt tendance à augmenter. Le palmarès de l’INA porte aussi sur les personnalités présentes dans les JT. En nombre absolu d’apparitions, Nicolas Sarkozy vient en tête sur toutes les chaînes. Mais François Hollande le suit à peu de distance, c’est-à-dire que, ramenée à la durée de leur exercice présidentiel à ce jour, sa présence est supérieure à celle de son prédécesseur. Du côté des personnalités étrangères, George W. Bush et Barack Obama dominent le classement… sauf sur la chaîne franco-allemande Arte où Angela Merkel et Gerhard Schröder les devancent.

Reste à noter que le comptage ne recense que la quantité d’apparitions, non leur qualité !

26 juin 2015

Le silence, remède aux petites phrases pour Manohar Parrikar

« Kante se kanta nikalna » : Manohar Parrikar, ministre de la Défense indien, ne parvient pas à se débarrasser cette petite phrase en hindi prononcée fin mai. Elle signifie littéralement « ôter une écharde avec une écharde » mais, dans le contexte, il s’agissait de neutraliser le terrorisme par le terrorisme. On note la répétition interne kante/kanta, favorable à la naissance d’une petite phrase, renforcée par une assonance (répétition du « a »).

Ces propos prononcés par un personnage en vue sur une grande chaîne de télévision, Aaj Tak, avaient toutes les chances d’être largement diffusés. Et toutes les chances aussi de marquer, puisque le problème du terrorisme inquiète les Indiens. Mais ils rappelaient de mauvais souvenirs, les opérations anti-terroristes clandestines menées dans les années 1990, et ils ont irrité le Pakistan, refuge des terroristes visés par M. Parrikar.

Ce dernier s’est empressé de faire en partie machine arrière, assurant dans les jours suivants que neutraliser les terroristes ne signifiait pas forcément les tuer. Mais la presse n’a pas tenu quitte un ministre qui a aussi déclaré « on n’entretient pas une armée de 1,3 millions d’hommes pour prêcher la paix ». Depuis un mois, chaque fois qu’il rencontre un journaliste, Manohar Parrikar est systématiquement interrogé sur l’achat de Rafale français… et sur sa petite phrase. Et quoi qu’il dise, ses réponses sont prises en mauvaise part. « Dès que je m’exprime, les gens se mettent à chercher des choses », s’est-il plaint.

En désespoir de cause, il a annoncé samedi dernier qu'il allait se soumettre à un traitement radical : l'amputation de parole. Il ne parlera plus à la presse pendant six mois.

Photo Joel's Goa Pics, Flickr, cc-by-sa-2.0

25 juin 2015

Non, Philippe Labro, la petite phrase n’est pas si simple

« Nous vivons dans un monde où le simple mot, la simple petite phrase semblent peser plus lourd qu’un long et grand discours », écrivait Philippe Labro sur DirectMatin voici quelques jours. C’est sûrement vrai, mais les petites phrases sont-elles vraiment si simples ? Comme le dit l’écrivain, elles « définissent parfois un homme politique ou résument un moment de l’Histoire » : pour parvenir à un tel degré de concentration, elles ont nécessairement suivi un processus de distillation – celui que j’ai essayé de décrire dans La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? .

« Il est vrai que ce sont les grands événements qui les transforment en légendes », dit Philippe Labro de formules comme « la France a perdu une bataille mais la France n’a pas perdu la guerre » ou « Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur ». Cela ne dit pas pourquoi ces phrases-là ont été retenues alors que tant d’autres prononcées elles aussi pendant la Seconde guerre mondiale se sont perdues.

À propos de la phrase de Churchill, Philippe Labro a tenu à rappeler les mots exacts prononcés par le Premier ministre britannique. Mais le moteur de recherche Google trouve « du sang, de la sueur et des larmes » presque cinq fois plus souvent que « du sang, de la peine, des larmes et de la sueur »*. La postérité a spontanément reformulé la petite phrase, elle a éliminé l’intrus conceptuel (la peine, qui n’est pas un liquide biologique) et réordonné les mots pour mettre en valeur une allitération en « S ». Cela pour la version française. Phénomène remarquable, il en va de même en anglais : l’écart est du même ordre entre « blood, toil, tears and sweat » et « blood, sweat and tears ». Cette mutation confirme que le processus mémoriel n’est assurément pas si « simple » !

Michel Le Séac'h
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* Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? , p. 74

Photo Philippe Labro : Thesupermat, Wikimédia France

24 juin 2015

« Fuite d’eau » (ter) : Sarkozy déjà diabolisé ?

Pour qu’une petite phrase prononcée soit propagée au point de proliférer et de s’inscrire dans un grand nombre de cerveaux, il faut un alignement entre trois « C » : son contenu, son contexte (qui la prononce, dans quelles circonstances, etc.) et la culture de son public. Cet alignement n’est pas à sens unique : la culture peut retentir sur le contenu.

On le voit avec la « fuite d’eau » de Nicolas Sarkozy, une petite phrase pas dite mais entendue quand même et qui n'est probablement pas le fruit du hasard. Ce qui a été propagé par les médias et le web et retenu par le public n’est pas ce qu’il a dit mais ce qu’on attendait qu’il dît. Sa formule médisante à l’égard de la Commission européenne a été perçue comme méprisante pour les immigrés. À défaut d’être exacte, la « fuite d’eau » était plausible. Ne rappelait-elle pas certain « Kärcher » ?

« La gauche aimerait réussir une opération de "diabolisation" de l'ancien président », estime Guillaume Tabard dans Le Figaro. C’est pourquoi François Hollande se serait emparé de l’affaire, invitant Nicolas Sarkozy à la « maîtrise ». Mais si la version diffusée était plausible, c’est parce qu’elle s’accordait avec l’image de l’ancien président auprès d’une partie du public. La diabolisation est déjà là ! Il ne s’agit plus de la « réussir », simplement de l’entretenir et de l'exploiter.

Nicolas Sarkozy le sait certainement. Il sait aussi que la dédiabolisation est une voie délicate : qui fait l’ange fait la bête. Mais pourquoi aller en rajouter avec une formule qui risquait de mal tourner – et qui, de fait, a mal tourné ? Le Malin se serait-il à ce point emparé de lui ? Plus probablement, il se dit que la majorité des électeurs, lassée de l’angélisme, est désormais prête à aller voir si l’enfer mérite sa mauvaise réputation.

Michel Le Séac'h
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