Critiques, analyses et explications de texte se multiplient
dans la presse depuis que Manuel Valls a employé l’expression « guerre
de civilisation » au cours du Grand rendez-vous d’Europe 1, Le Monde
et iTélé le 28 juin. Le Premier ministre lui-même est revenu sur ses propres
paroles et divers responsables du Parti socialistes ont accouru à la
rescousse : non, il ne pensait pas à une guerre entre l’islam et l’Occident,
non il ne se référait pas au « choc des civilisations » de
Samuel Huntington.
Fallait-il vraiment une mise au point ? D’emblée,
Manuel Valls avait déclaré le 28 juin : « Cette ‘bataille’ se
situe aussi, et c’est très important de le dire, au sein de l’islam. Entre d’un
côté un islam aux valeurs humanistes, universelles et de l’autre un islamisme
obscurantiste et totalitaire qui veut imposer sa vision à la société. […]
Nous devons faire attention à ne pas créer des amalgames ».
Mais ces précautions rhétoriques ne jouaient pas à armes
égales face à la formule « guerre de civilisation ». Celle-ci
« préempte » l’attention des commentateurs – en particulier des
journalistes et militants politiques de gauche. Elle fonctionne pour eux comme
une petite phrase, évoquant en trois mots un univers qu’ils rejettent
vivement ; le reste devient alors inaudible. Pis : l’image dure de
Manuel Valls contribue peut-être à les pousser vers une interprétation
« huntingtonienne ».
Des remous délibérément assumés
Manuel Valls a une solide expérience du phénomène. Il l’a
déjà rencontré avec « la
gauche peut mourir », « apartheid » ou « islamo-fascisme ».
Or c’est un excellent orateur. L’hypothèse
d’une simple imprudence de langage paraît hautement improbable. Le Premier
ministre avait sûrement une idée de ce qui allait se passer. Et ça n’a pas
manqué : les vifs débats suscités par sa petite phrase sont autant d’occasions
de la répéter, donc de l’ancrer davantage dans la mémoire d’un public de plus
en plus large.
Dans une
intéressante analyse, la communicante Anne-Claire Ruel estime que la
déclaration de Manuel Valls s’inscrit dans une « stratégie du
clivage » visant à « reprendre la main sur le débat
médiatique, tout en le politisant ». Il s’agit, estime-t-elle, d’une
stratégie court-termiste. « Finie la bataille des idées,
conclut-elle, aujourd'hui, ce sont les mots qui l'ont emporté et avec eux
les raccourcis idéologiques déconnectés de l'Histoire, la grande, et du temps
long. »
Pourtant, lors de son intervention, à plusieurs reprises, Manuel Valls avait pris soin de
s’inscrire dans le long terme. « Nous vivons sous
une menace terroriste majeure et cette menace terroriste va durer »
déclarait-il dès les premières minutes de l’émission, répétant ensuite : « nous faisons face à un phénomène majeur et
durable ». Sans aucun doute, le Premier ministre voit loin. Or si cette
« guerre de civilisation » peut nuire à son image à gauche
dans l’immédiat, elle peut aussi servir son action gouvernementale à moyen terme.
Objectif Élysée ?
La France a besoin de grands changements.
Mais pour qu'une grande organisation se transforme, il ne suffit pas que le changement soit nécessaire, il faut aussi que ses membres en ressentent l’impérieuse nécessité : « pour obtenir une coopération indispensable, il est
crucial d’instaurer un sentiment d’urgence »*. Et rien n’est aussi
instructif qu’une crise réelle. Accréditer l’idée d’une « guerre de
civilisation » pourrait faciliter la mise en œuvre de mesures
normalement impopulaires (accroissement de la pression fiscale, restrictions
des libertés publiques, etc.).
Au-delà de ses fonctions à l’hôtel Matignon, on soupçonne
Manuel Valls de songer à l’élection présidentielle. Avec sa petite phrase, il
pourrait bien avoir posé un jalon pour l’avenir**. La menace terroriste va
durer, dit-il. Si de nouveaux attentats ont lieu, l’exaspération populaire risque de
suivre une courbe exponentielle. Elle cherchera des responsables à sanctionner.
Le cycle radicalisation islamique/rejet de l'islam pourrait s’emballer jusqu’au
point où la « guerre de civilisation » n’aurait plus rien
d’une métaphore. Le Premier ministre s’est ménagé la possibilité d’arriver à
l'élection présidentielle en proclamant : « je l'avais bien
dit ! ». Revers de la médaille : on connaît le sort traditionnellement
réservé aux porteurs de mauvaises nouvelles…
Michel Le Séac'h
_____________
* John Kotter, Leading Change, Harvard Business
Review Press, Boston 2012, p. 37.
** Ce que connote le titre d’un article de Libération :
« Le
jour ou Manuel Valls parla de ‘guerre de civilisation’ ».
Photo © Rémi Jouan, CC-BY-SA,
GNU Free Documentation License,
Wikimedia
Commons
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