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05 mai 2025

De la descendance des petites phrases

La durée de vie utile d’une petite phrase est généralement brève. Nancy Freeman Regalado, professeur émérite à New York University, l’a parfaitement exprimé :

« La petite phrase politique naît d'une circonstance et finit le plus souvent avec elle. Rien de plus éphémère que la petite phrase politique : elle ne dure pas comme la locution, création anonyme d'usage courant ; son autorité ne s'accroît pas avec le temps et la répétition comme celle du proverbe. Passagère comme le slogan, elle n'est pas forcément créée pour porter un programme politique. Elle est révélatrice cependant des grandes questions qui occupent les esprits à un moment particulier : elle exprime une mentalité ; elle peut menacer un pouvoir, faire crouler un régime. Mais, à moins de devenir un "mot historique"[…], la petite phrase du moment passe avec son temps.[i] » 

Nancy Freeman Regalado n’est pourtant professeur ni de sciences du langage ni de sciences politiques : c’est une spécialiste mondialement reconnue de la littérature médiévale[ii] ! Le passage ci-dessus est extrait d’un article en français dans lequel elle étudie « une petite phrase à résonance politique, qui semble avoir eu cours dans les couloirs du palais de Philippe le Bel, […] entre les pages de cinq textes datant de 1313 à 1359 : "Porchier mieus estre ameroie que Fauvel torchier" » (mieux vaut être porcher que servir Fauvel ‑ un mauvais maître).


Le cas n’est pas unique. Le linguiste suisse André Burger (1896-1985) a de son côté étudié un passage de la Chanson de Roland où Ganelon « ne répond que par une petite phrase, Veir dites, jol sai bien, qui, sous son apparence banale, est chargée d'un sens terrible »[iii]. Des petites phrases au Moyen-âge, bien avant la radio-télévision et les campagnes électorales modernes ? L’anachronisme apparent paraît tout aussi délibéré que sous la plume de Patrick Brasart, spécialiste de la littérature du 18e siècle à Paris 8, auteur de la première publication académique en français explicitement consacrée aux petites phrases : « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) » [iv]. Autrement dit, si la locution « petite phrase » est contemporaine, la microrhétorique est de tous les temps.

Comme le souligne Mme Freeman Regalado, la petite phrase est « révélatrice des grandes questions qui occupent les esprits à un moment particulier ». Autrement dit, elle correspond au pathos d’un public à un certain moment. Or le temps passe : les contextes évoluent, les actualités s’enchaînent, une polémique chasse l’autre. Dans les sociétés démocratiques, la noria des leaders et des élections appellent un flux constant de déclarations. Les médias audiovisuels et l’internet favorisent cette tendance. Le sort naturel de la petite phrase est l’oubli. L’être humain est un « avare cognitif », selon l’expression de Susan T. Fiske et Shelley E. Taylor. Il se passe tant de chose autour de nous que nous devons nous en remettre à des raccourcis, en politique comme dans les autres domaines de la vie, et que nous nous en débarrassons quand il ne nous est plus utile de les connaître.

Cependant, note expressément Nancy Freeman Regalado, une petite phrase peut se transformer en « mot historique ». Elle en donne comme exemple « le mot qu'on attribue à Marie-Antoinette en 1789 ‑ "Qu'on leur donne donc de la brioche !" » ‑ et l’on pourrait songer aussi bien à des mots attribués à Louis XIV (« l’État c’est moi »), à Henri IV (« Ralliez-vous à mon panache blanc ») ou même à Jésus (« Rendez à César ce qui est à César »). 

Le mot historique n’est d’ailleurs pas la seule descendance possible des petites phrases. Les plus fortes d’entre elles peuvent muter vers d’autres formes de phrases sans texte : maximes, aphorismes, sentences, dictons, proverbes, adages, lieux communs, etc. Leur logos demeure mais leur ethos s’estompe : l’identité de leur auteur devient moins significative. C’est le cas par exemple pour des quasi-dictons comme « Il faut savoir terminer une grève », « Si c’est flou, il y a un loup » et même « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».

M.L.S.

Illustration : Philippe le Bel entouré de sa cour en 1286, par Jean Fouquet.


[i] Nancy Freeman Regalado, « Le porcher au palais : Kalila et Dimma, le Roman de Fauvel, Machaut et Boccace », Études littéraires, vol. 31, n°2, hiver 1999, https://id.erudit.org/iderudit/501238ar, consulté le 20 octobre 2023.
[ii] Voir Eglal Doss-Quinby, Roberta L. Krueger et E. Jane Burns, dir., Cultural Performances in Medieval France: Essays in Honor of Nancy Freeman Regalado, Boydell & Brewer, 2007, https://www.jstor.org/stable/10.7722/j.ctt169wfdd
[iii] André Burger, « Les deux scènes du cor dans la Chanson de Roland », in La Technique littéraire des chansons de geste, Librairie Droz, 1959, p. 115. Voir aussi André Burger, « Le rire de Roland », Cahiers de Civilisation médiévale, année 1960, 3-9, p. 2-11.
[iv] Patrick Brasart, « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) ». Mots, septembre 1994, n°40, p. 106-112.