Au chapitre des petites phrases militaires, le mot de
Cambronne figure en première ligne. Il y aura 200 ans jeudi, à Waterloo, vers
les neuf heures du soir, le dernier carré de la garde impériale s’apprêtait à
mourir héroïquement. Déterminés à en finir, les Anglais chargent leurs canons. Un
officier hèle le général Pierre Cambronne, qui commande les Français :
« Pour la dernière fois, rendez-vous ! »
On sait ce que Cambronne répond.
Ou plutôt, on ne sait pas. Le lendemain de la bataille,
Michel-Nicolas de Rougemont publie un récit de celle-ci dans
L’Indépendant.
Cambronne, selon lui, aurait noblement répondu :
« La garde meurt
mais ne se rend pas ! ». Cette version vite célèbre est tout aussi vite contestée.
« On cause peu au bruit continu du canon, on se bat, on
meurt sans discourir », note par exemple un lecteur de la
Revue
Rétrospective. Le principal intéressé lui-même dément à plusieurs reprises
la phrase qu’on lui prête.
« Tout Paris a pu savoir, de la bouche du
général Cambronne, qu'il avait appris cette exclamation monumentale (La garde
meurt, mais elle ne se rend pas !) par la Gazette
, et qu'il ne se
souvenait nullement d'avoir rien dit qui en approchât », relate le
Journal
des Débats le 16 décembre 1818.
La polémique durera pendant plus de vingt ans. Elle
culminera en 1842. Cambronne s’est retiré à Nantes, où il est né en 1770. À sa
mort, la ville décide de lui élever une statue dont le socle portera la formule
célèbre. La famille du général Michel, autre prétendant au mot historique,
présumé tué à Waterloo, la traîne alors en justice et produit sans mal de
nombreux témoignages prouvant que Cambronne n’a pas dit
« la garde meurt
mais ne se rend pas ».
Qu’a-t-il dit, alors ? Depuis 1815, on évoque une
réponse plus gaillarde, qu’on évite d’écrire en toutes lettres : comme le
montre le graphique ci-dessous établi par Google Ngram Viewer, le mot en M
est presque proscrit de l’édition française jusque dans les années 1960. On
ne le désigne que par d’habiles périphrases. Dont la plus courante est bien sûr
« le mot de Cambronne ».
Ce sentiment est bien exprimé par le commentaire suivant
paru en 1843 dans
Encyclopédiana, recueil d'anecdotes anciennes, modernes et
contemporaines :
« Ceux qui triomphent,
par exemple, en affirmant que Cambronne n'a pas dit à Waterloo : "La garde
meurt, elle ne se rend pas !" triomphent de bien peu de chose ; car ils
avouent en même temps que Cambronne a dit, au lieu de ce qu'on lui fait dire,
un mot très-malpropre il est vrai, mais signifiant absolument la même chose.
L'histoire ne pouvait recueillir ce mot, elle l'a traduit. En le traduisant
elle l'a rendu plus décent et moins vraisemblable. »
En 1845, après un arrêt du Conseil d’État qui refuse d'examiner l'affaire sur le fond, celle-ci cesse d'intéresser.
« La garde meurt mais ne se rend pas » était une noble formule, comme une sorte de
« tout est perdu fors l'honneur » napoléonien ;
« merde » n'est qu'une grossièreté de soudard, il vaut mieux l'oublier. Du moins jusqu’en 1862. Cette année-là paraît
Cosette, tome II des
Misérables. Victor Hugo
y brosse un tableau saisissant de la bataille de Waterloo, dont il raconte
ainsi l’issue :
« Alors,
ému, tenant la minute suprême
suspendue au-dessus de ces hommes, un général anglais, Colville selon les uns,
Maitland selon les autres, leur cria : Braves français, rendez-vous !
Cambronne répondit : Merde ! »
Hugo, l'homme qui change le sens des mots et le sort des batailles
Victor Hugo, on le sait, calculait avec soin ses propres
petites phrases*. Et il était très capable de prendre des libertés avec la
vérité ‑ qu'on songe à la ville de Jérimadeth. Son récit de Waterloo n’est pas d’une totale fiabilité historique.
Cambronne lui-même y est qualifié d’
« officier obscur ».
C’était pourtant un héros des guerres napoléoniennes, anobli par l’empereur en
1810, nommé commandant militaire de l’île d’Elbe en 1812 puis major de la
Garde impériale et membre de la Chambre des pairs pendant les Cent-Jours. Mais
grâce à sa grandiose mise en scène par Hugo, le mot de Cambronne acquiert d'un coup un
éclat nouveau.
Tel est bien l’effet recherché par Hugo, qui insiste :
« L’homme
qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est
Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. […]
Cambronne trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l’Isle trouve la
Marseillaise, par visitation du souffle d’en haut. » Et cette revanche
morale sur Wellington, proclamée en 1862 par un Victor Hugo au sommet de sa gloire, quoique en exil, ne
pouvait que flatter l’opinion.
Une telle héroïsation du mot n’était pas du tout acquise
d’avance.
« Alors que merde
est souvent utilisé pour exprimer la
déception, le mécontentement voire la peur, Hugo interprète l’exclamation de
Cambronne comme un cri de résistance courageux », note un spécialiste
américain de la littérature française, le professeur Brian Martin**. Il fallait
l’audace et la puissance d’un Hugo, plébiscité par le peuple lecteur, pour
imposer le mot de Cambronne comme une formule héroïque qu’il est légitime
d’afficher en toutes lettres. C’est Cambronne qui a dit
« merde ! »,
c’est Victor Hugo qui en a fait une petite phrase.
Michel Le Séac'h
________________
*
Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 139.
**
Napoleonic Friendship: Military Fraternity, Intimacy, and
Sexuality in Nineteenth-century France, Lebanon, NH, UPNE, 2011. Brian
Martin esquisse un rapprochement entre le « shit! » de Cambronne et le nom
Waterloo, qui commence comme water-closet et finit par loo (en
anglais « petit coin ») ! Le nom « bataille de
Waterloo » a été imposé par Wellington alors que les combats n’ont pas eu
lieu à Waterloo même.
Voir aussi :