Malgré sa
longue carrière politique (plus jeune député de France à 27 ans, six fois
ministre) et ses cinq ans à Matignon, François Fillon reste mal connu. En voici
un symptôme clair : les petites phrases qui lui sont attachées sont rares.
Une petite phrase est souvent perçue par le public comme
descriptive de son auteur. Surtout quand elle est négative. Le « casse-toi
pauv’ con » de Nicolas Sarkozy, le « droit dans mes
bottes » d’Alain Juppé en sont des exemples. Elles résument un
portrait à la manière d’une caricature. Un homme qui n’est pas caricaturé est
en déficit d’image (on note que François Fillon est rarement représenté par des
images satiriques[1] et que
certains l’ont surnommé « Mister Nobody »).
À l’actif de l’ancien premier
ministre, en fait, on relève une seule petite phrase répandue : « Je
suis à la tête d’un État en faillite ». Selon un phénomène classique,
elle a été réduite à sa plus simple expression puisque la déclaration exacte de François
Fillon est celle-ci : « Je suis à la tête d'un État qui est en
situation de faillite sur le plan financier, je suis à la tête d'un État qui
est depuis quinze ans en déficit chronique, je suis à la tête d'un État qui n'a
jamais voté un budget en équilibre depuis vingt-cinq ans, ça ne peut pas durer. »
« En faillite » résume de manière efficiente la formule « qui
est en situation de faillite sur le plan financier », mais aussi le
déficit chronique et le déséquilibre budgétaire. Sur l’internet, « Je
suis à la tête d’un État en faillite » est presque vingt fois plus
fréquent que « Je suis à la tête d’un État qui est en situation de
faillite sur le plan financier » et à peu près quatre fois plus
fréquent que les formules partiellement raccourcies « Je suis à la tête
d’un État en situation de faillite » ou « Je suis à la tête
d’un État qui est en faillite ».
On note que la version d’origine comprend une anaphore,
figure de style consistant à répéter plusieurs fois le même mot ou groupe de
mots. Mais ce n’est pas elle qui a été retenue.
Le message de la petite phrase est dans la « faillite » et non
dans la fonction occupée alors par François Fillon. Sémantiquement parlant, « Je
suis à la tête d’un État » n’est pas comparable au « Moi
président » de François Hollande[2],
et encore moins au « I have a dream » de Martin Luther King[3].
Il n’est pas impossible cependant que l’anaphore ait contribué à attirer
l’attention de la presse et à déclencher le processus de répétition qui a
répandu la petite phrase.
Le fruit (défendu) des circonstances ?
Quant aux motivations de François Fillon, le doute demeure.
Que la situation des finances publiques ait été désastreuse, c’était un secret de polichinelle. Mais était-il politiquement correct de le dire ? En déplacement
à Calvi le 21 septembre 2007, quatre mois après sa nomination à Matignon, le
premier ministre animait un déjeuner en plein air. Voici l’épisode tel que
relaté par son proche collaborateur Jean de Boishuë :
« Journalistes, notables,
élus, agriculteurs, syndicalistes présents, déjà pas mal nourris au petit rosé,
n'en croyaient ni leurs oreilles, ni leurs notes. Tous se demandaient quelle
mouche avait piqué le toujours prudent François Fillon. Sur le coup, lui aussi.
Inquiet, il se pencha vers moi : "j'ai un peu poussé, non ? " »[4]
Il paraît peu probable que la formule ait été préparée à
l’avance. D’autant qu’elle rappelait un précédent fâcheux. « L’État ne
peut pas tout », avait déclaré Lionel Jospin, alors premier ministre.
Beaucoup y ont vu la source de son échec électoral en 2002. Le « toujours prudent
François Fillon » ne pouvait l’ignorer. Pas plus qu’il ne pouvait
ignorer que son triple « je suis à la tête d’un État » allait
souverainement agacer un président de la République qui le présentait comme son
« collaborateur ».
Ne serait-il pas cocasse que la seule petite phrase notable
d’un possible futur président de la République soit le fruit de la chaleur
communicative des banquets et du petit rosé corse ?
Michel Le Séac'h
[1] Voir Pascal
Moliner, Psychologie sociale de l’image, Presses universitaires de
Grenoble, 2016
[2] Voir Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 59.
[3] Idem, p.
115.
[4] Voir Jean de
Boishuë, Anti-secrets, EDI8, 2015.
Illustration : copie partielle d’un écran d’une vidéo de l’Institut national de l’audiovisuel.