Les incivilités entre politiques nuisent-elles à la vie politique, démocratique et sociale ? Deux universitaires danois, Troels Bøggild et Carsten Jensen (Aarhus Universitet), ont voulu éclairer cette question en s’appuyant sur une importante enquête en plusieurs vagues réalisée auprès de plus de huit mille de leurs concitoyens. Ils viennent de publier leurs résultats, en open access, dans l’American Journal of Political Science[i].
Il n’existe pas de définition communément admise d’une « incivilité », même si d’une manière générale on évoque l’impolitesse et le manque de respect dans les relations interpersonnelles – ici entre acteurs de la vie politique. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un désaccord sur le fond, sur les idées et propositions politiques, mais d’un comportement ne respectant pas les normes de la vie sociale. Quant aux effets sur les citoyens, la science politique s’est surtout intéressée à leur confiance envers le personnel politique et à leur comportement électoral. Avec des conclusions contradictoires. Selon certaines études, même, les incivilités auraient un effet positif sur la participation électorale.
Pour les besoins de leur étude, Bøggild et Jensen ont établi un indice de l’incivilité politique reposant sur cinq items :
- les politiciens crient et se querellent au lieu de débattre entre eux,
- les politiciens se respectent assez pour ne pas s’interrompre mutuellement,
- les politiciens affichent un mépris mutuel, même quand ils ne parlent pas,
- les politiciens écoutent les questions posées par leurs adversaires et y répondent,
- les politiciens parlent avec condescendance des traits personnels de leurs adversaires comme l’intelligence, le caractère moral ou l’apparence.
D’après cette étude, qui révèle un « niveau modéré d'incivilité politique » aux yeux des citoyens danois, « l’incivilité entre les politiciens a des effets en aval importants sur les attitudes politiques et systémiques des citoyens ». Elle « réduit […] le soutien spécifique au système politique (ici, la confiance dans les politiciens en place), diminue le soutien plus général ou diffus au régime du système (ici, la satisfaction à l’égard de la démocratie) et met en danger sa capacité à résoudre les problèmes (ici, le respect volontaire des politiques). »
Cependant, les résultats de l’étude « laissent également entrevoir des conclusions positives sur l’état actuel de la politique et de la démocratie ». Les auteurs constatent ainsi que « les intentions de vote des citoyens aux élections nationales ne réagissent pas aux changements réels ou perçus de l’incivilité politique ». Par ailleurs, les conflits entre politiciens « ne diminuent pas la confiance politique, la satisfaction à l’égard de la démocratie, les intentions de vote ou le respect des politiques ».
De leur étude, Bøggild et Jensen tirent par ailleurs des enseignements méthodologiques. En particulier, « comme les expériences d’enquête évaluent presque exclusivement les effets de traitements ponctuels, elles ont tendance à afficher des effets de courte durée et ne parviennent pas à détecter les effets sur les attitudes systémiques telles que la satisfaction à l’égard de la démocratie ou la volonté fondamentale de se conformer à la loi ». Ils s’interrogent aussi sur d’éventuelles « conséquences plus extrêmes de l’incivilité politique telles que la haine, les menaces ou la violence dirigées contre les politiciens (non partisans). » En revanche, ils considèrent que « les résultats du cas danois se propagent probablement à d’autres pays ».
Bøggild et Jensen ne sont pas seuls à s’intéresser au
concept d’incivilité dans la vie politique. Mais est-il vraiment pertinent ?
Comme ils le notent, « la démocratie représentative exige, presque
par définition, une certaine quantité de concurrence et de conflit entre les
élites ». Cette « certaine quantité » varie probablement selon
les pays, les époques… les contextes, d’une manière générale. Et surtout, dans
quelle mesure la concurrence et le conflit sont-ils des effets pervers de la
démocratie représentative, comme le sous-entend en général la science
politique, plutôt que son essence même ? Bøggild et Jensen notent « systématiquement »
que les effets des incivilités sur la satisfaction des citoyens à l’égard de la
démocratie a pour origine « l’incivilité des politiciens – et non
les conflits sur des questions importantes ». Il conviendrait de se
demander, alors, si les « questions importantes » le sont finalement
tant que ça...
Incivilités au second degré
L’étude des petites phrases pourrait apporter certains
éclairages. Les petites phrases – ce que les médias nomment « petites
phrases » ‑ sont parfois assimilées à des incivilités. « La petite phrase n'affirme pas, ne réfute guère :
elle fait sourire, elle est destinée à faire mal, usant de perfidie ou maniant
le ridicule », tranche (un peu vite) le lexicographe Alain Rey[ii]. L’adjectif
le plus souvent accolé aux petites phrases en matière politique est « assassines ».
Pourtant, l’assassin ne se montre pas toujours incivil. « Les petites
phrases font mal à la vie publique », tonnait en 2015 le Premier ministre
Manuel Valls, recadrant ainsi son nouveau ministre de l’Économie, des Finances
et du Numérique, Emmanuel Macron, qui venait de déclarer : « la
gauche a pu croire que la France pourrait aller
mieux en travaillant moins. C'était des fausses idées. » Auquel
cas, ne s’agirait-il pas, justement, d’un débat d’idées portant sur des « questions
importantes » ? Il n’empêche qu’une bonne partie de « la gauche »
y voit une incivilité à son égard.
Quand Emmanuel Macron déclare début 2022 : « les
non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder », faut-il parler d’incivilité
à l’égard d’une partie de la population française ou d’une accroche quasi
publicitaire au sujet d’une « question importante » ? En toute
hypothèse, l’éventuelle offense n’égale pas celle d’un de Gaulle s’écriant « les
Français sont des veaux », petite phrase rarement citée comme une
incivilité.
Quand, en 1967, Gaston Defferre
lance « Taisez-vous, abruti » au député gaulliste André Ribière, l’incivilité
est patente, sans doute, et l’affaire se termine sur un duel à l’épée. Mais quand,
en 2023, Sophia Chikirou (LFI) déclare : « Il
y a du Doriot dans Roussel », on pourrait éventuellement invoquer un
débat d’idées puisqu’il y a du communisme dans le fondateur du PPF comme dans le
premier secrétaire du PCF. Les commentateurs y voient néanmoins, sans le
moindre doute, une incivilité, une mauvaise manière. « Depuis l’été, s’est instaurée entre nous
une guerre de la petite phrase », déplore aussitôt la députée
Nupes/écologiste Cyrielle Chatelain. « Là, on tombe dans l’attaque
interpersonnelle et la décrédibilisation des autres partis[iii]. »
Le second degré est plus subtil encore quand François Fillon, ancien Premier
ministre, demande en 2016 « Qui imagine un seul instant le général de
Gaulle mis en examen ? » Derrière ce témoignage de respect envers de
Gaulle se dissimule sans nul doute une attaque d’une férocité inouïe envers Nicolas
Sarkozy, pourtant même pas nommé.
Ces petites phrases sont difficilement
rattachables à l’un des cinq items de l’indice d’incivilité mentionné plus haut. On
pourrait en citer toute une litanie dans le même cas. Comme le notent Bøggild et Jensen, la proportion des messages incivils, verbaux ou non verbaux, est sans doute relativement faible dans la communication émanant du personnel
politique, mais beaucoup plus importante dans ce qui en parvient aux citoyens. Les
petites phrases ajoutent à cette considération quantitative une dimension « qualitative » :
leur densité élevée en sous-entendus, allusions et métaphores implique un décryptage
par l’auditeur. L’incivilité éventuelle n’est pas seulement dans l’ethos
de leur auteur, dans son intention agressive ou péjorative, mais aussi, au cas
par cas, dans le pathos des citoyens. Ce qui rend assurément difficile
toute analyse globale.
Michel Le Séac’h
_________________
[i] Bøggild, Troels et Carsten
Jensen. “ When politicians behave badly: Political, democratic, and social
consequences of political incivility.” American Journal of Political Science 1–18. https://doi.org/10.1111/ajps.12897
[ii] Alain Rey, Le Réveille-mots : une saison d’élection, Éditions du Seuil, 1996.
[iii] Cyprien Caddeo, Emilio Meslet, « Roussel comparé à Doriot : l’insulte qui pourrait tuer la Nupes », L'Humanité, 21 septembre 2023, https://www.humanite.fr/politique/fabien-roussel/roussel-compare-a-doriot-linsulte-qui-pourrait-tuer-la-nupes