Marine Le Pen a été l’invitée
du Grand jury de RTL le 9 avril. Pendant cinquante minutes, elle a été interrogée
sur son programme électoral par Olivier Mazerolle, Christophe Jakubyszyn et
Yves Thréard. À en juger par une revue de presse, le temps fort de cette
émission a été cet échange :
Olivier Mazerolle : « Est-ce
que Jacques Chirac a eu tort de prononcer son discours sur le Vél’
d’hiv’ » ?
Marine Le Pen « Je pense que la France n’est pas responsable du Vél’ d’hiv’, voilà ».
Marine Le Pen « Je pense que la France n’est pas responsable du Vél’ d’hiv’, voilà ».
Sur le coup, ni la candidate ni les journalistes n’ont paru
accorder une importance particulière à cette sortie, coincée entre le thème de
l’Europe et celui de la délinquance, et qui venait après quarante minutes d’un
débat nourri. Le lendemain, pourtant, dépêche AFP aidant, elle servait de titre dans Le
Figaro, Le
Monde, Libération,
Sud-Ouest
et plusieurs autres journaux. Rétrospectivement, ce passage qui a occupé
2 % de l’émission (une minute sur cinquante) est devenu son moment
essentiel.
La phrase de Marine Le Pen n’est pourtant pas étonnante en
soi. Elle est conforme au refus de la repentance inscrit dans son programme
électoral. Elle n’est pas novatrice : si elle s’écarte de la position
prise par Jacques Chirac le 16 juillet 1995[1],
elle reprend celle adoptée par le général de Gaulle dans l’ordonnance du 9 août
1944[2], jamais abrogée. Marine Le Pen s’était
d’ailleurs empressée de reprendre la ligne gaullienne (« S’il y a des
responsables, hein, c’est ceux qui étaient au pouvoir à l’époque, c’est pas ‘la
France’ ») et de ranger implicitement le Vél’ d’hiv parmi « les
moments historiques les plus sombres ».
Non, l’étonnant dans cette formule est qu’elle ait été même prononcée. Marine Le Pen ne manque pas d’expérience. La plupart de ses
interviews sont à charge et l’on a souvent tenté de l’amener à
exprimer des positions en rapport avec la Seconde Guerre mondiale, avec la certitude qu’elles auraient un retentissement dans les médias – et c’est bien ce qui
s’est passé ici. Elle sait, ou devrait savoir, que certains mots lui sont
pratiquement interdits et engendrent presque à coup sûr des petites phrases.
« Vél’ d’hiv’ » est de ceux-là (le mot « détail »
aussi, bien entendu). Même si Olivier Mazerolle l’avait prononcé le premier,
elle aurait dû éviter de le répéter : lui peut le dire, elle pas. Les échappatoires possibles ne manquaient
pas : puisque la question portait sur Jacques Chirac, il était possible de
concentrer le tir sur l’ancien président de la République. De ramener le débat
sur une élection présidentielle à venir plutôt que sur un événement de 1942 ou
un discours d’il y a vingt-deux ans. De broder autour de la notion de « repentance ».
De contrer par une question en retour du genre : « Quelle était pour vous la
France de 1942 : la France de la Collaboration ou la France de la Résistance ? »
Mais une fois « Vel’ d’hiv’ » prononcé, il était trop
tard : Marine Le Pen avait attaché son nom à un nom rappelant un univers
auquel ses adversaires cherchent à la renvoyer.
Piqûre de rappel et épingle vaudoue
Maints commentateurs ont estimé
que ce « Vél d’hiv’ » ruinait le travail de « dédiabolisation »
entrepris par Marine Le Pen depuis des années. Tout comme le mot «repentance», « dédiabolisation »
renvoie au registre de la religion, et ce n’est pas par hasard. Marine Le Pen a
enfreint un tabou. Elle a commis une « faute », a
écrit Le Monde dans un éditorial.
La diabolisation est la forme négative de ce qu’Edward
Thorndike a appelé « halo effect » - qu’on traduit
généralement par « effet de halo », mais qu’on peut mieux encore traduire par « effet d’auréole » puisque le « halo »
anglais désigne aussi la luminosité qui entoure le saint[3] : quand on aime une personne en raison de l’une de ses caractéristiques, on a
tendance à tout aimer d’elle. C’est spécialement vrai en politique, a noté
Daniel Kahneman[4].
L’inverse est vrai aussi : quand on déteste une
caractéristique, on tend à détester le reste. La diabolisation est ainsi
l’heuristique suprême en politique : elle dispense de démontrer sans cesse
les défauts d’un personnage ou d’un groupe. Une fois diabolisé, il incarne le
mal. Des opinions qui sentent le soufre (« nauséabondes »)
n’ont plus à être discutées. La charge cognitive des électeurs s’en trouve
radicalement simplifiée. Et le premier trait négatif qui contamine le reste est
souvent une petite phrase « montée en épingle » (l’épingle étant comme chacun sait un
accessoire de base de la malédiction vaudoue !)[5].
Marine Le Pen, peut-être fatiguée par quarante minutes de débat plutôt vif, n’a
pas su éviter le piège.
Michel Le Séac’h
[1] Discours
prononcé lors des commémorations de la Rafle du Vel’ d’Hiv’. Cf. https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_prononc%C3%A9_lors_des_comm%C3%A9morations_de_la_Rafle_du_Vel%E2%80%99_d%E2%80%99Hiv%E2%80%99
[2] Ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement
de la légalité républicaine sur le territoire continental. Cf. Légifrance, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006071212
[3] Michel Le
Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 176.
[4] Daniel
Kahneman, Système 1, système 2, les deux vitesses de la pensée, Paris,
Flammarion, 2012, p. 103
[5] Michel Le
Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 177.