11 février 2016

Elon Musk, piètre orateur mais expert en petites phrases

À première vue, Elon Musk, patron de Tesla Motors (automobiles électriques) et de SpaceX (lanceurs spatiaux), est un orateur déplorable. On l'a vu fin 2015 lors du lancement de la Tesla Model X : malgré l’importance capitale de l’événement pour son entreprise, il bafouille et multiplie les « euh… ». Rien à voir avec la maîtrise souveraine de feu Steve Jobs auquel on le compare parfois. Le public français a pu en juger en direct en décembre dernier lors du discours prononcé par Elon Musk à la Sorbonne.

Mais si la forme de ses discours laisse à désirer, Elon Musk maîtrise leur contenu. « Quand vous écoutez Musk parler, vous retenez toujours une ou deux petites phrases mémorables » note ainsi Joseph Stubblebine, un spécialiste des ressources humaines. Musk sait particulièrement bien s’adapter à son public. Il veille à l’alignement entre le contenu de ses formules et la culture de son public. Devant des ingénieurs, par exemple, il mettra en valeur des spécifications de ses produits. Devant des journalistes, il mentionnera des détails qui nourriront un article.

Contrairement aux patrons média-traînés à mort par leurs chargés de com’, il ne contraint pas sa parole. C’est dans sa nature : s’il n’a pas hésité à réinvestir dans des technologies incroyablement risquées les centaines de millions que lui avait rapporté la vente de PayPal, pourquoi aurait-il peur des mots ? La Silicon Valley résonne encore d’une ses sorties à propos d’Apple, qui cherchait à embaucher certains de ses ingénieurs : « Si vous ne réussissez pas chez Tesla, vous partez travailler chez Apple. »

En juin 2014, Tesla Motors a décidé de mettre ses brevets à la disposition de quiconque souhaiterait les utiliser « de bonne foi ». Pour annoncer cette mesure radicale, Elon Musk a publié dans le blog officiel de la société un article intitulé : « All Our Patent Are Belong To You ». Incompréhensible pour le commun des mortels, ce charabia reprenait en fait, à la manière d’un snowclone, une phrase-culte du monde geek : « All your base are belong to us » (souvent résumée en « AYBABTU »)[1]. Avec ces sept mots, le message a été instantanément compris du public visé.

Les petites phrases ne naissent pas égales : celles qui sont prononcées par des personnages en vue partent avec un meilleur bagage dans la vie, car elles ont bien plus de chances d’être répétées, donc mémorisées. Les chefs d’entreprise sont rarement connus du grand public. Mais il y a des exceptions, et Elon Musk est l’une d’elles.

Michel Le Séac'h


[1] Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, Eyrolles, 2015, p. 144-145.

Photo : Elon Musk en 2015 par Steve Jurvetson via WikipediaCC BY 2.0

Biographie « à l’américaine » sur le créateur d’entreprise le plus extraordinaire de notre temps, le livre d’Ashlee Vance sur Elon Musk fait un tabac aux États-Unis. Il dresse le portrait d’un génie tourmenté, incroyablement exigeant envers lui-même et ses équipes, qui bouleverse des industries entières (paiements en ligne, automobile, aérospatial...) grâce à des technologies ambitieuses et à des modèles économiques radicaux. Elon Musk (que j'ai eu le privilège de traduire) vient de paraître chez Eyrolles.

08 février 2016

Présidentielle américaine : Marco Rubio s’est tiré une petite phrase dans le pied

Le succès d’une petite phrase tient à sa reprise par les médias, à sa répétition sur le web, à sa mémorisation par le public. L’homme politique qui a mijoté une formule puissante cherchera donc à orienter les citations vers elle. Au risque d’en faire trop.

C’est ce qui est arrivé samedi à Marco Rubio lors du dernier débat des candidats républicains à la présidence des États-Unis avant la primaire du New Hampshire. Malgré son air juvénile, Rubio n’est pas un perdreau de l’année. À 44 ans, il a siégé une dizaine d’années à la Chambre des représentants de Floride avant d’être élu sénateur de cet État en 2010. Jusqu’à ce week-end, il était considéré comme l’un des favoris parmi les prétendants à la Maison blanche.

La thématique des petites phrases ne lui est pas étrangère. « Il ne parle jamais des questions de fond et il est incapable de sortir davantage qu’une petite phrase de dix secondes sur les sujets clés », disait-il en septembre dernier de son rival Donald Trump. Mais en bon professionnel de la politique, lui-même n’arrive jamais sur un plateau de télévision sans quelques formules bien senties dans sa besace.

Samedi, comparé par son concurrent Chris Christie au Barack Obama inexpérimenté de 2008, Marco Rubio a répondu : « Dire que Barack Obama ne sait pas ce qu’il fait, c’est juste pas vrai, il sait exactement ce qu’il fait. » Christie a insisté, Rubio a répété sa phrase. Christie ne l’a pas manqué : « Nous y voilà, le discours de 25 secondes appris par cœur » ! Et Rubio, comme groggy, de répéter deux fois encore : « [Obama] sait exactement ce qu’il fait. »

Toute la presse en a fait des gorges chaudes. « La sortie de Rubio constitue une manière nouvelle de perdre un débat télévisé » a commenté Alan Schroeder, professeur de journalisme à Northwestern University, qui compare le sénateur de Floride à un robot humanoïde du film Les Femmes de Stepford (1975) : « il s’est trouvé bloqué en mode détraqué ». On a pu dire parfois qu’une petite phrase avait remporté une élection présidentielle[1] ; une petite phrase peut aussi faire perdre une élection.

Michel Le Séac’h



[1] On songe en particulier à « Vous n’avez pas le monopole du cœur », Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 109.

Photo de Marco Rubio par Michael Vadon via Flickr, licence CC BY-SA 2.0

01 février 2016

Désamorcer une petite phrase : la réponse de Valls à Taubira

« Parfois résister c’est partir » : en quelques heures, la petite phrase twittée par Christiane Taubira s’est imposée dans la presse et sur l’internet. Ses « 3C » -- contenu, contexte et culture de son public -- étaient bien alignés :
  • Contenu : une formule concise, non ambiguë (du moins sous cette forme raccourcie, débarrassée de l’autre volet du tweet initial), au caractère heuristique marqué (elle prescrit une action).
  • Contexte : la démission d’une ministre en vue à l’occasion d’un débat largement répercuté par la presse.
  • Culture : la résolution par la rupture d’une tension interne à une partie de la gauche, en faisant implicitement appel à une référence sacrée de l’histoire nationale (« résister »).
Cette petite phrase conférait une valence positive à la démission de la ministre de la Justice, ce qui n’était pas du tout le cas de la formule célèbre de Jean-Pierre Chevènement : « un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ». Démissionner, cette fois, c'est affirmer solennellement une attitude morale supérieure et non rentrer dans le rang à contrecœur (ou, au mieux, se retirer sur un Aventin individuel).

La substitution d’une « jurisprudence Taubira » à la « jurisprudence Chevènement » comportait évidemment un risque de discrédit pour le gouvernement, risque dont la petite phrase était en quelque sorte l’agent actif. Manuel Valls, qu'on sait sensible aux petites phrases, n’a pas laissé passer celle-ci. « Résister aujourd’hui, ça n’est pas proclamer, ça n’est pas faire des discours », a-t-il glissé dans ses vœux à la presse, dès le lendemain. « Résister c’est se confronter à la réalité du pays».

Si le nom de Christiane Taubira n’était pas prononcé (Manuel Valls l'avait mentionnée un peu plus tôt, en louant sa « cohérence » et son « efficacité »), tous les commentateurs ont naturellement considéré qu’elle était la cible de cette remarque. Peut-être s’agissait-il simplement d’une « réponse du berger à la bergère », comme l’a dit Solenn de Royer dans Le Figaro. Mais, que ce soit par hasard, par calcul ou par intuition, la déclaration de Manuel Valls est aussi un bel exemple de communication politique tactique.

Le lendemain, Libération, BFM TV et de nombreux autres médias titraient : « Résister c’est se confronter à la réalité ». Construite comme celle de Christiane Taubira autour du même verbe fort, « résister », cette petite phrase introduit une dissonance cognitive (« Résister c’est quoi déjà ? »). Elle brouille les pistes de l’opinion publique, réduisant ainsi largement les chances d’une « petitephaséification » durable de la déclaration de l’ex-Garde des Sceaux.

Michel Le Séac’h
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Photo © Rémi Jouan, CC-BY-SAGNU Free Documentation LicenseWikimedia Commons