L’Institut du monde arabe présente jusqu’au 11 janvier 2026 une exposition* consacrée à la reine Cléopâtre VII (69-30 av. J.C.), ou plus exactement à son personnage. « Comment passe-t-on d’une légende à un mythe et d’un mythe à une icône puissante et aux multiples facettes ? », telle est la question à laquelle tente de répondre Le mystère Cléopâtre. Si le découpage du sujet (l’histoire/la légende/le mythe/l’icône) peut se discuter, si la Cléopâtre médiévale européenne est négligée et si les cartels sont plus focalisés sur le sexe de l’icône que sur le nez de la légende, l’exposition suscite aussi une réflexion sur la parole des puissants.
De la Cléopâtre historique, on ne sait à peu près rien. On n’a
retrouvé, sur un bout de papyrus fiscal collé dans la paroi d’un sarcophage, qu’un
seul mot censé avoir écrit de sa main (« ginesthō », qui signifie à peu
près « ainsi soit-il ») et pas une de ses paroles n’a été
recueillie par un témoin d’époque. Après la bataille d’Actium, les propagandistes d’Octave
Auguste se sont attachés à donner mauvaise presse à la reine gréco-égyptienne
vaincue. Marc Antoine ? « ô
honte ! il avait avec lui une épouse étrangère », s’indigne Virgile dans l’Énéide,
tandis qu’Horace évoque un « monstre fatal ». Le thème de la
séductrice libineuse apparaît chez Properce, Florus, Lucain et Dion Cassius.
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Cléopâtre ; Enluminure de Jean Pichore pour Vie des femmes célèbres d'Antoine Dufour, 1504 |
Quelques siècles plus tard, une poignée d’historiens arabes décrivent une reine bâtisseuse et savante. Mais la Renaissance européenne persiste à voir en Cléopâtre une pécheresse. Bon chrétien, Dante la range en Enfer, dans le cercle des luxurieux, aux côtés d’Hélène, Didon et Sémiramis. Boccace voit en elle « la prostituée des rois d’Orient ». Brantôme dénonce ses « façons et graces lascives ». Le dominicain Antoine Dufour, dans Vies des femmes célèbres, rédigé à la demande d’Anne de Bretagne, présente la reine d’Égypte comme « une des plus belles et plus mauvaises femmes » qui, d’après les chroniqueurs, « gaigna plus de pays par son ventre que les conquéreurs par l’espée ».
Clairement, l’image que notre époque conserve de
Cléopâtre, celle d’une femme de tête, est due davantage à Plutarque (La Vie
de Marc Antoine), relayé avec force, quinze siècles plus tard, par William
Shakespeare (Antony and Cleopatra). Chez l’un comme chez l’autre, la
reine d’Égypte est mise en scène et campée par des répliques cultes, qui
sont à la littérature ce que les petites phrases sont à la politique. Elles décrivent
un ethos. « Ne me laisse pas être traînée en triomphe, moi qui
suis la reine des rois » demande à Octave la vaincue d’Actium, qui
préférera la mort à l’humiliation. « I
have immortal longings in me » révèle l’héroïne shakespearienne, qui
se trouve du fait même exaucée, avant de se livrer à la morsure d'un aspic. Ses
détracteurs eux-mêmes, d’ailleurs, ont bien dû livrer des détails ambivalents, propres
à stimuler les imaginations. Qu’a pu inspirer le suicide de Cléopâtre à Anne de
Bretagne, fille d’un duc souverain, éphémère fiancée d’un futur empereur d’Autriche
et épouse de deux rois de France, dont la devise familiale était « Potius
mori quam foedari » (Plutôt la mort que la souillure) ?
Derrière le nez, l’ethos
Blaise Pascal ne lisait probablement pas l’anglais et n’a pas dû lire la tragédie de Shakespeare, traduite en français bien après sa mort. Mais déjà à son époque, le personnage de Cléopâtre échappait aux condamnations morales binaires. Il a pu lire, par exemple, des auteurs français de son époque comme Jean Mairet (Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre) ou Gautier de Coste de la Calprenède (Cléopâtre). Et si son « nez de Cléopâtre » est assurément la phrase la plus connue à propos de celle-ci, on en discerne bien la raison. Ce n’est pas seulement une manière cultivée de redire « Petits causes, grands effets ». Voici la « Pensée » entière du philosophe :
Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude.
Qui voudra connoître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je sais quoi (Corneille) ; et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopatre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé.
Le « nez de Cléopâtre » n’est pas une considération philosophique, encore moins esthétique, c’est une réflexion sur le pouvoir politique incarné par une reine qui a su inspirer l’amour et en jouer. Sa démonstration fait appel à un ethos tiers déjà reconnu, qui favorise d’emblée la construction d’une phrase forte, dans la lignée de « Rendez à César ce qui est à César » (Jésus), « Entre ici Jean Moulin » (André Malraux) ou « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen » (François Fillon).
Si la pensée pascalienne est forte, ce n’est pourtant pas une « petite phrase ». Cette appellation, dans son usage médiatique, ne s’applique pratiquement jamais à des phrases au conditionnel, ni à des phrases au passé, a fortiori pas à des phrase au conditionnel passé « deuxième forme » (imparfait du subjonctif + participe passé) ! Le nez de Cléopâtre raisonne sur le pouvoir mais ne l’exprime pas.
* Le Mystère Cléopâtre
Institut du monde arabe, www.imarabe.org
1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris
jusqu’au 11 janvier 2026, ouvert TLJ sauf lundi
15 €, -26 ans 7€, -12 ans gratuit