21 avril 2021

De l’art d’utiliser une petite phrase judiciaire

« Je vais vous dire exactement ce qu'a dit l'avocat général, c'est une petite phrase, j'entends vous la lire » : Éric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux, tenait absolument à faire état du document qu’il avait sous les yeux, ce matin sur RTL au micro de Benjamin Sportouch. Il s’agissait de la péroraison du réquisitoire de l’avocat général au procès des agresseurs de policiers de Viry-Châtillon* :

Assumer ses actes est devenir un homme. Pour ce faire il s'agira de briser la loi du silence, cette omerta génératrice de violences dont vous avez été les auteurs ce 8 octobre 2016, en dialoguant, en échangeant, en parlant non pas pour propager des rumeurs ou parler seulement entre vous mais avec les autres, tous les autres, au-delà de la rue de la Serpente et de la Grande Borne, avec tous les citoyens venus d'horizons différents qui font la richesse de notre pays.

Étonnement de Benjamin Sportouch à l’annonce de cette lecture : « Vous pouvez y avoir accès, vous ? Parce que c'était le huis clos, vous avez donc eu accès, vous, à cette réquisition de l'avocat général ? » Réponse du ministre de la Justice : « Bien sûr, si je vous dis ce matin que j'ai cette phrase c'est que je sais qu'elle a été prononcée. » C’est bien là le problème.

Le ministre affirmait répondre à une déclaration de Marine Le Pen – un « mensonge éhonté » ‑ selon laquelle l’avocat général « avait commencé son réquisitoire en s’adressant aux accusés : "Je sais que vous êtes une richesse pour notre société" ».

Richesse pour le pays, chance pour la France

Marine Le Pen s’était exprimée la veille au soir sur RTL. Pas plus que le ministre elle n’avait assisté au huis clos. Mais elle avait repris une déclaration de Me Thibault de Montbrial qui, lui, y était en tant qu’avocat de l’un des policiers blessés. Selon lui, l’avocat général avait conclu en adressant aux accusés cette petite phrase : « Je sais que vous avez de l’empathie et que vous êtes une richesse pour le pays ». Ce qui pouvait rappeler une formule célèbre et contentieuse, L’immigration est une chance pour la France, titre d’un ouvrage de Bernard Stasi paru en 1984 et régulièrement repris comme une antiphrase par les adversaires de l’immigration.

Le danger, pour le ministre de la Justice, n’était évidemment pas dans la déclaration de Marine Le Pen mais dans celle de Thibault de Montbrial. Lui-même avocat talentueux, Éric Dupond-Moretti s’est bien gardé de s’en prendre à son confrère : attaquer plutôt Marine Le Pen lui permettait de déplacer le débat du judiciaire au politique. Cerise sur le gâteau, la présidente du Rassemblement National avait placé la petite phrase au début du réquisitoire alors qu’elle se situait à la fin, preuve qu’elle peut « raconter n’importe quoi ».

En transformant sa défense en attaque, en la réorientant vers un leader politique et non vers un avocat témoin direct, en produisant une « petite phrase » (elle compte quand même 76 mots) écrite noir sur blanc alors que l’originale n’a pas été enregistrée et en mettant dans la balance sa crédibilité personnelle (« je sais qu’elle a été prononcée »), le Garde des Sceaux a probablement réussi à tuer dans l’œuf une petite phrase potentiellement dommageable pour son administration. De la belle ouvrage.

Michel Le Séac’h

* Dans cette affaire, treize jeunes étaient poursuivis pour une agression au cocktail molotov commise en 2016 contre des policiers qui avaient failli être brûlés vifs ; seuls cinq d’entre eux ont été condamnés en appel par la cour d’assises, au lieu de huit en première instance. Un verdict considéré comme beaucoup trop clément par les syndicats de policiers.
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Illustration : capture partielle d'écran RTL, https://www.rtl.fr/actu/politique/viry-chatillon-eric-dupond-moretti-annonce-sur-rtl-qu-il-ne-recevra-pas-les-acquittes-7900022512

09 avril 2021

« L'aérien ne doit plus faire partie des rêves d'enfants », petite phrase collective

« Cette petite phrase tirée de plusieurs heures de débats lors du dernier conseil municipal de Poitiers fait le buzz sur les réseaux sociaux », a noté, avec bien d’autres, France 3 Régions. « Ils sautent sur la moindre petite phrase qui peut échapper pendant 6 heures de conseil municipal », a elle-même déploré son auteure.

Léonore Moncond'huy, 31 ans, a été élue en 2020 maire Europe Écologie-Les Verts (EELV) de Poitiers, une ville tenue par les socialistes depuis plus de quarante ans. Elle a décidé le mois dernier de priver l’aéroclub local de la moitié de sa subvention municipale, avant suppression totale l’année prochaine. Elle s’en est ainsi expliquée devant son conseil municipal : « l’aérien ne doit plus faire partie des rêves d’enfants ». Mauvaise pioche lexicale : si elle avait dit « le kérozène ne doit plus faire partie des rêves d’enfants », elle n'aurait recueilli que des éloges.


Replacée dans son contexte, la formule est moins choquante qu’elle n’en a l’air. Une conseillère municipale LREM venait de réclamer le maintien de la subvention au nom de la participation de l’aéroclub à l’opération « Rêves de gosse », destinée à offrir des baptêmes de l’air à des enfants handicapés. Mais une petite phrase n’a pas d'autre contexte que celui de ses auditeurs. L’éventuelle circonstance atténuante n’a pas épargné à Léonore Moncond'huy un tollé aussi bien à droite qu’à gauche, et jusque chez ses propres amis (« qu’elle aille se faire foutre », a grondé Daniel Cohn-Bendit).

La jeune édile pas assez entraînée à la langue de bois apprend vite : mercredi 7 avril, sur RTL, elle a avoué « une maladresse ». Est-ce assez ? Une fois émise, une petite phrase n’est plus la propriété de son auteur. Il aura beau la démentir ou la renier, le verdict appartient à l’opinion publique. On se souvient des efforts de Michel Rocard tentant de faire oublier « la France ne peut pas héberger toute la misère du monde ». Léonore Moncond'huy pourrait cependant compter sur le fait qu’elle n’est pas une personnalité de premier plan. Les petites phrases des personnages secondaires sont rarement durables. Le problème, ici, est que la formule s’est agrégée à d’autres émanant de collègues écologistes de la maire de Poitiers.

De nombreux commentaires ont rappelé à cette occasion les déclarations débridées d’Éric Piolle, maire de Grenoble, sur la 5G « pour regarder du porno sur votre téléphone dans l’ascenseur », de Grégory Doucet, maire de Lyon, sur le Tour de France « machiste » et « pas écoresponsable » et du maire de Bordeaux, Pierre Hurmic, sur les sapins de Noël, « arbres morts ». Comme aucun d’eux n’est très connu de l’électeur moyen hors de sa ville, chacune de leurs petites phrases tend vers une attribution collective alimentant un stéréotype du « maire écolo »*.

Michel Le Séac’h

Photo de Léonore Moncond'huy par Pikachuvert, Wikimedia Commons sous licence CC BY-SA 4.0

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* Johanna Rolland, maire socialiste de Nantes, alliée à EELV, a elle aussi refusé « l’implantation d’un sapin coupé » au nom de sa démarche de transition écologique. Elle l’a remplacé par une structure conique en métal. Mais ce qui alimente le stéréotype du maire écolo est sans effet à l’égard d’un maire socialiste.

02 avril 2021

"Propagande" de David Colon : la petite phrase parent pauvre

La parution de Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain en édition de poche chez Flammarion (collection Champs histoire), deux ans après sa sortie chez Belin, est l’occasion de s’interroger sur la place des petites phrases dans le vaste ensemble des pratiques, moyens et méthodes visant à gouverner les esprits. La somme magistrale de David Colon, professeur à Sciences Po, présente de façon quasi exhaustive les principes, les stratégies, les moyens et les grands noms de la propagande.

Elle montre à quel point le domaine s’est complexifié depuis l’époque de Bernays ou de Tchakhotine. L’utilisation des symboles, le neuromarketing, le nudge, les techniques langagières, le storytelling, la propagande par l’image – y compris les images subliminales – les fake news et la post-vérité, les rumeurs, le complotisme, le trolling et le hacking, y sont présentés en détail, avec force références. Si l’on cherche à situer la place des petites phrases dans la communication politique, c’est dans ce livre assurément qu’il faut chercher. 

Elles n’y font pourtant que deux apparitions – « fake news » ou « fact-checking » ont droit à plus[1].

Voici la première, p. 167 :

Depuis les années 1990, le White House Office of Communications systématise l'usage de la « ligne du jour », consistant à mettre en avant, chaque jour, un aspect particulier de l'action du président ou plus largement de l'administration présidentielle, à coups de déplacements thématiques et de « petites phrases » (sound bites) glissées à l'oreille des journalistes accrédités.

De l’anglais au français, il est classique de traduire « sound bite » par « petite phrase ». Cependant, l’expression américaine désigne une formule délibérément mise au point par ou pour un personnage politique, initialement en vue d’un passage à la radio (d’où le « sound »). La « petite phrase » à la française n’a pas forcément été calculée et il n’est pas rare qu’elle soit mise au débit de celui qui la prononce. « Casse-toi pauv’ con » ou « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », par exemple, sont souvent qualifiées de « petites phrases » ; on ne pourrait en revanche les considérer comme des « sound bites ».

La deuxième occurrence, p. 235, est celle-ci :

[sous l'influence de la télévision, les hommes et les femmes politiques] tendent à délaisser les débats d'idée au profit des affrontements de personne et des « petites phrases » : le « journalisme de course de chevaux » focalisé sur les différences entre les candidats et la perception qu'en a le public, identifié en 1976 aux États-Unis, gagne la France dans les années 1980.

On se rapproche ici du sens français de la locution. Quoique les petites phrases soient évidemment antérieures aux années 1980[2]. S’il fallait établir un palmarès, « Je vous ai compris » (1958) ou « Vous n’avez pas le monopole du cœur » (1974) figureraient sans doute assez haut parmi les petites phrases les plus célèbres. Au singulier ou au pluriel, « petite phrase » figure une dizaine de fois dans Le Duel : De Gaulle-Pompidou de Philippe Alexandre (1970). Et Patrick Brasart ne paraît nullement anachronique dans « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) » (Mots, septembre 1994, n°40. pp. 106-112). C’est vrai, on voit mal pourquoi « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » (Danton, 1792) ne pourrait être qualifié de petite phrase aussi bien que « On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe, l’Europe, l’Europe » (de Gaulle, 1965).

Les petites phrases, elephant in the room ?

Comment expliquer cette présence anecdotique des petites phrases dans l’ouvrage sur la communication politique le plus complet du moment ? Il est vrai que, dans le processus de la communication politique, elles se situent « côté auditeur » plus que « côté émetteur ». Elles n’existent que si elles sont émises, transmises ET enfin admises par le public, ce qui rend difficile leur manipulation. Mais Propagande n’élude pas la communication ascendante. Le livre souligne que le public est acteur de la propagande. Il contient des passages très pertinents sur le charisme des orateurs (p. 155), la pression par les pairs (p. 156), les biais cognitifs comme l’effet de simple exposition (p. 245), le biais d’endogroupe (p. 250) ou les stéréotypes (p. 286), etc. La quasi-absence des petites phrases n’en est que plus étonnante.

Peut-être faut-il y voir en partie une influence, ou plutôt une « non-influence », anglo-saxonne. David Colon connaît sur le bout du doigt Bernays, Boorstin, Chomsky, etc. Tous se sont intéressés aux slogans, aucun n’a étudié spécifiquement les petites phrases. Ne serait-ce que par absence d’un mot ou d’une locution pour les désigner. Mais le livre n’est pas le simple reflet de pratiques et de théories américaines.

Les petites phrases seraient-elles alors un « elephant in the room », un phénomène trop énorme pour qu’on l’appréhende délibérément ? Énorme en effet, car elles sont finalement, pour le citoyen ordinaire, la base de la culture politique, au sens de « ce qui reste quand on a tout oublié ». Ce ne serait pas sans précédent : après n’y avoir vu que des ornements pendant des millénaires, on n’a vraiment pris conscience du rôle capital des métaphores qu’en 1980, quand Lakoff et Johnson ont publié Metaphors We Live By.

Michel Le Séac’h

David Colon, Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain, Paris, Flammarion (collection « Champs »), 2021. ISBN : 978-2-0815-2021-9. 448 pages, 12 euros.


[1] Oublié par l’index, « slogan » apparaît au moins une douzaine de fois.

[2] Bien qu'il soit difficile de prendre David Colon en défaut, il commet une autre erreur de date à propos du néologisme « conspirationniste ». Il serait apparu, dit-il p. 311, en 2012. On en trouve pourtant de nombreuses occurrences à la fin du 20e siècle.