29 octobre 2015

« Certains juges sont pervers et psychopathes » : gros mots et petite phrase chez Henri Guaino

 Henri Guaino, député des Yvelines et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, fait les titres de la presse pour avoir vivement critiqué « certains magistrats » lors des questions au gouvernement, hier à l’Assemblée nationale. Et ces titres sont à peu près unanimes :
  • «Pervers», «psychopathes» : la charge de Guaino contre les magistrats – Le Figaro
  • Henri Guaino s’en prend à certains magistrats « pervers » et « psychopathes » ‑ Le Monde
  • Guaino s'en prend à l'Assemblée à certains juges «pervers», «psychopathes» ‑ Libération
  • Guaino s'en prend à l'Assemblée à certains juges "pervers", "psychopathes" – L’Obs
  • Henri Guaino dénonce les magistrats "pervers", "psychopathes" et "militants aveuglés" à l'Assemblée nationale ‑ RTL
  • La charge violente d'Henri Guaino contre des juges "pervers" et "psychopathes" – BFM TV
On voit à l’œuvre le mécanisme classique de raccourcissement, de simplification et de renforcement des petites phrases. Car la phrase réellement prononcée par Henri Guaino était celle-ci :
Dans la magistrature, comme partout ailleurs, il y a des gens qui honorent leurs fonctions, il y a aussi des pervers, des psychopathes, des militants aveuglés par leur idéologie, des gens auxquels l'ivresse de leur toute-puissance fait perdre tout discernement.
Sur une intervention de deux minutes, on a conservé essentiellement deux adjectifs. La première partie de la phrase, qui relativisait la seconde, est oubliée (plus exactement, elle est citée par la presse audiovisuelle – BFM TV, RTL, FranceTVinfo, etc.– mais omise par la presse écrite*). Une petite phrase est simple quitte à être simplificatrice : la coexistence de deux idées ne lui convient pas**.

Michel Le Séac'h
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* Peut-être parce que la dépêche AFP consacrée à l’événement titrait sur ces deux adjectifs.

Photo NicholasNCE, Wikimedia commons, licence CC BY 3.0

21 octobre 2015

« La France est un pays de race blanche » : les gros sabots fourchus de Nadine Morano

La diabolisation est l’heuristique suprême en politique : le personnage visé devient infréquentable, tout ce qu’il dit, fait ou touche se trouve contaminé. Ce qui simplifie radicalement le travail de ses adversaires, désormais dispensés de plus ample démonstration. Et la diabolisation a souvent pour instrument majeur une petite phrase montée en épingle (on connaît le rôle de l’épingle dans la malédiction vaudoue…)*.

On vient d’en voir un bon exemple avec Nadine Morano à la suite de sa déclaration du 26 septembre dans l’émission « On n’est pas couché » sur France 2. Il n’est pas question ici d’analyser ses propos mais uniquement les réactions qu’ils ont suscitées.

« Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche » a déclaré Mme Morano. Le débat s'est focalisé sur le second terme (race blanche), d'ordre biologique, et non sur le premier (judéo-chrétien), d'ordre religieux. Il n'empêche qu'il a largement fait appel à l'encontre de la  « pécheresse » à des concepts et expressions aux connotations religieuses. En voici quelques exemples :
  • Faute : ce mot qui désigne un manquement à une règle morale a souvent été utilisé, en particulier, lit-on ici et là, par Alain Juppé et Nicolas Sarkozy. Les plus indulgents ont qualifié cette faute de « vénielle », un adjectif directement venu de la religion.
  • Exécration : Nathalie Kosciusko-Morizet a jugé « exécrables » les propos de sa collègue. L’exécration est originellement, dit l’Académie française, une « malédiction suprême par laquelle on se vouait soi-même aux divinités infernales en cas de parjure ».
  • Enfer : Christine Clerc, dans une tribune du Figaro, a évoqué « une mauvaise manière qui conduit tout droit à l’enfer FN ».
  • Scandale : ce mot utilisé par plusieurs commentateurs, à l’instar d’Europe 1, était autrefois défini par l’Académie comme « ce qui est occasion de tomber dans l’erreur, dans le péché ». « Malheur à celui par qui le scandale arrive », prévient l’Évangile selon saint Matthieu (XVIII).
  • Amende honorable : Nadine Morano a refusé de faire « amende honorable », a-t-on lu sous la signature de Mehdi Pfeiffer dans Le Parisien, de Xavier Brouet dans Le Républicain lorrain ou de Laurent de Boissieu dans La Croix. Disparue avec l’Ancien régime, l’amende honorable a été rétablie en 1825 par une loi dite « du sacrilège », qui disposait que « la profanation des hosties consacrées commise publiquement sera punie de mort ; l’exécution sera précédée de l’amende honorable faite par le condamné ».
  • Expiation : Interrogé dans 20 minutes par Anne-Laetitia Béraud, le politologue Eddy Fougier, chercheur associé à l’IRIS, a vu dans Nadine Morano « une victime expiatoire de la droite ». L’expiation était une cérémonie religieuse destinée à apaiser la colère des dieux.
Métaphores profanes ou signes d'une religiosité subliminale ? Dans un « pays judéo-chrétien », la seconde hypothèse a sa place. Nadine Morano et ses défenseurs n'ont pas manqué d'invoquer à leur tour des concepts religieux : procès en sorcellerie, bouc émissaire, etc. C’est assez classique, mais particulièrement défendable en l’espèce : pour son propre camp, l’eurodéputée est désormais un ange déchu.

Michel Le Séac'h
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18 octobre 2015

« Ralliez-vous à mon panache blanc » : une leçon de leadership en six mots

Si l’on me demande quelle est ma préférée parmi les petites phrases analysées dans mon livre*, je réponds que j’ai un faible pour : « Ralliez-vous à mon panache blanc ».

Le 15 mars 1590, Henri iv affronte à Ivry une armée catholique bien supérieure en nombre. Avant la bataille, il donne ses dernières instructions à ses soldats : si dans le tumulte de la bataille ils ne savent que faire, qu’ils le cherchent des yeux et fassent comme lui. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » conclut-il en baissant la visière de son casque.

La force de cette formule réside d’abord dans son évocation visuelle : on imagine les troupes tournoyant autour d’une cascade de plumes de cygne. Or, si le panache désigne Henri iv à ses soldats, il le désigne aussi à l’ennemi. Le mot prend avec lui son sens figuré : il ne désigne plus seulement le plumet mais la bravoure. En six mot seulement, Henri iv délivre une leçon de leadership : le vrai chef montre l’exemple, il paie de sa personne.

Et ce n’est pas tout ! « Ralliement » signifie regroupement mais aussi changement de camp. « Ralliez-vous à mon panache blanc » peut être compris comme une formule d’ouverture, une offre d’apaisement. Il n’est pas question ici de soumission à une personne mais de consentement à l’union autour d’un symbole sacerdotal : le blanc est la couleur traditionnelle de la fonction souveraine en Occident. La formule d’Ivry présage l’édit de Nantes et la fin de la guerre civile.

Enfin, la petite phrase d’Henri iv est riche en références historiques. Le panache du roi apparaît pour la première fois sous la plume du poète-ambassadeur Guillaume du Bartas, mort peu après la bataille (on n’est pas certain qu’il y ait participé), sous la forme suivante :
Un horrible panache / Ombrage sa salade
Une « salade » était un casque de forme ronde. Plus intéressant est l’horrible panache (c’est-à-dire, dans le français de l’époque, le panache effrayant). Il rappelle clairement le portrait d’Hector dans les traductions anciennes de L’Iliade : « L’orgueil est sur son front, un horrible panache flotte sur sa tête ; sous lui, une jeunesse intrépide appelle le carnage et la mort. »

Depuis les débuts de la Renaissance, Homère, « prince des poètes », jouit d’un prestige immense. En 1572, Ronsard a marché sur ses traces en publiant les premiers chants de La Franciade. Il y attribue la création de la France à un Troyen nommé Francion, ou Francus**. Or Francion est le fils d’Hector ! Son « horrible panache » dépeint Henri iv comme le descendant à la fois de l’un des plus prestigieux héros de l’Antiquité grecque et du fondateur de la monarchie française, il légitime son titre royal.

D’épopée en épopée, Voltaire s’emparera à son tour du panache d’Henri iv dans La Henriade. Puis les royalistes et légitimistes le brandiront après la Révolution. Le roi qu’ils réclament au 19e siècle, le comte de Chambord, porterait lui aussi le nom d’Henri. Leur insistance agace même Chateaubriand, pourtant monarchiste lui-même, qui refuse d’apparaître comme un « un rabâcheur de panache blanc et de lieux communs à la Henri iv »***.

Allez donc chercher dans les déclarations des hommes politiques contemporains des petites phrases aussi chargées de sens que celle-là !

Michel Le Séac'h
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** Ronsard a évoqué le panache d’Hector dans son sonnet Jamais Hector aux guerres n'était lâche. Dans La Franciade, il décrit aussi un héros « qui d’un panache ombrage son armet » ; il s’agit de Charles Martel.
*** François-René de Chateaubriand, De la Restauration et de la monarchie élective, Paris, Le Normant fils, 1831, p. 28.

Henri iv par Frans Pourbus Le Jeune, domaine public