31 décembre 2020

D’une citation de Trotski, le préfet Lallement fait une petite phrase

Quasiment toute la presse française s’interroge en ce dernier jour de l’année : quelle mouche a piqué Didier Lallement ? Le préfet de police de Paris a envoyé à des journalistes une carte de vœux au verso de laquelle figure cette citation de Léon Trotski : « Je suis profondément convaincu, et les corbeaux auront beau croasser, que nous créerons par nos efforts communs l'ordre nécessaire. Sachez seulement et souvenez-vous bien que, sans cela, la faillite et le naufrage sont inévitables ».


Si l’on écarte l’hypothèse d’un faux et celle d’une confusion entre 1er janvier et 1er avril, le choix de ce passage laisse perplexe. Certains ont reproché au préfet Lallement d’employer des méthodes de maintien de l’ordre trop violentes. En quoi une citation d’un dirigeant bolchevik, fondateur de l’Armée Rouge et animateur d’une politique de terreur pendant la guerre civile russe, avec massacres de masse et camps de concentration à la clé, en quoi cette citation peut-elle éclairer ses actions passées ? En quoi peut-elle illustrer des vœux de bonne année ? À moins que le préfet ne cherche à dire entre les lignes que « ça pourrait être pire »…

Il semble que la seule source de ce texte en français soit l’énorme (1 000 pages) Cahier de L’Herne paru en 1968. C’est une traduction de l’ouvrage dans lequel Trotski avait rassemblé ses nombreux écrits de guerre. Extraire deux phrases de ce volume colossal paraît déjà une drôle d’idée. Elles n’en forment pas un passage capital, ni particulièrement représentatif. Google n’en trouve d’ailleurs pas d’autre occurrence. Même les corbeaux qui croassent sont une métaphore utilisée ailleurs chez Trotski et dans la langue russe. En citant un extrait, Didier Lallement ne se réfugie pas derrière son auteur : il émet sa propre petite phrase. Ce jour, personne ne commente ce qu’écrivait le chef de l’Armée Rouge. Tout le monde commente ce qu’écrit le préfet de police.

Le second degré est fréquent dans les petites phrases. Encore faut-il qu’il soit à la fois compréhensible du public visé et compatible avec le personnage de l’orateur, qu’il contribue à façonner. Or ce qui définissait jusqu’à présent Didier Lallement était avant tout l’uniforme qu’il porte. Avec ce message, que ce soit une blague ou une provocation, Didier Lallement s’expose nu. Les nouveaux habits du préfet de police ne lui vaudront guère de compliments.

Michel Le Séac’h

03 décembre 2020

« Vous n’avez pas le monopole du cœur » : quand VGE touche

Que retiendra-t-on de Valéry Giscard d’Estaing ? Hier encore, beaucoup de Français auraient sans doute eu du mal à citer un trait majeur de sa politique. L’avortement ? La majorité à 18 ans ? Le regroupement familial ? L’Europe ? Mais il est très probable que beaucoup auraient pu citer cette petite phrase : « Vous n’avez pas le monopole du cœur ».

C’était le 10 mai 1974. Quelques jours avant l’élection présidentielle, VGE et François Mitterrand s’affrontent en débat télévisé devant des dizaines de millions de téléspectateurs. Mitterrand s’est entraîné. Il sait que la principale faiblesse de Giscard d’Estaing est son image de froid technocrate. À plusieurs reprises, il tente d’en profiter. La politique est « une affaire de cœur et pas seulement d’intelligence » assène-t-il. « Vous n’avez pas, Monsieur Mitterrand, le monopole du cœur, rétorque VGE, vous ne l’avez pas. »

La formule est abondamment commentée. Pour certains, elle était préparée à l’avance, comme un « À la fin de l’envoi je touche » à la sauce politique. Pourtant, elle rend un accent de sincérité que souligne la gestuelle de VGE. Chacun peut en juger : le passage est visible sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). « Cette phrase était une improvisation », confirmera plus tard Valéry Giscard d’Estaing dans Le Pouvoir et la vie (Cie 12, Paris 2004, p. 330). Elle pourrait être aussi une réminiscence. Dans Le Président, un film d’Henri Verneuil, un personnage s’écrie lors d’un débat à la Chambre : « Vous n’avez pas le monopole de l’Europe, nous y pensons aussi ! »

Mitterrand accuse le coup. Selon des témoins, il estime lui-même avoir perdu l’élection sur cette répartie de son adversaire[1]. Sans doute la rumine-t-il longuement. En 1988, lors d’un débat télévisé avec Jacques Chirac qui lui reproche d’avoir relevé la TVA sur les aliments pour animaux, il lancera : « Vous n'avez pas le monopole du cœur pour les chiens et les chats ».

Journalistes, politologues et experts en communication ont parlé de « formule assassine »[2], de « flèche mortelle »[3], de « phrase qui tue », etc. Au premier degré, pourtant, la réplique de VGE ne contient qu’un banal rappel défensif : François Mitterrand n’est pas seul à éprouver des sentiments. Mais symboliquement, Valéry Giscard d’Estaing arrache le cœur de son adversaire, et c’est cet acte fort, offensif, que l’opinion retient. Certains disent que cette phrase est la plus célèbre jamais issue d’un débat télévisé[4].

Au lendemain de la mort de Valéry Giscard d’Estaing, les tendances des recherches sur Google révèlent clairement à quel point cette petite phrase est attachée à son auteur.


Michel Le Séac’h

Photo Rob Croes / Anefo, Nationaal Archief (Pays-Bas), licence CC0 1.0, via Wikimedia Commons



[1] Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Le Seuil, Paris 2008, p. 130.

[2] Hervé Gattegno, rédacteur en chef du Point, interviewé par RMC le 2 mai 2012. Voir http://www.lepoint.fr/politique/parti-pris/sarkozy-hollande-le-debat-qui-ne-sert-a-rien-02-05-2012-1457185_222.php. Voir aussi Jean Massot, La Présidence de la République en France: vingt ans d'élection au suffrage universel 1965-1985, Notes et études documentaires, n° 4801, Paris, La Documentation française, 1986, p. 98, ou François-Georges Maugarlone, Histoire personnelle de la Ve République, Paris, Fayard, 2008, ch. VI.

[3] Éric Delvaux, France Inter, 1er mai 2007 ; voir http://www.franceinter.fr/chro/larevuedepresse/55339.

[4] Béatrice Houchard, « Yvette Horner et Dracula », http://blog.lefigaro.fr/election-presidentielle-2012/2011/02/yvette-horner-et-dracula.html.