13 août 2015

« J’y pense en me rasant » : la petite phrase volée à Fabius par Sarkozy

Qui a dit, à propos de l’élection présidentielle : « J’y pense en me rasant » ? Nicolas Sarkozy, répond-on le plus souvent. Or le véritable auteur de la phrase est Laurent Fabius. Pensez-vous à l’Élysée ? lui avait-on demandé au cours de l’émission 100 minutes pour convaincre, le 15 octobre 2003 sur France 2. « J’y pense parfois le matin en me rasant », avait répondu l’ancien Premier ministre de François Mitterrand.

C’est par référence explicite à cette réplique que, quelques semaines plus tard, le 20 novembre 2003, Alain Duhamel demande à Nicolas Sarkozy : « Quand vous vous rasez le matin […] est-ce qu’il vous arrive à ce moment-là de penser à l’élection présidentielle ? » (voir extrait vidéo de l’INA). « Pas simplement quand je me rase », répond sobrement Sarkozy.

« La petite phrase a le don d’agacer quelques-uns de ses amis », note le lendemain le journal de France 2. Ces réactions, relayées par la presse, ancrent les paroles de Sarkozy dans les mémoires : désormais, l’auteur de la réplique, c’est lui ! Et sans doute est-ce lui qui a pensé le plus fort en se rasant puisqu’il est candidat à l’élection présidentielle de 2007, et pas Laurent Fabius

Probablement pas très connue du grand public, la petite phrase a marqué le personnel politique et les journalistes spécialisés. Elle est même devenue chez eux une sorte de leitmotiv. « Quand je me rase, je pense à ne pas me couper », ont répondu en substance aux journalistes qui les interrogeaient Xavier Bertrand en 2008, Manuel Valls en 2013, Dominique Strauss-Kahn (par l’intermédiaire d’Anne Sinclair) en 2003 et même… Laurent Fabius en 2014. Et le JDD d’insister à propos de ce dernier : « en référence à une célèbre réponse de Nicolas Sarkozy » ! La petite phrase a bel et bien échappé à son véritable auteur.

Pourtant, la forme qui est restée vient directement de celle que lui avait donnée Laurent Fabius : « J’y pense [parfois le matin] en me rasant ». Comme beaucoup de petites phrases, celle-ci a été spontanément optimisée par le public* :  les trois mots « parfois le matin » disparaissent le plus souvent. Ils ne sont pas seulement inutiles, ils contredisent le message tel qu'il est compris aujourd'hui. Dans la bouche de Laurent Fabius, la formule signifiait quelque chose comme « j'y pense de temps en temps ». Désormais, elle signifie plutôt :   « je ne pense qu'à ça » et connote un personnage aux dents longues. Sans doute Nicolas Sarkozy correspondait-il mieux que Laurent Fabius à ce portrait-robot .

Michel Le Séac'h
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* Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 179.

Photo U.S. Department of State, domaine public, Flickr

2 commentaires:

Unknown a dit…

La phrase a quand même suffisamment marqué les esprits à l'époque pour qu'elle ressorte il y a à peine quelques jours sur France inter dans la bouche d'un intervenant à propos de tout à fait autre chose.
Près de 20 ans plus tard.

Anonyme a dit…

Une petite phrase peut passer à la postérité de différentes manières : citation historique, dicton, "snowclone"... Ici, on est plutôt dans le registre du "lieu commun", au sens de Lucien Rigaud. Notez que ce billet est le plus consulté du blog, ce qui confirme l'impact de cette phrase. MLS