Georges Séguy (1927-2016), secrétaire général de la CGT de 1967 à 1982, a éminemment contribué à l’essor de la locution « petite phrase ». Dans la France de son époque, il est probablement le leader qui use le plus de formules concises renfermant un message fort. La presse les désigne souvent comme des « petites phrases ».
En ratissant large, même, de l’avis de l’intéressé : « Si, dans certaines circonstances, il m’est arrivé de prononcer des ‘’petites phrases’’ préméditées, j’ai eu souvent la surprise d’en découvrir qui n’étaient pas préméditées mais interprétées comme telles par les autres. (…) Il faut donc avoir une appréciation très nuancée sur ma capacité à prononcer, en chaque circonstance, les petites phrases appropriées(1). » Autrement dit, dès cette époque, les petites phrases sont aussi bien domestiques (elles sont délibérément prononcées par leur auteur) que sauvages (elles lui sont attribuées, à tort ou à raison par le public ou les médias).
La plus notable des petites phrases du dirigeant cégétiste date de 1969. L’année d’avant, il y a eu mai 68. Puis, en avril, le référendum raté et la démission du général de Gaulle, suivie de l’élection de Georges Pompidou comme président de la République en juin. Le 13 septembre 1969, lors d’une réunion à la Mutualité, Georges Séguy déclare : « l’anémie politique caractérise le début d’un septennat qui pourrait bien être de courte durée. »
Cette déclaration politico-syndicale, aussitôt qualifiée de « petite phrase » par plusieurs commentateurs, provoque de vifs remous. Le dirigeant du syndicat communiste appelle à la révolution politique !
Ce
n’est pas un écart de langage. Quelques années plus tard, Georges Séguy
persiste et signe : sa petite phrase était préméditée, « il
s'agissait (…) de faire comprendre aux travailleurs que, en dehors des
élections, il pouvait se produire des situations politiques susceptibles de
faire évoluer et de précipiter les événements. C'est donc dans cet esprit que
cette phrase a été prononcée et, si c'était à refaire, je le referais(2). »
Un
acte de leadership
Autrement dit, avec sa petite phrase, Georges Séguy ne livre pas seulement un commentaire sur une situation, il se pose en chef politique et adresse un message de connivence au large public des « travailleurs ». Sa petite phrase est un acte de leadership. La presse, dans son ensemble, l’interprète ainsi. Le Nouvel Obs, par exemple, évoque deux mois plus tard « la fameuse petite phrase de Georges Séguy sur "l'alternative démocratique proche" »(3).
Et la « fameuse petite phrase de Georges Séguy » est souvent rappelée par les historiens de cette époque, comme Annie Kriegel et Guillaume Bourgeois(4). « Georges Séguy se plaît à donner le frisson au monde politique en prononçant des petites phrases sibyllines et énigmatiques comme celle-ci », rappellent aussi Didier Buffin et Dominique Gerbaud(5), parmi plusieurs autres(6).
Ainsi, dès septembre 1969, la locution « petite phrase » est présente dans le vocabulaire des médias, avec son sens contemporain. Elle ne reste pas un cas isolé puisque Georges Séguy sera l’auteur d’autres petites phrases faisant écho à celle de 1969. Le 22 février 1973, par exemple, Le Monde publie un article intitulé « Les syndicats et la campagne – Sur une nouvelle petite phrase de M. Georges Séguy »(7). Le 4 octobre 1973, Le Monde encore titre : « La "petite phrase" de M. Georges Séguy et ses suites »(8).
À cette date, la locution est entrée dans le vocabulaire du monde politique lui-même. « Plaise aux lecteurs de l'Humanité de demain matin, plaise au ciel, j'allais dire, que nous puissions retrouver cette nouvelle petite phrase en première page de ce journal », s’écrie Roger Chinaud à l’Assemblée nationale, toujours à propos d’une déclaration de Georges Séguy, le 9 octobre 1973(9).
Michel Le Séac’h
(1) Georges Séguy et Philippe Dominique, Lutter, Paris, Stock, 1975.
(2) Idem. Le septennat a bel et bien été raccourci par le décès prématuré du président Pompidou en 1974. « À aucun moment, je ne pouvais imaginer que le septennat se terminerait dans les conditions où il s'est achevé, car au-delà de tous les conflits, il ne m'est jamais venu à l'esprit de souhaiter la mort d'un adversaire », commentera Georges Séguy.
(3)
Voir
http://referentiel.nouvelobs.com/archives_pdf/OBS0262_19691117/OBS0262_19691117_020.pdf
(4)
Annie Kriegel et Guillaume Bourgeois, Les communistes français: dans leur
premier demi-siècle, 1920-1970, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
(5)
Didier Buffin et Dominique Gerbaud, Les Communistes, Paris, Albin
Michel, 1981. Voir aussi, entre autres, L’Année politique 1969, Paris,
PUF, 1969 et René Mouriaux, La C.G.T., Paris, Éditions du Seuil, 1982.
(6)
Voir par exemple L’Année politique 1969, Paris, PUF, 1969 et René
Mouriaux, La C.G.T., Paris, Éditions du Seuil, 1982.
(7)
Voir
https://www.lemonde.fr/archives/article/1973/02/22/les-syndicats-et-la-campagne-sur-une-nouvelle-petite-phrase-de-m-georges-seguy_3098707_1819218.html
(8)
Voir https://www.lemonde.fr/archives/article/1973/10/04/la-petite-phrase-de-m-georges-seguy-et-ses-suites_2555510_1819218.html
(9)
Voir https://archives.assemblee-nationale.fr/5/cri/1973-1974-ordinaire1/008.pdf
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