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02 octobre 2025
« Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court… » : citation, réplique culte et petite phrase
L’Institut du monde arabe présente jusqu’au 11 janvier 2026 une exposition* consacrée à la reine Cléopâtre VII (69-30 av. J.C.), ou plus exactement à son personnage. « Comment passe-t-on d’une légende à un mythe et d’un mythe à une icône puissante et aux multiples facettes ? », telle est la question à laquelle tente de répondre Le mystère Cléopâtre. Si le découpage du sujet (l’histoire/la légende/le mythe/l’icône) peut se discuter, si la Cléopâtre médiévale européenne est négligée et si les cartels sont plus focalisés sur le sexe de l’icône que sur le nez de la légende, l’exposition suscite aussi une réflexion sur la parole des puissants.
De la Cléopâtre historique, on ne sait à peu près rien. On n’a
retrouvé, sur un bout de papyrus fiscal collé dans la paroi d’un sarcophage, qu’un
seul mot censé avoir écrit de sa main (« ginesthō », qui signifie à peu
près « ainsi soit-il ») et pas une de ses paroles n’a été
recueillie par un témoin d’époque(1). Après la bataille d’Actium, les propagandistes d’Octave
Auguste se sont attachés à donner mauvaise presse à la reine gréco-égyptienne
vaincue. Marc Antoine ? « ô
honte ! il avait avec lui une épouse étrangère », s’indigne Virgile dans l’Énéide,
tandis qu’Horace évoque un « monstre fatal ». Le thème de la
séductrice libineuse apparaît chez Properce, Florus, Lucain et Dion Cassius.
![]() |
| Cléopâtre : enluminure de Jean Pichore pour Vie des femmes célèbres d'Antoine Dufour, 1504 |
Quelques siècles plus tard, une poignée d’historiens arabes décrivent une reine bâtisseuse et savante. Mais la Renaissance européenne persiste à voir en Cléopâtre une pécheresse. Bon chrétien, Dante la range en Enfer, dans le cercle des luxurieux, aux côtés d’Hélène, Didon et Sémiramis. Boccace voit en elle « la prostituée des rois d’Orient ». Brantôme dénonce ses « façons et graces lascives ». Le dominicain Antoine Dufour, dans Vies des femmes célèbres, rédigé à la demande d’Anne de Bretagne, présente la reine d’Égypte comme « une des plus belles et plus mauvaises femmes » qui, d’après les chroniqueurs, « gaigna plus de pays par son ventre que les conquéreurs par l’espée ».
Clairement, l’image que notre époque conserve de
Cléopâtre, celle d’une femme de tête, est due davantage à Plutarque (La Vie
de Marc Antoine), relayé avec force, quinze siècles plus tard, par William
Shakespeare (Antony and Cleopatra). Chez l’un comme chez l’autre, la
reine d’Égypte est mise en scène et campée par des répliques cultes, qui
sont à la littérature ce que les petites phrases sont à la politique. Elles décrivent
un ethos. « Ne me laisse pas être traînée en triomphe, moi qui
suis la reine des rois » demande à Octave la vaincue d’Actium, qui
préférera la mort à l’humiliation. « I
have immortal longings in me » révèle l’héroïne shakespearienne, qui
se trouve du fait même exaucée, avant de se livrer à la morsure d'un aspic. Ses
détracteurs eux-mêmes, d’ailleurs, ont bien dû livrer des détails ambivalents, propres
à stimuler les imaginations. Qu’a pu inspirer le suicide de Cléopâtre à Anne de
Bretagne, fille d’un duc souverain, éphémère fiancée d’un futur empereur d’Autriche
et épouse de deux rois de France, dont la devise familiale était « Potius
mori quam foedari » (Plutôt la mort que la souillure) ?
Derrière le nez, l’ethos
Blaise Pascal ne lisait probablement pas l’anglais et n’a pas dû lire la tragédie de Shakespeare, traduite en français bien après sa mort. Mais déjà à son époque, le personnage de Cléopâtre échappait aux condamnations morales binaires. Il a pu lire, par exemple, des auteurs français de son époque comme Jean Mairet (Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre) ou Gautier de Coste de la Calprenède (Cléopâtre). Et si son « nez de Cléopâtre » est assurément la phrase la plus connue à propos de la reine, on en discerne bien la raison. Ce n’est pas seulement une manière cultivée de redire « Petits causes, grands effets ». Voici la « Pensée » entière du philosophe :
Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude.
Qui voudra connoître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je ne sais quoi (Corneille) ; et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopatre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé.
Le « nez de Cléopâtre » n’est pas une considération philosophique, encore moins esthétique, c’est une réflexion sur le pouvoir politique incarné par une reine qui a su inspirer l’amour et en jouer. Sa démonstration fait appel à un ethos tiers déjà reconnu, qui favorise d’emblée la construction d’une phrase forte, dans la lignée de « Rendez à César ce qui est à César » (Jésus), « Entre ici Jean Moulin » (André Malraux) ou « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen » (François Fillon).
Si la pensée pascalienne est forte, ce n’est pourtant pas une « petite phrase ». Cette appellation, dans son usage médiatique, ne s’applique pratiquement jamais à des phrases au conditionnel, ni à des phrases au passé, a fortiori pas à des phrase au conditionnel passé « deuxième forme » (imparfait du subjonctif + participe passé) ! Le nez de Cléopâtre raisonne sur le pouvoir mais ne l’exprime pas.
(1) Cléopâtre est « la première "communicante" de l'histoire », assure Robert Solé dans Femmes d'Etat - L'art du pouvoir (dir. Anne Fulda, Perrin, 2022), mais elle l'est davantage par la mise en scène que par la parole : elle débarque à Tharse sur un navire à la poupe d'or, elle organise des fêtes extravagantes à Alexandrie, elle assiste à la bataille d'Actium sur son navire amiral aux voiles pourpres...
* Le Mystère Cléopâtre
Institut du monde arabe, www.imarabe.org
1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris
jusqu’au 11 janvier 2026, ouvert TLJ sauf lundi
15 €, -26 ans 7€, -12 ans gratuit
05 septembre 2025
« Le confort des boomers » de François Bayrou : une petite phrase pour l’histoire
Les petites phrases politiques sont rarement négatives à l’égard d’un électorat nombreux. Il est moins risqué de s’en prendre aux « riches » qu’aux « vieux », par exemple. Aussi la position de François Bayrou à l’égard des boomers a-t-elle surpris.
Mercredi 27 août 2025, interrogé par Gilles Bouleau
sur TF1, le Premier ministre conclut, après un exposé sur les dangers imminents
de la dette publique : « Tout ça pour le confort de certains partis
politiques et pour le confort des boomers, comme on dit, qui de ce point de vue
là considèrent que, ma foi, tout va très bien ». Plusieurs commentateurs
qualifient cette sortie de « petite phrase ». « La petite phrase
de François Bayrou : les boomers sont-ils vraiment égoïstes et
privilégiés ? » demande
ainsi La Croix sur son compte Facebook.
Le durcissement du message, du « confort des boomers » à l’égoïsme et aux privilèges, tel que le formule La Croix, est répandu. La génération visée, celle née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, est clairement tentée de voir dans cette formule, et peut-être dans le simple mot « boomers », une agression caractérisée. Les réactions sont nombreuses, comme le note 20 Minutes le lendemain : « Une petite phrase qui a, rarement, engendré autant de réactions dans l’appel à témoignages lancé par 20 Minutes jeudi matin. Pas moins de 416 contributions étaient enregistrées en ce milieu d’après-midi ».
Le Premier ministre recherchait-il un tel effet ?
Sibeth Ndiaye ne le pense pas. Interrogée
sur LCI par Emma Allamand, elle affirme : « J'ai l'occasion,
depuis maintenant de nombreuses années, de côtoyer François Bayrou, que ce soit
dans des réunions qui sont publiques ou pas, il a toujours eu cette espèce de
liberté de parole qui parfois dérape et le dépasse ». Mais en la matière,
celle qui fut la communicante d’Emmanuel Macron lors de ses débuts
présidentiels n’a pas toujours été bien inspirée (« on
met un pognon dingue dans les minima sociaux », c’est d’elle).
On écoutera plus volontiers l’avis
exactement inverse d’Ariane Ahmadi, rapporté sur le site Actu par Léa
Giandomenico, qui propose « un point sur la petite phrase sortie par
le Premier ministre hier soir ». Pour la dirigeante de Kerman Consulting, « la
question de la communication politique sur la dette implique de mettre en
responsabilité des gens. Pourquoi choisit-il les seniors ? D'abord, il veut
sûrement éviter que les Français se disent que la restriction de la dette va
peser sur les Français les plus précaires, les classes les plus défavorisées,
et les jeunes. Et puis il y a un clivage intergénérationnel assez fort, en
l’état il a dû penser que taper sur les privilèges des boomers était plus
intéressant vu le contexte socio-politique actuel. » Le Premier ministre
soulignerait ainsi « qu’il est dans un
moment de vérité et plus dans
un moment de séduction électorale ».
Une petite phrase évidemment calculée
Une telle stratégie n’est concevable que dans
une optique de rupture. Le Premier ministre ne chercherait pas à éviter la
censure mais à scénariser sa sortie de l’hôtel Matignon. « Évidemment que tout ce que dit François Bayrou depuis son annonce de la motion de confiance est une
préparation à gérer sa réputation
après cette séquence, il prépare sa sortie, et cela va au-delà de l’électoralisme,
c’est en termes d’image et de crédibilité », considère Ariane Ahmadi.
L'intervention du leader centriste à TF1 contient en fait plusieurs formules susceptibles de devenir des « petites phrases », probablement délibérées. Toujours à propos de la dette, il compare la France à « un bateau qui a une voie d’eau » et fustige l’aveuglement des gens qui disent « T’en fais pas Simone, le bateau flotte encore ». Il affirme aussi ne pas avoir pu discuter du budget avec les dirigeants de l’opposition « parce qu’ils étaient en vacances », ce que Cyprien Pézeril, sur RMC, présente comme « la petite phrase de François Bayrou qui fait hurler les oppositions ». Mais bien entendu, une moquerie envers la classe politique frappe moins qu’une critique envers une douzaine de millions de Français nés entre 1945 et 1965.
Et, la vidéo en est témoin, il est clair que l’effet était recherché. Dès les premières minutes d’entretien, François Bayrou déclare : « on est irresponsable pour les plus jeunes des Français. Vous vous rendez compte… On a réussi un truc que… je trouve que ça sera dans les livres d’histoire… Le pays est écrasé sous la dette,[…] et on dit ben c’est pas grave, les partis politiques vont voter contre ». Et il y revient tout à fait à la fin, il passe en force quand Gilles Bouleau manifeste l’intention d’achever l’entretien. Voici ses dernières phrases : « Encore une fois, qui vont être les victimes ? Les premières victimes, c’est les plus jeunes des Français à qui on a réussi à faire croire – je disais tout à l’heure, ça sera dans les livres d’histoire – c’est eux qui seront les victimes, c’est eux qui devront payer la dette, pendant toute leur vie, et on a réussi à leur faire croire qu’il fallait encore l’augmenter ! Vous ne trouvez pas ça génial ? Tout ça pour le confort de certains partis politiques et pour le confort des boomers, comme on dit, qui de ce point de vue là considèrent que, ma foi, tout va très bien. Je crois moi que la lucidité c’est la première vertu d’une nation et la volonté de s’en sortir. »
Boomers émissaires
Politicien chevronné, parfois qualifié de
« madré », François Bayrou ne parle pas innocemment. Agrégé de
lettres, auteur de nombreux livres, il a été journaliste et a rédigé bien des
discours, jadis, pour Jean Lecanuet, chef de parti, ou Pierre Méhaignerie,
ministre de l’Agriculture. Comme beaucoup d’hommes politiques, il
condamne volontiers les petites phrases mais sait en jouer à l’occasion. Il
nourrit depuis longtemps une vision générationnelle. Dans Au nom du
tiers-état (Hachette littératures, 2006), il évoquait « un pays comme
le nôtre qui va voir partir à la retraite les générations les plus importantes
du baby-boom, avec plein d’énergie, avec une grande expérience de la vie, et
avec la volonté de servir. »
Dans Projet d’espoir (Plon, 2013), il s’inquiétait :
« Nous aurions dû avoir à cœur de ne pas laisser un euro de dette à nos
enfants sur nos dépenses de santé ! L’explosion du nombre des personnes
âgées est inéluctable et avec elle celle de la charge des retraites. […] Les
engagements déjà pris en matière de retraite sont si lourds que nos enfants,
tel le géant Atlas de l’Antiquité qui portait l’univers sur les épaules, vont
avoir à porter un fardeau qui dépasse leurs capacités. La charge qu’ils devront
assumer est sans comparaison possible avec celle que nos générations, celles du
baby-boom, ont dû assumer. Jamais dans l’histoire de l’humanité un tel poids ne
s’est trouvé si lourd sur les épaules des hommes en âge de travailler ».
« Si par sa petite phrase, François Bayrou a
certainement cherché à s’attirer les faveurs de la jeunesse, il a également
pris le risque de nourrir le ressentiment d’une génération envers l’autre »,
estime Solène Vary dans Le Figaro. Mais tandis qu’une nouvelle
cohorte de jeunes rejoint l’électorat chaque année, une fraction des boomers
le quitte définitivement. Le thème des boomers émissaires pourrait devenir
majeur lors de l’élection présidentielle de 2027 dans une France dégradée par
les agences de notation, voire sous tutelle du FMI. François Bayrou pourrait
avoir fait l’histoire comme son héros Henri IV.
![]() |
| François
Bayrou est loin d’être le seul à s’être inquiété du fossé entre les boomers et
la jeunesse. Exemples de livres parus ces dernières années. |
Michel Le Séac’h
02 septembre 2025
« Wir schaffen das », jalon de l’histoire politique allemande
C’était bien une parole historique, finalement ! Dix ans après, loin d’être avalé par la noria de l’actualité, le « Wir schaffen das » d’Angela Merkel symbolise un moment de l’histoire allemande et européenne. La petite phrase du 31 août 2015 a fait de nombreux titres ces jours-ci dans la presse francophone, par exemple :
« Immigration. “Wir schaffen
das” : le bilan controversé de la politique d’accueil d’Angela Merkel » – Courrier
international
« Droit d’asile : dix ans
après le "Wir schaffen das" de
Merkel, l’Allemagne est en train de perdre un peu de son humanité » ‑ Libération
« "Wir schaffen das" :
dix ans plus tard, la politique migratoire d’Angela Merkel divise l’Allemagne »
‑ RFI
« Allemagne : dix ans après
le "Wir schaffen das" d'Angela Merkel, que reste-t-il de sa politique
migratoire ? » ‑ RTL
« Dix ans après la crise
migratoire, l’Allemagne fait le bilan du "Wir schaffen das" » ‑ Le
Monde
« Dix ans après "Wir
schaffen das !", l'aide aux réfugiés n'est plus dans l'air du temps
outre-Rhin » – Les
Dernières nouvelles d’Alsace
« "Wir schaffen
das": dix ans après cette déclaration phare d'Angela Merkel, quel bilan de
l'accueil des réfugiés en Allemagne ? » – La
Libre Belgique
« Dix ans après le "Wir
schaffen das" d'Angela Merkel, la politique migratoire allemande a bien
changé » – RTS
On note que la phrase est presque toujours citée dans sa
langue d’origine, à l’instar du « Yes we can » de Barack Obama ou du « Alea
jacta est » de Jules César ; les médias ne prennent pas toujours la
peine de la traduire.
Le jalon historique est posé tout aussi nettement en Allemagne :
![]() |
| Capture d'écran Google |
On se souvient que, le 31 août 2015, lors d’une conférence de presse, la chancelière allemande d’alors, Angela Merkel invite les Allemands à accueillir les migrants, notamment Syriens et Afghans, qui se pressent à sa frontière. La phrase n’est pas immédiatement remarquée ; elle ne figure d’ailleurs pas dans le compte-rendu officiel de la conférence de presse. Puis un mouvement massif se déclenche en Allemagne : de nombreux citoyens se mobilisent pour accueillir les migrants.
« Wir schaffen das » est donc plutôt perçu positivement dans un premier temps, l'opinion allemande n'y voit pas tout de suite une rupture historique et Angela Merkel est largement confirmée à la tête de son parti quelques mois plus tard. Mais les conséquences sociales de l’afflux de migrants et les agressions sexuelles massives de la nuit du Nouvel an 2016, en particulier à Cologne, provoquent vite un énorme contrecoup. La petite phrase est alors exhumée comme le mot d'ordre d'une fausse route politique. L’Allianz für Deutschland (AfD), hostile à l’immigration, passe de 3 % des suffrages en 2015 à 21 % en 2025 tout en se radicalisant davantage. Elle devient le second parti le plus représenté au Bundestag.
Dix ans plus tard, bien que certains médias tirent un bilan
pas si négatif de l’épisode et de la vague migratoire qui a suivi, « Wir
schaffen das » est généralement considéré comme la pierre noire marquant
le 31 août 2015. Comme le note Der Spiegel, cité par Courrier
international, « la majorité des Allemands pense que “le pays n’a pas
su gérer l’accueil et l’intégration des réfugiés ces dix dernières années” et
que “cette époque a changé l’Allemagne pour le pire” ». La signification des paroles
historiques peut évoluer en cours de route.
Michel Le Séac’h
À lire aussi :
«
Wir schaffen das » : Angela Merkel
est-elle débarrassée de sa petite phrase ?
(billet du 9 décembre 2016)
15 août 2025
Juger les mots. Liberté d'expression, justice et langage, d’Anna Arzoumanov : lecture au filtre des petites phrases
Ce livre « vise à préciser les contours de [la liberté d’expression] en France, à clarifier et discuter les principes selon lesquels il revient aux magistrats de juger les mots », annonce la 4eme de couverture. Or son auteur n’est pas juriste mais linguiste, maîtresse de conférence à la faculté des lettres de Sorbonne Université ; en effet, les juges « ont pour tâche d’analyser les mots litigieux et de trancher sur leur interprétation, même lorsqu’elle est ambiguë » (p. 37).
L'exposé d'Anna Arzoumanov traite clairement de l’identification des discours de haine (qui est attaqué ?), de la caractérisation des énoncés (qu’est-ce qui est dit ?) et de leur interprétation au regard du contexte (qu’est-ce qui est compris ?). Il s’efforce de définir ce qui sépare les mots admissibles des mots litigieux. Ainsi, « les discours les plus sanctionnés renferment des mots qui renvoient à des personnes (les Français, les Juifs), là où ceux qui dénoncent des entités abstraites (la France, le catholicisme) le sont peu » (p. 45).
Michel Houellebecq peut ainsi qualifier l’islam de « religion
la plus con » parce que « le terme islam ne peut référer à la
communauté qui pratique cette religion » (p. 46) ; « l’outrage
au dogme n’est pas l’injure aux personnes à raison de leur religion et le délit
d’outrage à la morale religieuse n’existe pas », a posé la Cour de
cassation en 2006.
De même, Christine Boutin a été condamnée pour s’en être
prise à l’homosexualité car, pour ses juges, il y avait « référence, par
le biais d’un nom abstrait, à une communauté ». Est-ce que, par ailleurs, « les
Français de souche" constituent une catégorie raciale et seraient à ce
titre protégeables en tant que groupe homogène ? » demande encore l’auteure.
« Plusieurs juridictions ont eu à répondre à cette question dont la
réponse dépend largement de la vision du monde de celui qui la donne »,
reconnaît-elle une fois encore. « Ces exemples d’interprétations
contradictoires montrent à quel point le critère de l’extension peut être
complexe à appliquer dès lors que le locuteur fait usage de mots qui ciblent
localement des sous-ensembles tout en s’appuyant sur une vision du monde
opposant des communautés entre elles dans leur totalité. » Autrement dit,
la loi ne fournit pas de critère objectif pour distinguer « l’extension
référentielle » et l’usage des mots, et il revient au juge de qualifier ce
qui relève de la subjectivité du locuteur.
Juge-t-on des mots ou des sous-entendus ?
Par ailleurs, un mot peut vouloir dire autre chose que
lui-même, « le contexte lexical peut en modifier le fonctionnement
référentiel » (p. 54), en particulier dans le cas des métonymies et des
métaphores. Le mot « police » désigne-t-il une institution ou ses
agents présents ? Les juges n’ont « pas eu le choix » assure
Anna Arzoumanov : ils ont dû condamner les chanteurs de NTM pour l’expression
« je nique la police » (p. 55). Dans un autre cas, un locuteur condamné
en première instance a été relaxé en appel « au regard du sens des mots en
langue, en s’appuyant sur des articles de dictionnaires ». Le dictionnaire n’est-il pas la loi du mot ? Pas du tout, souligne
l’auteure ‑ et d’ailleurs, dans le même cas, la Cour de cassation a finalement
considéré qu’il y avait matière à condamnation malgré les dictionnaires.
Enfin, il appartient aux juges d’apprécier les mots à la
lumière d’un contexte social ou sociétal. Par exemple, dans une décision concernant
le chanteur Orelsan, dont les chansons ont été « comprises au regard d’un "contexte
ambiant" » établi suivant plusieurs critères : « la
personnalité du chanteur déterminée à partir de certaines prises de parole
publique, la réception effective de ses chansons à partir de l’évaluation des
spécificités de son public, un contexte sociétal de domination violente des
hommes sur les femmes » (p. 150). La relaxe est prononcée en appel parce
que « la médiocrité des personnages que jouerait Orelsan serait la marque
qu’il prend de la distance par rapport à eux » : les personnages d’Orelsan
sont médiocres, donc ils ne sont pas lui… Peut-on encore parler, alors, de « juger
les mots » ? « Il est difficile de ne pas y lire une influence
de la popularité grandissante du chanteur au moment de cet arrêt, en 2016 »,
ne peut que constater Anna Arzoumanov (p. 151)
Celle-ci conclut son livre en affirmant qu’« il est
essentiel de saluer le travail des magistrats, qui exige non seulement une
expertise technique pointue, mais aussi un engagement constant en faveur de la
liberté d’expression, une adaptation permanente aux transformations sociétales
et aux nouvelles questions qu’elles font émerger » (p. 160). Cette
conclusion sur « les magistrats » ne laisse pas d’étonner.
En effet, tout au long du livre, Anna Arzoumanov multiplie
les signes d'interférence entre la subjectivité du juge et le droit de la
presse. Les cas qu’elle rapporte montrent en particulier que d’un juge à l’autre,
les mêmes mots peuvent prendre des sens différents. Comme le sabre de Monsieur
Prudhomme, on peut s’en servir « pour défendre nos institutions et au
besoin pour les combattre »... Ce n’est pas « le » juge qui juge
mais un magistrat en chair et en os -- et en opinions. L’auteure en convient même
assez expressément à plusieurs reprises :
-
« Observer ce que [les juges] retiennent
comme diffamatoire apparaît comme un bon observatoire de l’évolution générale
des mœurs et des normes comportementales ou plus exactement de la
représentation que les juges s’en font » (p. 94).
-
« Ces décisions contradictoires selon les
juridictions montrent bien que l’évaluation d’une morale communément partagée
reste fortement tributaire des croyances de ceux qui jugent, malgré l’objectivité
idéale à laquelle doit tendre le juge » (p. 97).
-
« Entrer dans la fabrique du jugement
juridique des mots montre l’inévitable intervention de biais idéologiques,
théoriques ou cognitifs »(p. 157).
- « Il est manifeste que les critères que les
juges mobilisent témoignent parfois de leurs sensibilités particulières et de
leur univers de croyance » (p. 158).
Mais elle en tire une leçon surprenante : « Plutôt
que de nier cette influence qui met à mal l’égalité de traitement entre
justiciables, les professionnels ont tout à gagner à en tirer parti pour
affiner leurs outils et méthodes d’analyse » (p. 158), autrement dit
prendre un « recul critique par rapport à cette illusion d’objectivité et
d’impartialité du jugement ».
La légitimation de leur partialité satisfait sans doute les « professionnels »
mais n’est évidemment pas de nature à rassurer les justiciables saisis par un
sentiment d’insécurité juridique. Or aucune autre voie n’est esquissée :
il y a de quoi s’interroger sur la légitimité d’une législation laissant à
des individus faillibles, qui ne sont pas des lexicologues, le pouvoir de juger
non seulement des mots mais, à travers eux, des opinions, censément
sanctuarisées par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789.
Petites phrases au risque de l’assassinat
Les petites phrases politiques ne semblent pas tellement
concernées par le droit de la presse. N’est-ce pas étrange ? Beaucoup d’entre
elles s’en prennent directement à des personnes nettement désignées, en des
termes que leurs victimes considèrent volontiers comme injurieux. Cependant, la
jurisprudence tend à considérer que « le discours politique par exemple
peut parfois justifier des attaques personnelles de l’adversaire dès lors qu’elles
servent à qualifier ses opinions » (p. 117 ; on note au passage qu’une
fois de plus il est question des opinions, non des expressions).
En 2014, par exemple, Jacques Séguéla désigne Marine Le Pen
comme la « fille de ce nazi » et se trouve poursuivi pour injure. Le
tribunal de première instance concède que « le terme de « nazi »
peut constituer une injure », mais qu’il « n’est pas à prendre au
pied de la lettre et ne signifie pas membre du parti national-socialiste »
et qu’il ne viserait pas « à abaisser ou outrager la partie civile mais à
qualifier des opinions de la partie civile qui ont choqué le publicitaire »,
par ailleurs habitué aux « formules chocs ».
En 2023, une plainte vise l’humoriste Guillaume Meurice pour « provocation à la violence et
à la haine antisémite » et « injures publiques à caractère
antisémite » : sur Radio France, il a décrit le Premier ministre
israélien Benjamin Netanyahou comme une « sorte de nazi sans
prépuce ». Le parquet de Nanterre classe la plainte sans suite car les
deux infractions n’apparaissent pas caractérisées. L’intéressé ne laisse pas
passer l’occasion : « Si je dis : Nétanyahou, c’est une sorte de nazi,
mais sans prépuce, c’est bon, le procureur l’a dit cette semaine. Allez-y,
faites-en des mugs, des tee-shirts, c’est ma première blague autorisée par la
loi française. »
Cette laxité pourrait cependant être à géométrie variable
selon les opinions des uns et des autres. Christine Tasin a été condamnée pour
provocation à la haine envers les musulmans en raison des expressions « Islam
assassin » et « Islam dehors » parues sur le site Riposte laïque.
« Islam » ne désigne-t-il pas une doctrine et non des personnes ?
Non, il y a « glissement métonymique allant de l’islam aux musulmans »
en raison des termes assassin et dehors qui « orienteraient
le discours vers une personnification ». Ne parlez plus de « petites
phrases assassines », cela pourrait prêter à conséquence1 !
Il faudrait aussi rappeler que le jugement des mots peut
emprunter les voies du droit civil. Jean-Marie Le Pen a été condamné à de
lourdes indemnités pour avoir dit « les chambres à gaz sont un détail »
en raison de la douleur ressentie par certains auditeurs de cette phrase
dépréciative, difficilement punissable au pénal. Autrement dit, quoi que dise un logos, il pourra être jugé
différemment en fonction de l’ethos du locuteur et du pathos des
auditeurs.
Michel Le Séac’h
1 Voir "Petite phrase assassine : quand la métaphore tourne à l'abus de langage", blog Phrasitude, 5 septembre 2023.
Juger les mots, par Anna
Arzoumanov,
Actes Sud, avril 2025
La Compagnie des langues
ISBN : 978-2-330-19770-4
176 pages 10 x 19 cm, 19,00 €
09 août 2025
« Houston, we have a problem », petite phrase spatiale optimisée par Hollywood
Jim Lovell, qui vient de mourir à 97 ans, restera dans l’histoire comme l’astronaute qui a dit, ou presque : « Houston, we have a problem ».
« Houston, on a un problème » est assurément l’une des petites phrases spatiales les plus connues (loin derrière « Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité », cependant). Elle illustre éloquemment la parenté qui existe parfois entre répliques cultes et petites phrases, les premières relevant de la fiction, les secondes de la « vraie vie ».
Elle remonte au 13 avril 1970, au cours de la mission spatiale Apollo 13. Alors que le vaisseau spatial américain s’apprête à atterrir sur la Lune, un réservoir d’oxygène explose, provoquant de nombreux dommages. « We’ve had a problem » prévient l’un des astronautes. Le contrôle de mission de la NASA, à Houston, demande une confirmation. « Houston, we’ve had a problem », répond Jim Lovell, commandant de la mission. La NASA interrompt aussitôt le programme prévu et s’attache à ramener au plus vite les astronautes sur la Terre.
![]() |
| James Lovell en 2008, entre Frank Borman et William Anders ; ls formaient l’équipage de la mission Apollo 8, qui a orbité autour de la Lune en 1968. Photo Chris Radcliff, via Wikimedia Commons sous licence CCAS 2.0. |
L’enregistrement de la séquence ne laisse aucun doute : James « Jim » Lovell a bien dit : « Houston, we’ve had a problem » (« Houston, nous avons eu un problème »). Pourtant, la phrase est presque toujours citée sous la forme : « Houston, we have a problem » (« Houston, on a un problème »). La raison en est parfaitement connue.
La mission spatiale, et surtout son problem, a fait l’objet du film hollywoodien à gros budget Apollo 13 réalisé par Ron Howard en 1995. Le scénariste du film, William Broyles, a délibérément opté pour le temps présent « we have », au lieu du passé « we’ve had ». Ainsi, cette phrase qui signale le début de l’épisode central du film contribue beaucoup mieux au suspense.
On note que les petites phrases, en particulier celles qui deviennent des mots historiques, sont rarement à l’imparfait ; le présent, l’impératif et le futur leur conviennent beaucoup mieux(1). Mais la parenté entre répliques cultes et petites phrases ne s’arrête pas là. Les unes et les autres peuvent être considérées comme des « microrhétoriques » associant un logos, un ethos et un pathos.
Logos, ethos pathos : un parfait alignement
Le logos, les paroles prononcées telles que revues par Broyles, n’a pas pour seule qualité d’être au présent. Au premier degré, la phrase de Lovell est d’une banalité absolue. Chacun a pu l’entendre et la lire, voire la prononcer, des centaines de fois dans des articles, des discours et des conversations du quotidien. Sa force, ici, est dans son sous-entendu, vite compris de tous dans la culture américaine. Elle constitue pour le public une sorte de message codé : il sait que ces quelques mots vont se déployer en une aventure palpitante. Le public est délibérément poussé dans cette voie par l’affiche du film, où « We have a problem » figure en guise de slogan.
L’ethos du locuteur n’est pas moins puissant. La phrase est prononcée par le commandant d’une mission spatiale, par essence un héros moderne. Qui plus est, Lovell est incarné dans le film par Tom Hanks, probablement l’acteur le plus adulé du moment depuis la sortie de Forrest Gump l’année précédente. Toujours optimiste, Forrest Gump prend la vie comme elle vient sans se démonter devant l’adversité.
Le pathos américain du moment, enfin, fait une large place à des valeurs comme le courage, la résilience, la sérénité, l’objectivité, qui s’expriment bien à travers ce simple constat prononcé sur un ton énonciatif : « On a un problème ». Cet air du temps a fait le succès de Forrest Gump comme il fera celui d’Apollo 13, qui contribuent à le renforcer par un effet cerceau.
Le récit plus fort que le réel
« We have a problem » n’est pas tout à fait conforme à la réalité mais l’améliore, la rend plus propice à la mémorisation. Quant à la traduction française, le choix du « on » au lieu du « nous » donne plus de force à la phrase, ne serait-ce qu’en la raccourcissant d’une syllabe. Il en va de même d’un grand nombre de petites phrases et de citations historiques : le public les optimise spontanément. Le détour par la fiction ne fait que souligner un fait cognitif : le récit l’emporte sur le réel. Le « merde ! » de Cambronne à Waterloo a suivi le même cursus : l’intervention de Victor Hugo a largement contribué à le rendre fameux.
Jim Lovell accepte sans difficulté le « redressement » de sa phrase (il joue même un petit rôle dans Apollo 13). Il n’est pas le seul, car le film comporte une deuxième réplique culte : « Failure is not an option ». Elle est mise dans la bouche du directeur de mission Gene Kranz (joué dans le film par Ed Harris), qui ne l’a jamais prononcée. Mais elle exprimait si bien son état d’esprit et son rôle qu’il en a fait le titre de son autobiographie ! (La traduction de cette phrase dans la version française du film, « L’échec n’est pas envisageable » n’a certainement pas la même force.)
L’American Film Institute (AFI) a classé « We have a problem » au cinquantième rang des cent répliques cultes les plus fameuses du cinéma américain. Mais les bonnes fées qui se sont penchées sur son berceau en ont fait davantage encore : une expression idiomatique. Elle est souvent utilisée pour signaler un problème inattendu auquel on n’a pas d’autre choix que de faire face.
L’engouement de la presse scientifique
Signe de la puissance de cette phrase, mais aussi de sa banalisation, elle fait une carrière inattendue dans les revues scientifiques. Depuis quelques années, certaines de celles-ci s’attachent à se démarquer par des titres accrocheurs – ou supposés tels. Elles surexploitent « Houston, we have a problem ». Les revues médicales en sont spécialement friandes :
- “Houston, we have a problem!”: the role of the anesthesiologist in the current opioid epidemic, M Yaster, HT Benzon, TA Anderson - Anesthesia & Analgesia, 2017
- Death or neurologic injury after tonsillectomy in children with a focus on obstructive sleep apnea: Houston, we have a problem!, CJ Coté, KL Posner, KB Domino - Anesthesia & Analgesia, 2014
- Houston, We Have a Problem: Reports of Clostridioides difficile Isolates With Reduced Vancomycin Susceptibility, DH Greentree, LB Rice et al. - Clinical Infectious Diseases, 2022
- “Houston, we have a problem”: the difficulty of measuring outcomes in spinal surgery, GW Basil, AC Sprau, Z Ghogawala, JW Yoon… - Journal of Neurosurgery: Spine, 2020
- Houston, we have AI problem! quality issues with neuroimaging‐based artificial intelligence in Parkinson's disease: a systematic review, V Dzialas, E Doering, H Eich, AP Strafella et al.- Movement Disorders, 2024
- “The debate over health care reform: Houston, we have a problem”, EG Neilson - The Journal of clinical investigation, 2009
Mais toutes les disciplines sont concernées, comme les technologies de l’information (“Houston, we have a problem!: The use of ChatGPT in responding to customer complaints”, E Koc, S Hatipoglu, O Kivrak, C Celik, K Koc - Technology in Society, 2023), le bâtiment (“'Houston, we've got a problem': The political construction of a housing affordability metric in New Zealand”, L Murphy - Housing Studies, 2014), l’histoire contemporaine (“" Houston, we have a problem": China and the race to space”, J Johnson-Freese - Current History, 2003), le droit (“Houston, We Have a Problem: Does the Second Amendment Create a Property Right to a Specific Firearm?”, JL Schwab, TG Sprankling - Colum. L. Rev. Sidebar, 2012), et bien d’autres encore.
Un certain nombre d’auteurs tentent de subtiles variantes. « Houston, we have a solution » n’est pas rare. On trouve aussi, par exemple :
- Double data and dubious conclusions,'Houston do we have a problem?', JL Epker, AJ Valkenburg, EJO Kompanje - Intensive Care Medicine, 2021 – Springer
- “Houston, we have a lawsuit”: a cautionary tale for the implementation of value-added models for high-stakes employment decisions, MA Paige, A Amrein-Beardsley - Educational researcher, 2020 - journals.sagepub.com
- Shell Houston, we have a climate problem!, T Skodvin, JB Skjærseth - Global Environmental Change, 2001 – Elsevier
La mode s’est même répandue à des revues publiées dans d’autres langues que l’anglais (“Även om det inte hände är det sant–Houston, We Have a Problem”, S Pejkovic - Nordisk Østforum, 2020).
Naturellement, la référence s'impose dans bon nombre d'articles consacrés aux problèmes de la ville de Houston (“Houston, We Have a Gentrification Problem: The Gentrification Effects of Local Environmental Improvement Plans in the City of Houston”, MM Byers - Tex. A&M Journal of Property Law, 2021). Cette tendance à l’automatisme, comme si le mot « problem » appelait le nom « Houston », agace plus d’un Texan !
(1) Voir Michel Le Séac'h, Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique, p. 201 s.
Michel Le Séac’h
26 juillet 2025
« Le macronisme s’achèvera avec Emmanuel Macron » : Bruno Retailleau engage-t-il le combat des chefs ?
« Le macronisme s’achèvera avec Emmanuel Macron » : la déclaration de Bruno Retailleau à Valeurs actuelles, le 22 juillet, a été qualifiée de « petite phrase » par de nombreux médias comme RTL, BFMTV, Les Dernières nouvelles d’Alsace ou Gala. La formule est délibérée : son texte a sûrement été soumis au ministre de l’Intérieur avant publication. Pourtant, il n’est pas dit qu’elle ait été capitale dans son esprit.
« Curieusement, cet entretien n’a fait de bruit dans le
Landerneau que par la nécrologie du macronisme », observe Francis Brochet
dans Le Journal de Saône-et-Loire. En effet, dans le même texte, Bruno
Retailleau déclare vouloir « l’union des électeurs de droite, pas l’union
des droites », autrement dit pas d’alliance formelle avec le Rassemblement
national mais une main tendue sur le terrain électoral. La fin du « cordon
sanitaire » devrait avoir un grand retentissement sur la vie politique
française. (Choisir de s’exprimer dans Valeurs actuelles paraît logique
dans cette optique.)
Par ailleurs, la phrase de Bruno Retailleau choisie par Valeurs
actuelles pour annoncer son entretien à la Une était : « Je ne
crois pas au en même temps ».
Deux prises de position majeures, donc, l’une portant sur la
stratégie électorale, l’autre sur la doctrine politique, qui auraient pu elles
aussi être qualifiées de « petites phrases ». Pourtant, la quasi-totalité
des commentateurs préfèrent retenir ce qui est, à première vue, une simple
conjecture sur l’avenir d’un « macronisme » que le ministre ne s'attarde guère à définir (
Le même pronostic a déjà été exprimé au mois de mai par Sophie Primas, porte-parole du gouvernement (« le macronisme, probablement, trouvera une fin dans les mois qui viennent »), énergiquement approuvée par Gérard Larcher, président du Sénat (« après Emmanuel Macron, il n’y aura plus de macronisme »). Ces positions ont suscité dans Le Monde une analyse de Nathalie Segaunes intitulée : « Le macronisme surviva-t-il à Emmanuel Macron ? ». La question était donc sur la table, et la formule de Bruno Retailleau n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel clair. C’est presque une banalité !
Le président du Sénat est le troisième personnage de l’État
alors que Bruno Retailleau n’est « que » cinquième dans l’ordre
protocolaire du gouvernement. Pourquoi la petite phrase du second a-t-elle
néanmoins plus de retentissement que celle du premier, alors qu’elles sont
presque identiques ? Probablement parce que si toutes deux sont comprises
comme des défis lancés au président de la République,seul l’un des deux
locuteurs apparaît comme un challenger crédible. La désignation du leader est
l’un des principaux rôles des petites phrases, mais il faut un ethos de
leader pour s’aligner.
Quand un ministre ne ferme pas sa gueule
Une petite phrase est moins faite de mots que de
sous-entendus. Quand Laurent Fabius, parlant de François Mitterrand, déclare en
1984 : « lui c’est lui, moi c’est moi », il n’énonce pas un
simple truisme. Premier ministre de François Mitterrand, il prend ses distances
avec le président. Ou du moins la phrase est-elle comprise ainsi (Laurent
Fabius affirmera plus tard qu’elle avait été concoctée d’un commun accord avec
Mitterrand : le sous-entendu était trafiqué en vue d’un résultat désiré).
Dans « le macronisme s’achèvera avec Emmanuel Macron », on entend
quelque chose comme : « j’ai l’intention de prendre la place
d’Emmanuel Macron ».
Du leader, on attend qu’il remette le challenger à sa place. Avec sa propre petite phrase ravageuse, s'il en a les moyens. S’il s’agit d’un ministre, il pourra le démettre, selon la doctrine
édictée par Jean-Pierre Chevènement en 1983 : « Un ministre, ça ferme
sa gueule ou ça démissionne. » En l’occurrence, réclamer la démission de
Bruno Retailleau reviendrait probablement à faire tomber le gouvernement. Que
reste-t-il à Emmanuel Macron pour prouver qu’il demeure le patron ? En pratique, une seule solution : brandir son sceptre en mettant en
scène une prérogative régalienne. De là à dire que la reconnaissance d’un État
palestinien serait une riposte à une petite phrase, il y a tout de même une
marge. Mais l'annonce anticipée d'une telle décision, pourquoi pas ?
Michel Le Séac’h
Photo Thomas
Bresson : Réunion publique de Bruno Retailleau à la salle des fêtes de
Belfort, le 24 mars 2025, via Wikimedia,
licence CC BY 4.0.
23 juillet 2025
« J’en ai rien à péter de la rentabilité des agriculteurs » : la petite phrase sauvage de Sandrine Rousseau
Le 11 juillet, Sandrine Rousseau est interrogée par le site d’extrême-gauche Le Média. Elle exprime son opposition à la loi Duplomb qui, entre autres, rend aux agriculteurs français le droit d’utiliser certains pesticides. Une nécessité pour leur rentabilité ? « J’en ai rien à péter de leur rentabilité ! » s’insurge-t-elle. La députée écologiste est experte dans l’utilisation des petites phrases : cherche-t-elle une fois de plus à faire scandale pour renforcer sa notoriété ?
Cela paraît improbable. D’abord, elle sait qu’elle s’exprime
sur un site relativement marginal. Le Média ne livre pas de chiffres d’audience
mais compte 173 000 abonnés sur X et 47 200 abonnés à sa chaîne
YouTube, Le Média 24-7. La polémique autour de la petite phrase a dopé sa fréquentation
sans la porter à des niveaux extraordinaires. Au 22 juillet, l’émission avec Sandrine Rousseau
a été vue 27 000 fois sur Le Média 24-7 ; elle a recueilli 1 200
pouces en l’air et 517 commentaires.
![]() |
| Capture d'écran Le Média |
Qu’elle le
veuille ou non, Sandrine Rousseau a émis une petite phrase « sauvage »(1) : une formule qui lui a échappé et
s’est trouvé un public. Lequel n’est pas celui auquel elle pensait s’adresser.
Son « j’en ai rien à péter » en témoigne. Le langage de cette
universitaire est d’ordinaire plus classique. Un mot grossier employé exceptionnellement
et délibérément peut rendre une déclaration remarquable, comme lorsque Emmanuel
Macron déclare : « Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder ».
Mais encore une fois, le sujet de Sandrine Rousseau n’est pas la
rentabilité des agriculteurs. Il est probable qu’elle adopte un langage relâché
dont elle pense, à tort ou à raison, qu’il correspond au média dans lequel elle
s’exprime.
Des retombées imprévues
Quand la petite phrase, reprise par d’autres médias, en
particulier CNews, première chaîne d’information de France, touche d’autres
publics que celui des militants d’extrême-gauche ou des électeurs écologistes,
il en va autrement. Pour les agriculteurs, la rentabilité est bel et bien un
sujet ! Leur pathos écorché considère la petite phrase comme violemment
négative car aggravée par un logos grossier. Lequel peut correspondre,
tout en l’accentuant, à l’ethos d’une femme politique pas très bien
connue mais généralement considérée comme extrémiste. Et comme les
Français ont très majoritairement une image positive des agriculteurs et
sont conscients de leurs difficultés économiques, ils réagissent négativement à
la formule de Sandrine Rousseau. Une grande partie des médias rendent compte de
ses propos, parfois en les qualifiant expressément de « petite
phrase », comme dans Gala
ou le Huffington
Post. Les recherches en ligne sur son nom redémarrent,
atteignant en plein été un niveau sans précédent depuis un an.
Il est probable que la polémique contribue aussi à l’un des
phénomènes politiques les plus notables de ces derniers mois : le succès
de la pétition « Non
à la Loi Duplomb — Pour la santé, la sécurité, l’intelligence collective »,
déposée le 10 juillet par une étudiante de 23 ans, qui recueille 1,5 million de
signatures en dix jours. Au 23 juillet, elle en est à 1 743 260
signatures. Cela en fait en fait de très loin le texte le plus massivement
soutenu des deux mille et quelques pétitions déposées sur le site ad hoc de l’Assemblée
nationale.
Michel Le Séac’h
(1) Sur la distinction entre petites
phrases domestiques et petites phrases sauvages, voir Michel Le Séac’h, Petites
phrases : des microrhétoriques dans la communication politique, p. 125
s.
À lire aussi :
Sandrine
Rousseau : la notoriété par les petites phrases
Les
petites phrases de Sandrine Rousseau inspirées par Angela Merkel ?
30 juin 2025
Retour à la parole de Julien Barret : lecture au filtre des petites phrases
À l’heure ou certains s’inquiètent d’un déclin de la lecture, Julien Barret se félicite d’un sursaut de la parole. Elle est partout et, montre-t-il dans la première partie de son livre, elle l’est de manière consciente et organisée. Les concours d’éloquence sont redevenus à la mode, la Conférence du stage a fait école et l’épreuve reine du baccalauréat est depuis 2021 le « grand oral », qui n’a pas pour but de « répéter des choses apprises en cours » mais de « valider la faculté de parler en public ». L’enseignement supérieur fait place à la rhétorique depuis plusieurs décennies et de nombreuses formations pratiques sont aussi proposées, comme les ateliers théâtre des lycées ou le dispositif « slam a l’école ». Et bien entendu, les médias et les réseaux sociaux mettent en valeur l’usage de la parole.
Dans une seconde partie, Julien Barret s’attache à retracer l’histoire de l’art oratoire, depuis la naissance de la rhétorique dans la Sicile du Ve siècle av. J.-C. jusqu’à sa fin au XIXe siècle dans la plupart des pays d’Europe, en passant par la disputatio médiévale et les envolées révolutionnaires.Le livre s’achève sur un plaidoyer vigoureux et détaillé en
faveur de l’éloquence comme savoir pratique ; Julien Barret, qui est aussi
formateur, s’y montre convaincant ! Si elle sert à dire, soigner,
théâtraliser, etc., elle répond aussi à des enjeux majeurs à l’école et dans
l’entreprise ainsi que dans le monde social, aussi bien dans un but de pouvoir
que de compréhension.
Marquer les esprits
Les petites phrases ne font, sous cette appellation, qu’une seule apparition explicite, plutôt dépréciative : « Les moyens de
communication promeuvent des discours brefs et interrompus, des petites phrases
et des punchlines faites pour emporter l’adhésion en quelques minutes, sinon en
quelques secondes, loin des discours fleuves qui ont pu servir de modèle
délibératif à l’époque révolutionnaire. » C’est leur accorder une
puissance extraordinaire qui, en soi, justifierait qu’on s’y intéresse : à
quoi bon de grands discours si des petites phrases permettent d’emporter une
adhésion quasi immédiate ?
Ce petit livre, qui traite de l’éloquence en bloc et non
dans ses détails, fait néanmoins une place aux formes brèves. Le pitch
commercial, par exemple, « devrait être, comme le sont en général les
titres d’œuvres, à la fois synthétique et incitatif » (p. 55), et renvoie « aux
concepts scénaristiques de tagline (slogan intriguant) et logline
(histoire résumée en une phrase) qui complètent celui de punchline, cet énoncé
percutant destiné à marquer les esprits ». Rappelons que l’Académie
française définit la « petite phrase » comme une « formule
concise […] qui vise à marquer les esprits ».
Leçon essentielle en effet : « l’éloquence se définit par
rapport à un public : c’est un discours adressé à une assemblée » (p.
13). L’enjeu d’une culture commune entre l’orateur et l’auditeur transparaît à maintes
reprises, comme à propos du « mème », « détournement parodique
de séquences populaires », qui au fond « actualise le bon vieux
cliché, cette vérité partagée du lieu commun. Ainsi, la rhétorique classique et
celle des réseaux sociaux poursuivent les mêmes buts, en commençant par la captatio
benevolentiae et en terminant par un appel à l’action » (p. 62-63).
Un lieu est commun parce que la vérité est partagée. Mais si
elle ne l’est pas ? Prendre la parole, c’est courir le risque « que
la mémoire défaille, que la langue fourche, lâche un gros mot ou dise le
contraire de ce que l’on veut dire » (p. 152). Ce « contraire de ce
que l’on veut dire » dit bien ce qu’il veut dire : le risque essentiel
n’est pas ce qui est dit mais ce qui est entendu, c’est celui d’un logos qui
ne rencontre pas le pathos. « L’orateur prend conscience des mots
qu’il prononce au moment où il les articule » : c’est plus vrai
encore de l’auditeur !
Rhétorique de l’incompréhension
Julien Barret ne fait pourtant pas l’impasse sur ce dernier.
L’un des objectifs de la formation à l’éloquence, souligne-t-il, est d’« Éduquer
à la réception ». Là encore, il met en cause les petites phrases :
« À l’heure où la punchline et l’invective font loi dans une
société marquée par l’hyper-susceptibilité de ses membres, il devient utile de
former des citoyens capables d’écouter, de déjouer les manipulations, d’évaluer
chaque prise de parole en fonction du contexte d’énonciation. […] Ainsi des
polémistes s’imposent sur la scène publique à force de punchlines incendiaires,
de clashs et de buzz. Cette rhétorique de la manipulation œuvre à coups de
phrases péremptoires, accompagnées de chiffres anxiogènes et invérifiables, peu
contextualisés » (p. 143). La formation viserait à « résister à ces
discours par un processus de décryptage, voire d’autodéfense
intellectuelle ».
Mais à la « rhétorique de la manipulation », Julien
Barret ferait bien d'ajouter une rhétorique de l’incompréhension. Les brandons de la
discorde, souvent, n’ont pas de but belliqueux. Quand Emmanuel Macron, par
exemple, dit « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou
« on met un pognon dingue dans les minima sociaux », le pouvoir
incendiaire de ces petites phrases tient à « l’hyper-susceptibilité »
du corps social. Ces formules concises contiennent beaucoup de sens sous forme
d’allusions, de métaphores, de litotes, etc. Une formation à l’éloquence permet
d’en prendre conscience, pas de combler un fossé culturel.
Corrélativement, la conscience de ce fossé risque de paralyser la parole. Comme le dit l’auteur, « le surmoi social est si prégnant, la peur de déranger si communément partagée, la crainte de n’être pas légitime si répandue que le travail des coachs […] consiste le plus souvent à rassurer le client qui souhaite s’améliorer à l’oral » (p. 145). Au risque de déranger en effet ? L'éloquence ne peut ignorer que la diversité de la société rend la parole plus dangereuse que jamais.
Julien Barret
Retourà la parole – De la rhétorique antique aux concours d’éloquence
ACTES SUD, mai 2025
La Compagnie des langues
ISBN : 978-2-330-20693-2
176 pages10.00 x 19.00 cm, 19,00 €
Michel Le Séac’h
17 juin 2025
Pourquoi les intellectuels se trompent, de Samuel Fitoussi : lecture au filtre des petites phrases
Les intellectuels choisissent-ils leurs idées parce qu’elles sont justes ou parce qu’ils en tirent un avantage social ?
Après Gustave Le Bon, George Orwell, Raymond Aron, Jules
Monnerot – qu’étrangement il ne cite pas –, Roger Scruton, Jean-François Revel,
Raymond Boudon et bien d’autres, Samuel Fitoussi tente d’expliquer pourquoi les
intellectuels, ou du moins beaucoup d’entre eux, se vautrent dans l’erreur et
le mensonge. Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roland Barthes et Michel
Foucault se retournent dans leur tombe une fois de plus.
Il y a beaucoup de neuf, pourtant, dans ce livre. Fitoussi n’est
pas condamné à répéter ce qu’ont écrit ses prédécesseurs, d’abord parce que de
nouveaux errements sont venus s’ajouter aux anciens, ensuite parce qu’il peut s’appuyer
sur les travaux récents des sciences cognitives et de la psychologie évolutive.
Il cite largement Steven Pinker, Hugo Mercier et Dan Sperber, Jonathan Haidt, Melvin
Lerner, Pascal Boyer, etc.
Se tromper, chez les intellectuels, peut être profitable. Même
après vingt ans d’erreurs lourdes et systématiques, des experts restent considérés comme des autorités crédibles
dans leur domaine, comme l’a montré Tetlock (p. 30). Les intellectuels ne sont
pas devenus pour autant des adeptes cyniques de la « post-vérité ». Il
semble plutôt que « toutes les factions idéologiques tiennent à la vérité,
c’est pourquoi elles projettent leurs certitudes quant à ce qu’elles croient être la vérité sur l’actualité » (p. 82)
La logique du groupe
est essentielle. « Pourquoi l'adhésion à des idées fausses
permet-elle de démontrer efficacement sa loyauté envers le groupe
d'appartenance ? » demande Fitoussi. Réponse, inspirée par Pinker : « parce
qu'elle envoie un signal : je suis plus fidèle au groupe qu'à la réalité"
(p. 193). Le sacrifice de la vérité n’est d’ailleurs pas le seul consenti pour avoir
sa place dans une collectivité : plus l’appartenance à un groupe est
coûteuse (respecter des interdits alimentaires ou changer de sexe, par exemple)
plus on prouve sa fidélité. Au contraire, l’intellectuel qui dénonce l’erreur
de son groupe est voué aux ténèbres extérieures...
Des petites phrases au service des erreurs ?
Fitoussi s’intéresse au fond, au contenu de l’erreur, et non
à la forme sous laquelle elle est exprimée. Dans son livre, il n’est donc pas
question de petites phrases. Mais elles ne sont pas loin.
C’est l’élite culturelle qui définit ce qui relève de l’erreur
ou de la vérité. Ses idées ne sauraient donc être considérées comme fausses (p.
210). Et c’est elle qui transforme la complexité du monde en « contenu
digérable », à travers des « cadres de référence » soumis à une
subjectivité. Celle-ci, « inévitablement, est celle de l’élite :
elle est fonction de l’humeur intellectuelle du moment, des visions dominantes
au sein de la classe urbaine et cultivée ».
Si la plupart des gens « font confiance à un petit
cercle de leaders d’opinion, au jugement desquels il se rangent presque aveuglément »
(p. 214), de longs discours sont inutiles. Par ailleurs, « de nombreux
travaux classiques suggèrent que les croyances idéologiques se diffusent
rapidement du haut vers le bas : l’opinion publique peut fluctuer
rapidement au gré de l’évolution de quelques influenceurs intellectuels, pour
le meilleur comme pour le pire » (p. 214). Les petites phrases, phénomène
cognitif réunissant un logos bref, l’ethos du locuteur et le pathos
des auditeurs, sont bien adaptées à la circulation rapide d’idées formatées
par le cadre de référence de leaders à destination d’un public acquis d’avance.
Elles assurent la diffusion rapide d’idées ou de consignes sous une forme
facilitant leur mémorisation et leur répétition.
Cette dernière est importante, car « nous succombons
tous au biais de vérité illusoire, c’est-à-dire que nous avons tendance à
accorder une valeur de vérité à une chose que nous entendons beaucoup,
simplement parce que nous l’entendons beaucoup ». La répétition fait le
consensus, et « comme le formule Rémy de Gourmont, "une erreur tombée
dans le domaine public n’en sort jamais" » (p. 211). À quoi
Jean-François Revel ajoutait : « Les opinions se transmettent
héréditairement. Cela finit par faire l’histoire. » On songe assez aisément
au nombre de recueils de citations consacrés à Ces petites phrases qui ont
fait l’histoire, et autres titres analogues !
Des petites phrases ne peuvent rendre compte de grands débats,
sans doute. Mais, observe Fitoussi, « la "majorité silencieuse",
dans nos sociétés, pourrait être avant tout une majorité docile qui regarde de
loin la bataille des idées se disputer, et se range, après le combat, du côté
des vainqueurs » (p. 225). La petite phrase d’un leader dominant pourrait
être, comme la devise d’un chef de guerre, un signe de ralliement. Elle n’a pas
besoin de dire grand-chose explicitement : l’essentiel est relationnel et
chargé de métaphores, de sous-entendus et d’euphémismes(1) qui témoignent d’une connivence entre le locuteur et son
public.
La lecture de Samuel Fitoussi a inspiré à Philippe Bilger une chronique(2) sur « Jean-Luc Mélenchon, un intellectuel qui se trompe... », à propos du tweet(3) où le chef des Insoumis écrit : « Rima [Hassan] à Paris, c’est Victor Hugo de retour de Guernesey ». Pour l’ancien magistrat, il « devrait nous faire exploser de rire ou nous étouffer d'indignation ». Mais on notera aussi qu’il confirme les vertus de l’erreur décrites par Fitoussi : pour Mélenchon, qu'on dit prompt à l'exclusion et très attaché à la fidélité inconditionnelle de son entourage, une telle énormité pourrait servir à vérifier qui lui est vraiment fidèle au point de le suivre dans l’absurdité.
Avant les intellectuels
Jeune intellectuel fougueux remarqué pour ses billets
satiriques dans Le Figaro, Samuel Fitoussi aime pousser un peu le
bouchon. Cela lui a valu une protestation de Luc Ferry, qui s’est sans doute
senti visé (« non, les intellectuels ne se sont pas tous trompés »). Mais
il lui arrive aussi de rester en retrait. Ainsi, il évite de trop se demander
si la croyance en un Dieu « qui n’existe peut-être pas » doit être rangée
parmi les erreurs.
Il consacre son étude aux erreurs des intellectuels sans se
demander pourquoi on n’a commencé à s’en inquiéter qu’au 20e siècle.
La réponse est probablement que les intellectuels ne sont entrés en scène que dans
les dernières années du 19e siècle avec Gustave Le Bon. De sa
première édition en 1694 à sa septième édition en 1878, le Dictionnaire de
l’Académie française a donné une définition quasi identique du mot
« intellectuel », qui était un adjectif :
■ Qui appartient à l’intellect,
qui est dans l’entendement. La faculté intellectuelle. L’espérance et la foi
sont des vertus intellectuelles. Objet intellectuel. Vérités intellectuelles.
Dans la huitième édition, en 1935, le mot reste un adjectif
mais peut être substantivé :
■ Il
se dit aussi des Personnes chez qui prédomine l’usage de l’intelligence et,
dans ce sens, il s’emploie souvent par opposition à Manuel.
Il faut attendre la 9e édition, publiée en
novembre 2024, pour voir le mot défini aussi comme un nom :
■ Spécialement.
Personne qui, exerçant une profession intellectuelle, intervient dans la vie
publique au nom de son savoir, de ses idées. L’engagement des intellectuels. Le
terme d’intellectuel fut surtout utilisé, dans ce sens, à partir de l’affaire
Dreyfus.
Bien avant ces intellectuels prompts à l’erreur, il y avait
évidemment les philosophes et surtout les religieux, élite intellectuelle unie
par une « vérité révélée » qui ne protège pas forcément de l’erreur. Mais
le temps n’est sans doute pas venu pour Samuel Fitoussi de se brouiller avec
tout le monde.
Samuel Fitoussi
Pourquoi les intellectuels se trompent
Éditions de l’Observatoire, 2025
ISBN 979-10-329-3388-6
270 pages, 22,00
Michel Le Séac’h
(1) Fait intéressant, les euphémismes gomment le sentiment
d’erreur. Voir Alexander C. Walker, Martin Harry Turpin, Ethan A. Meyers, Jennifer
A. Stolz, Jonathan A. Fugelsang, Derek J. Koehler, “Controlling the narrative:
Euphemistic language affects judgments of actions while avoiding perceptions of
dishonesty”, Cognition, vol. 211, 2021, https://doi.org/10.1016/j.cognition.2021.104633
(2) Philippe Bilger, « Jean-Luc
Mélenchon, un intellectuel qui se trompe… », Justice au Singulier, 15 juin
2025, https://www.philippebilger.com/blog/2025/06/jean-luc-m%C3%A9lenchon-un-intellectuel-qui-se-trompe.html
(3) https://x.com/JLMelenchon/status/1933280019532398992









