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27 avril 2025

L’Empire du discrédit, de Christian Salmon : lecture au filtre des petites phrases

« Le discrédit est partout », affirme d’emblée Christian Salmon dans son nouveau livre paru fin 2024, c’est un « monstre aux mille visages » qui englobe aussi bien la haine et la colère que le « mutisme de l’époque » et le « trash-talk ». Ce dernier est lui-même multiforme : englobant provocations verbales, bouffonneries, chambrages, autoglorification et insultes, il «  est devenu le principe performatif à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés, selon lequel les experts du sport et de la politique produisent à partir de petites questions portées à l’extrême des affrontements génériques. » (p. 18).

Réunir en un même « empire » tant de phénomènes de communication et psychosociologiques est une démarche ambitieuse. Christian Salmon propose même de la théoriser davantage en introduisant Mandelbrot dans les sciences humaines : toute communication contemporaine obéirait à un comportement de « fractales » dans lequel chaque partie, même minime, reproduit le caractère discréditif du tout. La question centrale du livre, résumée par l’auteur, est celle-ci : « Comment la laideur, l’infâme, l’indigne sont-ils devenus désirables dans nos sociétés ? Comment la notoriété s’acquiert-elle sur les réseaux sociaux au prix du discrédit jeté sur toutes les formes de discours et d’action légitime ? » (p. 21).


Cette double question paraît étrangement moralisatrice. Si la société considère un comportement comme désirable, le dire laid, infâme, indigne ne revient-il pas à le juger au nom de valeurs supérieures qu’il conviendrait d’expliciter ? Et si toutes les formes d’action légitime se trouvent discréditées, c’est peut-être qu’elles ne sont pas si légitimes que cela, après tout. Il se pourrait aussi que le discrédit soit moins généralisé que ne le ressent l’auditeur des chaînes d’information, nécessairement focalisées sur ce qui va de travers : les trains qui arrivent à l’heure ne sont pas de l’information.

La question ne sera pas posée. Christian Salmon procède par affirmations et ne lésine pas sur le performatif. Ce n’est pas un hasard si son essai se réfère souvent aux Mythologies de Raymond Barthes, qu’il cite lui-même à plusieurs reprises. À juste titre, d’ailleurs, car il en a le talent de plume et le foisonnement conceptuel. Son livre est construit en grande partie, surtout dans les derniers chapitres, autour de mots clés comme « Carnavalisation, Éclipse, Meutes, Dévoration, Confinement, Offuscation… Un « essaim » de mots plutôt qu’un ordre discursif ou une narration. »

La novlangue du discrédit

Ce parti pris étonne puisque les passages consacrés au récit et au langage sont parmi les plus convaincants du livre. Christian Salmon est fasciné par le cas de Barack Obama, pour qui « le seul vrai pouvoir est celui de mettre en récit le monde » (p. 101) et qui « au fond n’aura fait qu’un seul métier. De l’auteur du livre Les Rêves de mon père au candidat à la présidence des États-Unis, du président au producteur, c’est le narrateur animé par sa "foi en la puissance du récit" qui poursuit sa route, une route qui conduit au-delà du politique » (p. 104).

L’épisode du covid-19 serait en revanche une « épidémie verbicide » : « le virus qui répand la terreur ne s’attaque pas au corps mais au langage ; il se transmet non par le toucher ou la respiration, mais par l’ouïe. […] Tout individu contaminé par le virus voit aussitôt dépérir ses fonctions langagières ; il se met à parler une langue incompréhensible, une sorte de bande-son constituée de paroles liquéfiées, débris de phrases broyées, désarticulées, une kyrielle de mots incohérents, d’onomatopées, d’interjections qui ne sont plus langage mais maelström de mots » (p. 162).

En dépit de cette désarticulation, la « langue du discrédit » est un outil de communication, et aussi « un moyen de reconnaissance, le signe d’appartenance à une tribu sportive, culturelle, médiatique » (p. 271). Revoilà le trash-talk, qui est « le principe à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés… C’est l’art de créer de la rivalité à partir de rien et de porter ce rien à l’incandescence. » Il « ravive les passions, mobilise les partisans, tente de désarçonner l’adversaire », et bien entendu, « les politiciens y ont recours quand il s’agit d’attaquer un opposant ».

Ambivalence du discrédit

L’illustration qu’en donne l’auteur surprend néanmoins : « Quoi de plus représentatif de cette perte d’aura de la chose politique que le fameux "Ferme ta gueule" du président du Sénat Gérard Larcher à l’adresse de Jean-Luc Mélenchon ? » À cette question rhétorique, on pourrait répondre : Quoi de plus représentatif ? ...mais le tweet de Jean-Luc Mélenchon (9,1 millions de vues !) qui en est la cause : « Ruth Elkrief. Manipulatrice. Si on n’injurie pas les musulmans, cette fanatique s'indigne. Quelle honte ! » Le discrédit apparaît ainsi comme une affaire de point de vue.

Christian Salmon ne prétend pas à la neutralité. Il range implicitement le communiste Fabien Roussel dans le camp du discrédit pour avoir « enfourché lui aussi le cheval de bataille de la viande pendant la campagne électorale de 2020 en décrivant ses concurrents de gauche comme de "tristes mangeurs de soja" », mais n’évoque pas l’autrement plus discréditif « Il y a du Doriot dans Roussel » de Sophia Chikirou.

Le traitement réservé à Donald Trump est un autre exemple d’ambivalence : « Visage fermé, sourcils froncés, regard de défi, Donald Trump surjoue à l’évidence le rôle de l’homme en colère. Ce n’est pas une attitude chez lui, c’est une seconde nature. La colère est sa chair, son éthos » (p. 32). Cet accent mis sur l’ethos est capital. Christian Salmon évoque le désarroi d’un photographe : après sa victoire de 2016, Trump « souriait gentiment », et « ça n’avait pas l’air naturel ». Pour y remédier, il « lui a proposé de rejouer son fameux "You are fired!" de l’émission The Apprentice. » Si l’on consulte Google Images, on voit aussi un Trump fier, interloqué, interrogatif, etc. « L’air naturel » qu’on retient de lui (ou qu’on veut retenir de lui) est néanmoins une mimique surjouée dans une émission de téléréalité !

Ambivalence encore à propos de l’opération menée par Steve Bannon en 2016 pour exploiter la célèbre petite phrase de Hillary Clinton sur le « basket of deplorables » (bande de minables) du clan Trump : « le terme "déplorable" est devenu un signe de ralliement pour les supporters de Trump » souligne Christian Salmon (p. 48) qui semble y voir un comportement de discrédit. Il reste pourtant que l’insulte originelle a été proférée par Hillary Clinton, non par Bannon, qui l’a retournée en une revendication positive. (Christian Salmon reproduit ici un passage de son précédent livre, La Tyrannie des bouffons, et maintient à tort que Hillary Clinton « visait la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient autour de Donald Trump et de Steve Bannon lui-même » ; en réalité, son attaque publique désignait « half of Trump’s supporters ».)

Discrédit générationnel

Globaliser sous l’appellation « discrédit » l’ensemble des phénomènes contemporains d’incivilité, de brutalité ou de mépris est nouveau ; en revanche, l’incivilité, la brutalité ou le mépris ne le sont pas. Les guerres de religion, la Fronde ou les années 30, et bien sûr la Révolution française, ont connu des déferlements de haine, d’insultes et de liquidations physiques. La France a toujours produit des pamphlets, des libelles et des caricatures. Le Canard enchaîné prospère depuis 1915. Le sentiment d’un « discrédit » omniprésent pourrait être propre à la génération des boomers dans une société transformée par la diversité : quand un « jeune » trace « ACAB » (pour « All Cops Are Bastards ») sur un mur de sa cité, le graffiti est probablement discréditif, mais tout aussi probablement le geste est positif, si ce n’est héroïque, pour son auteur et ses copains.

Ce caractère générationnel, Christian Salmon le constate implicitement : « Depuis la fin des années 2000, nos mythologies contemporaines trouvent leur source […] dans le discrédit » (p. 277), « Depuis les années 2000, la télévision par câble et ses talk-show ont promu un nouveau modèle de journalisme », « Depuis les années 2000, le débat public s’est déplacé […] vers les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux » (p. 279), « L’imaginaire du cyborg inspire désormais les collections de haute couture de la fin des années 2000 ». Il s’est passé quelque chose en ces années 2000 : les boomers ont amorcé leur déclin. Toute génération vieillissante estime que « c’était mieux avant ».

Michel Le Séac’h

Christian Salmon
L'empire du discrédit
LLL Les Liens qui libèrent
, 2024

ISBN9791020923233
290 pages, 22,50 €

à lire aussi : 

Note de lecture 

La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque,
de Christian Salmon :
les petites phrases comme éléphant dans la pièce


22 avril 2025

François, pape de petites phrases

La locution profane la plus souvent associée au pape François, décédé ce lundi, est probablement « petites phrases ».

« Mort du pape François : ces petites phrases qui ont marqué son pontificat » titre Ouest-France, qui publie un florilège. 20 Minutes en fait autant sous le titre : « Mort du pape François : "Azheimer spirituel", "Les femmes, il en faut toujours plus"… Ses petites phrases chocs », Le Parisien aussi, sous le titre « Mort du pape François : ses bons mots et ses phrases chocs pour bousculer les consciences ». « Retour sur ces petites phrases qui ont contribué à sa popularité », propose Europe1. Les Échos rappelle ses « discours simples, souvent improvisés, truffés de petites phrases percutantes et parfois déconcertantes ». Le Point se souvient des « petites phrases abruptes lâchées par le pontife dans son avion »

Les papes ont toujours disposé de moyens d’expression nombreux : sermons, bulles, encycliques… Mais Jorge Bergoglio aura montré un talent particulier dans l’utilisation des formules concises qui marquent un public. En douze ans de pontificat, elle ont été nombreuses. On a retenu, par exemple :

  • « Nous ne pouvons pas devenir des chrétiens amidonnés qui discutent de théologie en prenant le thé » (2013)
  •  « Le confessionnal n’est pas une teinturerie qui ôte les taches des péchés, ni une séance de torture où l’on inflige des coups de bâton » (2013)
  • « L'euthanasie est un non à Dieu, la volonté de décider soi-même du terme d'une vie. » (2014)
  • « Certains croient, excusez-moi du terme, que, pour être bons catholiques, ils doivent être comme des lapins » (2015)
  • « Nous sommes tous des migrants » (2016)
  • L’avortement, « c’est comme avoir recours à un tueur à gages pour résoudre un problème » (2018)
  • « Au siècle dernier, tout le monde était scandalisé par ce que faisaient les nazis pour veiller à la pureté de la race. Aujourd'hui nous faisons la même chose en gants blancs » (2018)
  • « Les personnes homosexuelles ont droit à être dans une famille, ce sont des enfants de Dieu, elles ont droit à une famille » (2020)
  • « Il faut opposer au populisme le popularisme » (2021)
  • « Soyez les champions de la fraternité, les semeurs de fraternité et vous serez les moissonneurs de l’avenir, car le monde n’aura d’avenir que dans la fraternité ! » (2022)
Ce don avait été repéré dès ses débuts. Trois mois après l’élection papale de mars 2013, Jean-Marie Guénois s’interrogeait déjà dans Le Figaro sur ce qui se trouvait « derrière la cacophonie des petites phrases du pape François ». Cinq mois plus tard, La Vie résumait déjà « le pape François en 40 phrases »

Un public bienveillant

Les petites phrases marquent un public. Mais le public fait un tri. Les fidèles ne se sont pas trop laissés marquer par certaines déclarations susceptibles de mal tourner. «L'avortement n'est pas un mal mineur, c'est un crime», en est un exemple. Ce jugement radical de 2016, réitéré sous d’autres formes, aurait pu (dû ?) lui aliéner au pape une bonne partie des catholiques ; ils ont préféré ne pas trop s’en soucier. De même qu’ils ne se sont pas trop attardés sur sa quasi-négation de l’enfer, une audace théologique : « Le Seigneur est bon. Il sauvera tout le monde. Ça il ne faut pas le dire trop fort. »

Les Français en particulier ne paraissent pas lui avoir tenu rigueur d’avoir déclaré en janvier 2015 : « Si un ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal ». Cette opinion bien éloignée du « tendez la joue gauche » (Matthieu 5:38-45) paraît exonérer les auteurs du massacre de Charlie Hebdo, commis la semaine précédente. Ce n’est pas une simple étourderie puisque le pape ajoutait : « On ne peut provoquer, on ne peut insulter la foi des autres, on ne peut la tourner en dérision. » Les Français ne se sont pas scandalisés non plus de l’entendre déclarer à plusieurs reprises, avant un déplacement de 2023 : « Je vais à Marseille, pas en France », prélude à son refus d’assister à la réouverture de Notre-Dame-de-Paris. 

Microrhétorique papale

Certains ont estimé que, chez le pape François, l’usage des formules concises et frappantes témoignait de son côté « latino ». Or il était manifestement délibéré. Ainsi que le notait La Vie en 2021, « c’est une tradition à laquelle le pape François déroge rarement : la petite phrase aussi sibylline que polémique prononcée sur un ton badin lors de la conférence de presse donnée dans l’avion de retour d’un voyage apostolique. »

La construction de ses petites phrases met en évidence leur caractère de microrhétorique.

Comme ses prédécesseurs, il bénéficiait de l’ethos du chef de l’Église ; il l’a cultivé en veillant toujours à rappeler son rôle prééminent en s’exprimant de manière assertive, voire à l’impératif. Son logos soigné frappait les esprits : il procédait par phrases brèves, le plus souvent au présent, employait abondamment la première personne du pluriel, et surtout utilisait les métaphores avec un art consommé (« comme des lapins », « tueurs à gage », « chrétiens amidonnés »…). Enfin, il savait fort bien jouer avec le pathos de publics spécifiques, comme la Curie romaine, dont il dénonçait en 2014 les quinze « maladies ».

Ainsi, pendant la totalité de son pontificat, comme disait Pascal Praud dès 2015 sur RTL, François aura été « un pape de petites phrases ».

Michel Le Séac’h

21 avril 2025

Le Québec « ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : écho lointain d’une petite phrase de Michel Rocard

Depuis que Donald Trump a annoncé un durcissement de la politique d’accueil aux États-Unis, les migrants affluent à la frontière du Canada. Les plus nombreux sont les Haïtiens, potentiellement un demi-million d’expulsables, dont beaucoup voudraient chercher refuge au Québec.

Longtemps très ouverts à l’immigration, les Canadiens ont profondément évolué sur ce sujet depuis deux ou trois ans. Le Premier ministre Justin Trudeau, qui incarnait l’ouverture aux migrants, était en chute libre dans les sondages. Début janvier, il a préféré annoncer sa démission. Son successeur à la tête du Parti Libéral, Mark Carney est favorable à une politique de quotas restrictive.

À l’approche des élections législatives du 26 avril prochain, les débats se tendent spécialement dans la Belle Province. Interrogé le 8 avril par la chaîne d’information publique ICI RDI, Jean-François Roberge, ministre québécois de l'Immigration, de la Francisation et de l'Intégration, a déclaré : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».

Capture d'écran d'ICI RDI ; à gauche,
Gérard Fillion, à droite Jean-François Roberge

Le présentateur Gérard Fillion a tenté de le chapitrer : « Si c'est pas le Canada qui accueille la misère du monde, qui sur la planète Terre peut accueillir des personnes expulsées, avec une politique sur l'immigration, les migrants, très brutale de la part de l'administration américaine ? » M. Roberge, a persisté : « Le fait qu'il y ait des drames humains (…), ça n’augmente pas à chaque fois notre capacité d'accueil, on peut pas prendre sur nos épaules toute la misère du monde. » Et aussi : « Oui, on doit faire notre part, mais on ne peut pas accueillir toute la misère du monde.(…) Oui le cœur sur la main, oui il faut faire notre part, mais on peut pas faire plus que notre part. »

Trois petites phrases vénéneuses

Plus encore que la « misère du monde », ce « il faut faire notre part » indique clairement d’où vient l’inspiration de M. Roberge. On se souvient que Michel Rocard, Premier ministre socialiste, avait déclaré en 1989 : « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Cette petite phrase, sa citation la plus connue, est abondamment reprise depuis lors dans les débats sur l’immigration, souvent sans mention d’origine, comme une sorte de dicton.  Elle n’est plus nécessairement attachée à Michel Rocard. Mais, poursuivi par les critiques de ses amis, celui-ci avait plus tard prétendu ‑ contre toute évidence ‑ qu’on avait tronqué sa phrase. Elle aurait été assortie en réalité de cette réserve : « …mais elle doit en prendre fidèlement sa part ». Ses amis avaient fidèlement pris part à cette tentative de correction, jusqu’à Emmanuel Macron qui la validait en 2017.

La journaliste québécoise Nathalie Collard voit dans cette version corrigée « une tentative de révisionnisme de la part de Rocard qui semble vouloir réécrire l’Histoire en transformant une déclaration anti-immigration en déclaration d’ouverture ». À ses yeux, ce « prendre sa part » n’atténue en rien la déclaration de M. Roberge mais en réalité l’aggrave.

Une autre journaliste québécoise, Marie-France Bazzo, s’inquiète de l’évolution du débat politique en évoquant « trois petites phrases vénéneuses », « trois petites phrases toutes faites qui ont beaucoup tourné ces derniers temps » : 

  • D’abord, celle de Jean-François Roberge : « le Québec ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
  • Ensuite, la réponse que lui oppose l’écrivain et académicien franco-canadien d’origine haïtienne Dany Laferrière. Il a « rétorqué que l’immigration haïtienne était au contraire "toute la richesse du monde". "Ils seront la richesse du Québec dans une génération". » Pour la journaliste, un pays a le droit de fixer des limites de nombre. 
  • Enfin, « la troisième petite phrase déroutante vient de Trump : "These countries are calling us up, kissing my ass". ("Ces pays nous appellent et me lèchent le cul.") »

« Ces trois phrases représentent bien un monde façonné par Trump », assure Mme Bazzo. « Il est en voie de détruire non seulement l’économie planétaire et l’ordre mondial. Mais il ruine aussi l’empathie. » Quel précurseur que Michel Rocard !

M.L.S.

voir aussi :

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : Emmanuel Macron dédouane Michel Rocard


08 avril 2025

Petites phrases et « charismatic leadership tactics”

Dans la dernière livraison de The Leadership Quarterly (mars 2025), Rafael Wilms, Nicolas Bastardoz, Clara Seif el Dahan et Philippe Jacquart, professeurs de management et disciplines connexes dans des universités européennes, étudient dans un article intitulé « Are we on the same page? Leader-follower value congruence as a boundary condition in the emergence of charismatic effects » les relations entre leadership, charisme et valeurs communes (ou pas) d'un leader et de ses suiveurs. Au terme d’une démarche méthodologiquement élaborée, ils concluent qu’un effet charismatique suppose en général une « congruence » entre les valeurs des leaders et celles des suiveurs. À défaut, l’affichage de ses valeurs peut nuire au leader.


Ce qui nous intéresse ici est la place qu’occupent dans cette recherche les « charismatic leadership tactics » (tactiques de leadership charismatique), ou CLT, un concept proposé voici une quinzaine d’années par John Antonakis, professeur de comportement organisationnel à HEC Lausanne, et qui pourrait avoir des rapports avec celui de « petite phrase ».

Un leader charismatique, posent les auteurs de l’article, a des convictions morales fortes, captive son auditoire et le motive afin qu’il accomplisse sa mission. Il se reconnaît à des « signaux », ou actes visibles révélant les caractéristiques intrinsèques de leur émetteur. Les principaux de ces signaux sont les CLT. Celles-ci relèvent de trois groupes :

  • Substance (substance) : le leader exprime des convictions morales à travers des déclarations personnelles ou des évaluations de situation, détermine des buts ambitieux découlant de ces convictions, convainc son entourage que ces buts peuvent être atteints et affirme que ses valeurs sont celles de son groupe.

  • Cadrage (framing) : par des moyens rhétoriques, le leader clarifie son message et souligne sa nature symbolique. Pour cela il emploie des métaphores et des comparaisons, des contrastes, des listes, des questions rhétoriques, des récits et des anecdotes.

  • Présentation (delivery) : le leader introduit de l’émotion dans son message par des moyens non verbaux, qui doivent bien sûr être cohérents avec les messages verbaux.

Dans un article antérieur, Antonakis et al. avaient établi une liste de neuf CLT verbales possibles. La première était l’utilisation de métaphores « pour simplifier le message et faciliter sa mémorisation »(1).

Les métaphores font sans doute davantage que cela encore : elles vérifient que le locuteur et l’auditeur, ici le leader et le suiveur, sont « sur la même longueur d’onde » (on the same page). Elles ne fonctionnent que si ce qu'y met le premier est correctement compris par le second. D’où leur importance dans les « petites phrases » : logos concis, elles tirent leur force de leur parenté à la fois avec l’ethos de celui qui s’exprime et avec le pathos de celui qui l’entend. 

Il en va de même des questions rhétoriques : elles ne fonctionnent que si la réponse implicite est identique chez le locuteur et chez l’auditeur. Dans le cas contraire, elles peuvent tourner très mal. On se rappelle l’effet désastreux des costumes de François Fillon dans la foulée de sa question sur le général de Gaulle mis en examen…

De telles CLT établissent une relation de réciprocité. Métaphores et questions rhétoriques sont en quelque sorte « à la merci » du public, qui décide de leur pertinence. Il pourrait en aller de même du leadership charismatique.

M.L.S.

(1) John Antonakis, Giovanna d'Adda, Roberto Weber et Christian Zehnder, “Just Words? Just Speeches?” On the Economic Value of Charismatic Leadership”. Management Science n° 68 (5), DOI 10.1287/mnsc.2021.4219.

Illustration : Bing créateur d’images


voir aussi :

« Ralliez-vous à mon panache blanc » : une leçon de leadership en six mots

22 mars 2025

La Société polarisée, par Bart Brandsma : lecture au filtre des petites phrases

Bart Brandsma, philosophe, conférencier et formateur néerlandais, s’affirme comme pionnier et exploitant d’un secteur particulier des sciences sociales, celui de la « polarisation », qu’il décrit dans La Société polarisée – Des extrêmes et du moyen de s’en sortir. La polarisation n’est pas synonyme de « conflit » (lequel en est le « petit frère ») mais d’opposition entre deux pôles. Elle obéit à trois « lois » :

  1. C’est une construction mentale, un phénomène abstrait qui consiste à « penser en termes de "nous contre eux" », avec des mots, perceptions et idées « qui sont tous très différents, par exemple, d’un conflit physique » tel qu’un attentat.
  2. Elle a besoin d’être alimentée en permanence. Comme un feu dans une cheminée, il lui faut un carburant pour ne pas s’éteindre. Il est fourni par les préjugés récurrents.
  3. Elle parle à nos instincts. Elle n’est pas rationnelle. C’est un « ressenti viscéral » qui ignore les faits.

Cinq « rôles » sont à l’œuvre dans la polarisation selon Brandsma. Le premier est celui de l’instigateur, qui « se rencontre sur chacun des pôles opposés. La tâche de l’instigateur est simple : fournir du carburant à la pensée du « nous contre eux ».

Vient ensuite le partisan, qui choisit son camp en approuvant « en partie » la vision de l’instigateur. En troisième lieu, le groupe silencieux occupe une position intermédiaire et choisit de ne pas prendre parti – parfois par obligation professionnelle (cas du policier, du professeur, du maire, etc.). Le trait distinctif commun de ce groupe « du milieu » est l’« invisibilité » (ou plus exactement le mutisme !) : « ils sont les "silencieux " pour la simple raison que la nuance, la position médiane, ne possède pas de voix. […] Le milieu constitue un public en soi, muet, car il n’émet aucun son. »

Le beau rôle est tenu par le constructeur de passerelles, qui « croit en la production de contre-récits positifs afin de rechercher l’équilibre, d’adoucir les extrêmes ». Cependant, il nourrit la polarisation malgré lui en offrant une tribune aux pôles opposés (c’est-à-dire en confirmant que la polarisation a le droit d’exister).

Enfin, le bouc émissaire entre en jeu « lorsque la polarisation augmente de manière excessive », jusqu’au stade de la guerre civile, par exemple. Le vocabulaire en atteste : « si, à un certain stade de la polarisation, les gens se lancent dans des comparaisons avec la vermine, la limite de la civilisation a déjà été franchie. Nous savons comment on traite les cafards : on les écrase jusqu’à ce que mort s’ensuive ! » (p. 53). Le constructeur de passerelles est un candidat tout désigné au rôle de bouc émissaire en cas de malheur : « le milieu est la zone dangereuse ».

Les limites d’un concept

Les trois « lois » et les cinq « rôles », (il y a aussi les « sept phases de conflit »), à la fois éclairants et d’un simplisme consternant, illustrent une difficulté classique : il arrive que les idées fortes bien adaptées à l’exposé oral d’un formateur soient difficilement transposables à l’analyse écrite d’un essayiste. Le concept de polarisation s’inscrit élégamment dans l’espace à deux dimensions d’un tableau blanc ; il devient réducteur quand on réfléchit aux dimensions multiples d’une société.

Le livre souffre aussi de l’attitude moralisante de l’auteur. On pourrait penser qu’il opte pour une objectivité crue quand il écrit : « En biologie humaine, nous reconnaissons l’avantage de la pensée en noir et blanc. Nous avons besoin d’établir la distinction entre l’ami et l’ennemi. Ce faisant nous augmentons nos chances de survie. En ce sens, le partisan cède à un réflexe biologique que nous partageons tous » (p. 41). Néanmoins, il considère la polarisation comme nécessairement mauvaise (« dans la polarisation – la pensée en noir et blanc ‑, les gens révèlent souvent leur côté le plus mesquin, et souvent aussi leur plus vilaine facette »), d’autant plus qu’elle attire les foules, or « on sait que des foules bornées sont puissantes et dangereuses, et qu’elles peuvent rapidement devenir violentes ». Il multiplie les brevets de vertu ou les condamnations implicites. Ainsi, le mot « instigateur » (« pusher », dans le texte anglais) est manifestement choisi pour donner une tonalité négative à ce rôle.

Lutter contre un « réflexe biologique » avec de bons sentiments a ses limites. Le livre avance des « stratégies pour dépolariser » : changer de groupe cible, changer de sujet, changer de position, changer de ton… En termes polémiques, on dirait noyer le poisson, mettre la tête dans le sable, etc. Pour un lecteur français, elles ont en outre un parfum un peu suranné : elles évoquent celles défendues en France voici dix ou vingt ans par les partisans d’un « accommodement raisonnable » avec l’islam. Non sans raison : ce livre a été conçu en 2017 dans un pays où la polarisation entre musulmans et adversaires de l’immigration était déjà prégnante. Bart Brandsma y était d’autant plus attentif qu’il a longtemps travaillé pour un média musulman (Dutch Muslim Broadcasting Corporation) et en a tiré un livre précédent, Truth and Truthfulness. The difference between Muslim and non-Muslim thought (Vérité et véracité. La différence entre les pensées musulmane et non musulmane). Il sait forcément qu’un moyen terme établi aujourd’hui peut devenir un nouveau pôle demain dans une stratégie d’avancée permanente. L'évolution socio-politique des Pays-Bas depuis 2017 oblige à considérer ses préconisations avec réserve.

Petites phrases et polarisation

Dans un contexte de polarisation, les petites phrases ont leur place. Elles sont l’apanage de ceux que Brandsma appelle les « instigateurs », c’est-à-dire en réalité des leaders d’opinion. Pour lui, « les instigateurs sont sûrs de leur fait : ils n’ont pas tort à 92 % ou raison à 98 % ‑ ils ont raison à 100 %. Cette certitude leur confère beaucoup d’énergie : les instigateurs sont capables de déplacer des montagnes » (p. 35). Ils « ne se contentent pas de monter sur le podium, ils s’avancent sous les feux de la rampe et conquièrent cette place à coup de petites phrases lancées au bon moment » (p. 44). Ainsi satisfont-ils à la première des trois « lois de la polarisation ».

Le carburant qui alimente la polarisation, selon la seconde loi définie par Brandsma, peut aussi être fait de petites phrases : il « consiste en des affirmations simplistes sur la nature de l’identité du pôle opposé » (p.31). Remarquablement, les petites phrases interviennent dans un seul sens. « Les maires, les politiciens, les enseignants, etc., tous aimeraient pouvoir rétablir le calme d’un seul mot bien ciblé. Mais quelle que soit la qualité de leurs appels à la retenue, ils restent inefficaces. Car ils n’atteignent pas la tête. » (p. 29).

À défaut de pouvoir les utiliser, les dépolarisateurs doivent y être attentifs : « nous sommes enclins à nous disputer les pôles. Lorsque nous entendons des petites phrases sans nuances, des slogans percutants, ce que les instigateurs savent faire, nous préférons les combattre » (p. 115). Or « les paroles fortes sont l’échappatoire des impuissants, mais elles ne font que nous enfoncer davantage dans la polarisation. […] On confond souvent la vision avec la dureté des débordements langagiers » (p. 144). Un espace à deux dimensions n'est pas propice aux nuances.

Bart Brandsma 
La Société polarisée – Des extrêmes et du moyen de s’en sortir
traduit par Johan-Frédérik Hel Guedj
Payot, 2025
ISBN 978-2-228-93775-7
176 pages, 18,00 €

M.L.S.


14 mars 2025

La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique, par Chloé Morin : lecture au filtre des petites phrases

Après avoir dénoncé dans On a les politiques qu’on mérite le désamour des citoyens envers les élus, Chloé Morin expose dans La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique (1) les mauvaises manières du microcosme médiatique. Pour avoir commencé très haut très jeune comme collaboratrice de deux premiers ministres, elle n’a été confrontée que tardivement à une vie politique dont la brutalité n’étonne plus ceux qui y ont fait leurs classes. Cela en fait une observatrice particulièrement sensible.

Bien entendu, Chloé Morin sait que la violence n’est pas nouvelle dans la presse et les médias. Elle évoque par exemple des débats à la chambre « absolument effroyables » sous la IVe République ou un discours antisémite de Xavier Vallat « d’une violence inouïe » en 1936. Oui mais, « c’était fait avec un certain talent oratoire, pas des mots grossiers ». Dès les premières pages du livre, ainsi, une réalité de la communication politique s’impose : la lettre des déclarations n’est pas tout, la forme a son importance.

Pour rédiger son nouveau livre, Chloé Morin a rencontré plusieurs dizaines de personnalités des médias. Trente-quatre d’entre elles sont nommément désignées. D’autres, en nombre indéterminé, ont préféré ne pas être citées. Globalement, le tableau est sombre : les médias sont extrêmement politisés, se laissent aller à des mouvements extrêmes comme #MeToo, cultivent le sensationnalisme, abandonnent les exigences professionnelles du journalisme, etc. Par chance, ces mauvaises façons sont étrangères aux interlocuteurs de Chloé Morin, bien qu’ils siègent ou aient siégé aux rangs les plus élevés du microcosme. Celui-ci n’est donc pas uniforme. La Broyeuse a deux modes de fonctionnement, l’un brutal, l’autre amical.

Trois grandes journalistes et les petites phrases

Les petites phrases ont évidemment leur place dans ce livre. « "La petite phrase", gangrène du débat public ? » se demande Chloé Morin dès le premier chapitre. Elle lui consacre un long développement où elle rapporte notamment ce que lui a dit Anne Sinclair. Celle-ci déplore « la volonté de tout polariser, les informations trop vite diffusées, le commentaire de plateau pour remplir le temps d’antenne à tout prix, le règne de la "petite phrase"… Je me rappelle très bien, à l’époque où je faisais 7 sur 7, déjà la petite phrase avait trop d’importance, on ne retenait qu’elle. »

Chloé Morin ne le rappelle pas, mais Anne Sinclair doit beaucoup aux petites phrases. Elles lui ont même mis le pied à l’étrier dans la presse audiovisuelle. Stagiaire chez Europe 1 à ses débuts, elle scrute les débats de l’Assemblée nationale et, ajoutent ses biographes, « il arrive même qu'elle repère la petite phrase qui, le lendemain, fera le bonheur des journaux de la "matinale" (2). Sa réputation de journaliste est vite établie, comme en témoigne Danielle Mitterrand, presque fataliste quand elle est son invitée en 1986 : « je savais bien qu'un malin plaisir pousserait une bonne journaliste à me conduire vers la petite phrase dont on ne se relève pas » (3).

Parmi les perles qui avaient « trop d’importance » à 7 sur 7 entre 1981 et 1997, figure par exemple « Je me sens tout à fait responsable, mais pour autant, je ne me sens pas coupable » de la ministre Georgina Dufoix en 1991, à propos de l’affaire du sang contaminé, phrase restée fameuse sous la forme abrégée « responsable mais pas coupable ». Anne Sinclair aurait pu citer aussi « la gauche caviar découvre la tête de veau », de Balladur, en 1995. Quant à « dégraisser le mammouth », s’il ne figure pas à son tableau de chasse, elle ne s’est pas privée d’y revenir en recevant Claude Allègre en 1997.

Ruth Elkrief affiche elle aussi sa retenue. Un cran au-dessous, toutefois. « Moi, je résistais autant que je le pouvais, se souvient Ruth Elkrief de ses années passées à BFMTV. Quand on me disait "Tiens, il y a cette petite phrase", je disais "Oui, mais elle est tronquée". C’était souvent difficile à vivre pour moi, mais il était impossible de ne pas participer à nourrir la mécanique. Quand vous êtes dans la machine, c’est très difficile de résister. On sort la petite phrase, et elle devient un fait politique » (p. 42). Il lui est pourtant arrivé de faire mieux que résister. Il faut lire le récit de la « chasse à l’éléphant », dans lequel on la voit, sur LCI, titiller longuement Michel Rocard dans l’espoir d’en obtenir une déclaration intempestive. Et l’auteur de l’article, Daniel Schneidermann, de conclure : « Ruth Elkrief désirait "de la reprise", une petite phrase que les grands médias pussent citer, citant aussi LCI » (4).

Nathalie Saint-Cricq paraît plus franche du collier que ses consoeurs. « Quand les gens disent qu’ils en ont marre des petites phrases et des clashs, c’est totalement faux ! La preuve, ils se souviennent parfaitement des petites phrases, ils ne retiennent même que ça. La politique se réduire à des clips, des pitchs courts, rapides, qui cognent. Ça cogne dans l’action, ça cogne dans les images, ça cogne dans les mots » (p. 42). Au bord du cynisme, elle note : le pire, c’est que l’on ne se souvienne pas de vous, « ou plus exactement que l’on se souvienne de vous mais que rien de ce que vous avez dit n’ait imprimé » (p. 280). 

De la déploration à l’explication

Les journalistes critiquent souvent les petites phrases mais peuvent y trouver leur intérêt (5). Implicitement, Chloé Morin n’écarte pas l’hypothèse d’une certaine connivence entre un journaliste et sa « victime » quand elle écrit : « Je ne démordrai pas de l’idée que la vertu ne procède pas de l’érection de murs de Berlin face à une classe politique jugée forcément sale et corrompue ». « La carrière exceptionnelle d’Anne Sinclair en est la preuve éclatante », ajoute-t-elle. Anne Sinclair elle-même lui explique ce qui la préservait des « œillères idéologiques » : « Tout le monde acceptait de venir dans mon émission, 7 sur 7 ». Elle ajoute quand même : « sauf Le Pen, que je ne voulais pas recevoir » (p. 259). Certains murs de Berlin, ou certaines œillères, ont quand même des avantages pratiques.

Pour le meilleur ou pour le pire, ces pratiques sont efficaces. Ainsi, « les petites phrases, surtout lorsqu’elles étaient sorties de leur contexte, ont souvent coûté très cher à Nicolas Sarkozy » (p. 147). Les hommes politiques le savent bien et tentent de composer avec cette réalité. Témoin l’attitude cocasse de Michel Rocard après qu’il eut déclaré « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (encore un butin d’Anne Sinclair et de 7 sur 7). Gêné par cette déclaration volontiers citée par la droite, il tentera de la corriger a posteriori, en lui ajoutant un codicille : « mais elle doit en prendre fidèlement sa part » (6). Ses amis bienveillants, et jusqu’à Emmanuel Macron, embrayeront sans hésitation pour tenter de faire prévaloir la formule corrigée, plus agréable aux oreilles de gauche quoique fausse, comme le montre une vidéo de l’INA. Chloé Morin elle-même s’y laisse prendre (p. 41), à moins qu’elle ne soit elle-même dans la bienveillance ?

Puisqu’il en est ainsi, puisque politiques, journalistes et citoyens sont à ce point sous l’influence des petites phrases, il est dommage que Chloé Morin ne s’interroge pas sur les raisons de leur puissance. La matière d’un prochain livre, peut-être ?

Chloé Morin
La Broyeuse - Les coulisses de la décomposition médiatique
Éditions de l’Observatoire, Paris, 2025
ISBN 979-10-329-3423-4
320 pages, 22 €.

Michel Le Séac’h

(1)     Curieusement, le livre porte deux sous-titres différents, l’un en couverture (Les coulisses de la décomposition médiatique), l’autre en belle-page (Chronique d’une décomposition médiatique annoncée). Le premier paraît plus représentatif de son contenu.

(2)     Alain Hertoghe, Marc Tronchot, Anne Sinclair, femme de tête, dame de cœur, Calmann-Lévy, 2011.

(3)      Danielle Mitterrand, La Levure du pain, Edition°1, 1992.

(4)     Daniel Schneidermann, « Récit de la chasse à l’éléphant sur le câble », Le Monde, 8 février 1998, https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/02/08/chasse-a-l-elephant-sur-le-cable_3652656_1819218.html

(5)     Voir Michel Le Séac'h, Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique; BoD, 2025, p. 44 s.

(6)     Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.


Voir aussi :

On a les Politiques qu’on mérite, par Chloé Morin (autrement dit : « Vous l’avez bien cherché » ?)

10 mars 2025

Un ouvrage « définitif » sur le fonctionnement et les effets des petites phrases

Diverses définitions des petites phrases ont été proposées. Le présent blog a opté pour celle-ci : une formule concise, attribuée à un auteur connu, qui marque un public. Elle repose non seulement sur les mots prononcés mais aussi sur la réputation de l’orateur et la sensibilité des auditeurs. 

Ces trois éléments évoquent bien sûr, de manière condensée, les trois piliers de la rhétorique selon Aristote : logos, ethos et pathos. Les petites phrases (des déclarations qualifiées de « petite phrase » par un ou plusieurs médias) sont analysées ici comme des capsules rhétoriques ou, par métonymie, des microrhétoriques.

Deux déclarations identiques prononcées par des personnages différents ne produisent évidemment pas le même effet auprès des auditeurs. Une même déclaration prononcée par un même personnage auprès de deux publics différents n’en obtient pas la même réaction. Logos, ethos et pathos sont indissociables. Ce n’est pas enfoncer une porte ouverte que de le dire, car si cette porte a été entrouverte par certains travaux en analyse du discours, le fait est que le fonctionnement des petites phrases n’a jamais été décrit de manière aussi claire. 

Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique, aujourd’hui disponible chez BoD et en librairie, présente de manière détaillée ce paradigme des petites phrases et esquisse une réflexion sur ce qu’il  implique pour notre compréhension du pouvoir politique.

 


Michel Le Séac'h
Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique
Un volume 14,8 x 21, 364 pages, 35 € 
ISBN : 978-2-3225-7319-6 
Éditeur : BoD - Books on Demand 
Date de parution : 03.03.2025
Commandes : https://librairie.bod.fr/petites-phrases-des-microrhetoriques-dans-la-communication-politique-michel-le-seach-9782322573196



     

Table des matières


Avant-propos

1. Vous n’avez pas le monopole de la petite phrase 

Quand les petites phrases font vraiment l’histoire 

Avec ou sans guillemets 

La petite phrase comme microrhétorique 

Préhistoire des petites phrases 

Géographie des petites phrases .

Une affaire de culture et de pouvoir 

2. Les vilains petits canards de la communication politique 

Un cheval de Troie pour la presse 

Chercheurs et intellectuels : un regard en surplomb 

L’attitude ambiguë des politiques 

Hors programme et hors contexte 

3. Le pouvoir, avant, pendant et après 

Qui est le chef ? 

Interpréter la situation 

Paroles de circonstances 

Le devenir des petites phrases 

Immortalité, citations et petites phrases 

4. Petites phrases de culture et petites phrases sauvages 

La chevauchée des petites phrases 

Il est difficile d’entendre ce que l’on entend 

Ambivalence des petites phrases 

Que faire contre une petite phrase ?

5. Le tango du cerveau et des petites phrases

Stéréotypes et biais cognitifs 

Contexte et désir de cohérence 

Inépuisables métaphores 

Le storytelling, berger des mémoires

6. Logos : ce qu’on dit – qu’on le dise ou pas 

Petite, raccourcie, simplifiée

Négation et interrogation 

Le verbe : impératif oui, conditionnel non, futur peut-être

Petites phrases et petites blagues

Quand la forme prime le fond 

7. Ethos : la petite phrase est le propre de l’homme politique

Réputations recyclées 

Collisions d’ethos au sommet 

La petite phrase n’attend pas le nombre des années 

L’ethos sur le fil du rasoir 

8. Pathos : la main invisible de l’opinion publique

La porte de la petite phrase s’ouvre de l’intérieur 

Les habits neufs de la sagesse des foules 

Biologie de la viralité 

L’univers des sous-entendus 

Épilogue : la griffe des chefs et la stèle des grands

Annexe : Brève histoire de la locution « petite phrase » 

Index 

Notes et références


06 mars 2025

Quand Jean-Louis Debré nous faisait rire avec les politiques

Jean-Louis Debré (1944-2025), décédé mardi dernier, a laissé au sein d’une œuvre foisonnante quelques considérations sur les petites phrases et leur rapport avec l’humour. Car il n’a pas seulement été ministre, président de l’Assemblée nationale et président du Conseil constitutionnel : il a aussi publié une trentaine d’ouvrages – des essais politiques principalement, mais aussi plusieurs romans policiers. Observateur attentif de la parole publique, il est aussi l'auteur de Quand les politiques nous faisaient rire (Bouquins, 2021). Cet ouvrage distrayant est essentiellement un florilège d’anecdotes et de bons mots mettant en scène des élus du 20e et du 21e s., de Georges Clemenceau à Emmanuel Macron.

Témoin engagé, Jean-Louis Debré révère Chirac mais déteste à des degrés divers Giscard d’Estaing, Balladur et Sarkozy, au point qu’on pourrait aisément le prendre pour un homme de gauche. Il balaie cependant tout le spectre politique et surtout toutes les manières dont les politiques peuvent faire rire : autodérision, humour, langue de bois, lapsus, raillerie, etc. Il évoque au passage les « petites phrases » sans y voir une catégorie spécifique de la parole politique.

Pourtant, il leur attribue une vraie puissance : « la petite phrase bien ciselée, courte, facile à retenir, sarcastique sans être trop vulgaire, reprise par les médias, a un impact politique souvent plus fort qu’un long discours et peut devenir un slogan péjoratif bien difficile à faire oublier » (p. 33). L’idée qu’une petite phrase peut avoir « un impact politique souvent plus fort qu’un long discours » mériterait bien sûr d’être approfondie compte tenu de ce qu’elle implique non seulement pour la parole publique mais pour les relations entre politiques et citoyens et la nature du régime démocratique.

Petite phrase et humour : différents mais parfois concomitants

Cependant, Jean-Louis Debré ne pousse pas plus loin son analyse de la petite phrase et tend en fait à l’assimiler au trait d’humour, au bon mot ou à la petite blague. C’est d’autant plus surprenant qu’il a lu Bergson – du moins le laisse-t-il entendre par une citation : « l’autodérision est une preuve d’intelligence » (p. 15)(1). Le rire, selon Henri Bergson, obéit à trois conditions (2) : 

·         « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. »

·         « Le comique exige […], pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure. »

·         « On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. […] Notre rire est toujours le rire d’un groupe. »

Une petite phrase répond à deux de ces conditions : elle est humaine et s’adresse à un groupe. En revanche, elle est incompatible avec l’« anesthésie momentanée du cœur » ). Elle ne s’adresse pas à l’intelligence. Elle, fonctionne en profondeur, au niveau du pathos, de l’émotion. Or, insiste Bergson, « le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ».

La petite phrase n’est pas une forme d’humour. Ce qui n’empêche pas qu’une petite phrase puisse être en même temps un trait d’esprit. Jean-Louis Debré en atteste implicitement quand il écrit : « En de nombreuses occasions, lors de visites, de discours, le Général cultivait son art des petites phrases aussi drôles qu’assassines » (p. 83). Drôles, elles l’étaient proprio motu et auraient pu l’être dans n’importe quelle bouche. Ce qui les rendait « assassines » et en faisait des petites phrases, c’est qu’elles émanaient du leader et invoquaient l’ethos du général.

Ce que confirme clairement Jean Cau dans une observation citée par Jean-Louis Debré : « À l’Élysée, l’humour du Général était royal […], il tombe de haut, ne souffre pas la réplique et assomme la victime" » (p. 78) (3). Autrement dit, c’était une manifestation de pouvoir (« royal ») et même de violence (« assomme la victime ») concomitante à un trait d’humour.

Ce qui reste en mémoire

Jean-Louis Debré revient sur les petites phrases du général de Gaulle dans un document de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) (4). Il rappelle que le fondateur de la Ve République, interrogé sur sa santé lors d’une conférence de presse, avait répondu : « Je vais bien mais rassurez-vous, un jour je ne manquerai pas de mourir ». « Et vous voyez, ajoute Jean-Louis Debré, on ne se souvient plus de la conférence de presse mais de ces petites phrases, et en trois mots, on déstabilise parce qu’une des fonctions de l'humour, c'est de déstabiliser le journaliste. D'ailleurs à l'époque on n'a retenu que ces petites phrases. » La formule gaullienne exerce ainsi une double fonction : dans l’immédiat, l’humour déstabilise le journaliste, à terme, la petite phrase reste dans les mémoires comme représentative de l’ethos du Général.

La campagne présidentielle de 1995  est aussi le théâtre de meurtres symboliques. « Chirac et Balladur ne se ménageaient pas et les petites phrases assassines pleuvaient de part et d’autre », écrit Jean-Louis Debré (p. 94). Il n’entre pas dans le champ de son livre de s’interroger sur les différences entre les programmes politiques des deux hommes. Elles étaient minces, pourtant, et l’on soupçonne qu’elles ont moins lourd dans les urnes que ces « petites phrases assassines ». Ce qui là aussi devrait inciter à s’interroger sur la nature du régime démocratique.

Jean-Louis Debré, réputé pour son heureux caractère, appréciait l’humour. « Ça rend plutôt sympathique, expliquait-il à l’INA, or la politique c'est d'apparaître aux électrices et aux électeurs sympathique. […] Quelqu'un qui vient à la télévision et qui commence à vous casser les pieds, on zappe. Quand on sait qu'on va sourire, quand on sait qu'on va passer un bon moment, eh bien on écoute. » Affirmation qui souligne une fois de plus la distinction entre humour et petite phrase : cette dernière ne rend pas forcément sympathique, et si l’humour, on l’écoute, la petite phrase, on s’en souvient.

Michel Le Séac’h

 

(1)      Un doute subsiste, car cette phrase paraît absente des œuvres de Bergson, et le néologisme « autodérision », rarissime à son époque, ne s’est répandu que dans le dernier quart du 20e siècle.

(2)      Henri Bergson, Le Rire, Paris, Quadrige/PUF, 5e éd. 1989.

(3)      Jean Cau, préface de Les Mots du Général par Ernest Mignon, illustrations de Jacques Faizant, Paris, Éditions Arthème Fayard, 1962.

(4)      L’INAttendu, présenté par Nathanaël de Rincquesen et Ludivine Lopez, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/jean-louis-debre-humour-politique-ministre-de-l-interieur-conseil-constitutionnel-assemblee-nationale.