Les intellectuels choisissent-ils leurs idées parce qu’elles sont justes ou parce qu’ils en tirent un avantage social ?
Après Gustave Le Bon, George Orwell, Raymond Aron, Jules
Monnerot – qu’étrangement il ne cite pas –, Roger Scruton, Jean-François Revel,
Raymond Boudon et bien d’autres, Samuel Fitoussi tente d’expliquer pourquoi les
intellectuels, ou du moins beaucoup d’entre eux, se vautrent dans l’erreur et
le mensonge. Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roland Barthes et Michel
Foucault se retournent dans leur tombe une fois de plus.
Il y a beaucoup de neuf, pourtant, dans ce livre. Fitoussi n’est
pas condamné à répéter ce qu’ont écrit ses prédécesseurs, d’abord parce que de
nouveaux errements sont venus s’ajouter aux anciens, ensuite parce qu’il peut s’appuyer
sur les travaux récents des sciences cognitives et de la psychologie évolutive.
Il cite largement Steven Pinker, Hugo Mercier et Dan Sperber, Jonathan Haidt, Melvin
Lerner, Pascal Boyer, etc.
Se tromper, chez les intellectuels, peut être profitable. Même
après vingt ans d’erreurs lourdes et systématiques, des experts restent considérés comme des autorités crédibles
dans leur domaine, comme l’a montré Tetlock (p. 30). Les intellectuels ne sont
pas devenus pour autant des adeptes cyniques de la « post-vérité ». Il
semble plutôt que « toutes les factions idéologiques tiennent à la vérité,
c’est pourquoi elles projettent leurs certitudes quant à ce qu’elles croient être la vérité sur l’actualité » (p. 82)
La logique du groupe
est essentielle. « Pourquoi l'adhésion à des idées fausses
permet-elle de démontrer efficacement sa loyauté envers le groupe
d'appartenance ? » demande Fitoussi. Réponse, inspirée par Pinker : « parce
qu'elle envoie un signal : je suis plus fidèle au groupe qu'à la réalité"
(p. 193). Le sacrifice de la vérité n’est d’ailleurs pas le seul consenti pour avoir
sa place dans une collectivité : plus l’appartenance à un groupe est
coûteuse (respecter des interdits alimentaires ou changer de sexe, par exemple)
plus on prouve sa fidélité. Au contraire, l’intellectuel qui dénonce l’erreur
de son groupe est voué aux ténèbres extérieures...
Des petites phrases au service des erreurs ?
Fitoussi s’intéresse au fond, au contenu de l’erreur, et non
à la forme sous laquelle elle est exprimée. Dans son livre, il n’est donc pas
question de petites phrases. Mais elles ne sont pas loin.
C’est l’élite culturelle qui définit ce qui relève de l’erreur
ou de la vérité. Ses idées ne sauraient donc être considérées comme fausses (p.
210). Et c’est elle qui transforme la complexité du monde en « contenu
digérable », à travers des « cadres de référence » soumis à une
subjectivité. Celle-ci, « inévitablement, est celle de l’élite :
elle est fonction de l’humeur intellectuelle du moment, des visions dominantes
au sein de la classe urbaine et cultivée ».
Si la plupart des gens « font confiance à un petit
cercle de leaders d’opinion, au jugement desquels il se rangent presque aveuglément »
(p. 214), de longs discours sont inutiles. Par ailleurs, « de nombreux
travaux classiques suggèrent que les croyances idéologiques se diffusent
rapidement du haut vers le bas : l’opinion publique peut fluctuer
rapidement au gré de l’évolution de quelques influenceurs intellectuels, pour
le meilleur comme pour le pire » (p. 214). Les petites phrases, phénomène
cognitif réunissant un logos bref, l’ethos du locuteur et le pathos
des auditeurs, sont bien adaptées à la circulation rapide d’idées formatées
par le cadre de référence de leaders à destination d’un public acquis d’avance.
Elles assurent la diffusion rapide d’idées ou de consignes sous une forme
facilitant leur mémorisation et leur répétition.
Cette dernière est importante, car « nous succombons
tous au biais de vérité illusoire, c’est-à-dire que nous avons tendance à
accorder une valeur de vérité à une chose que nous entendons beaucoup,
simplement parce que nous l’entendons beaucoup ». La répétition fait le
consensus, et « comme le formule Rémy de Gourmont, "une erreur tombée
dans le domaine public n’en sort jamais" » (p. 211). À quoi
Jean-François Revel ajoutait : « Les opinions se transmettent
héréditairement. Cela finit par faire l’histoire. » On songe assez aisément
au nombre de recueils de citations consacrés à Ces petites phrases qui ont
fait l’histoire, et autres titres analogues !
Des petites phrases ne peuvent rendre compte de grands débats,
sans doute. Mais, observe Fitoussi, « la "majorité silencieuse",
dans nos sociétés, pourrait être avant tout une majorité docile qui regarde de
loin la bataille des idées se disputer, et se range, après le combat, du côté
des vainqueurs » (p. 225). La petite phrase d’un leader dominant pourrait
être, comme la devise d’un chef de guerre, un signe de ralliement. Elle n’a pas
besoin de dire grand-chose explicitement : l’essentiel est relationnel et
chargé de métaphores, de sous-entendus et d’euphémismes(1) qui témoignent d’une connivence entre le locuteur et son
public.
La lecture de Samuel Fitoussi a inspiré à Philippe Bilger une chronique(2) sur « Jean-Luc Mélenchon, un intellectuel qui se trompe... », à propos du tweet(3) où le chef des Insoumis écrit : « Rima [Hassan] à Paris, c’est Victor Hugo de retour de Guernesey ». Pour l’ancien magistrat, il « devrait nous faire exploser de rire ou nous étouffer d'indignation ». Mais on notera aussi qu’il confirme les vertus de l’erreur décrites par Fitoussi : pour Mélenchon, qu'on dit prompt à l'exclusion et très attaché à la fidélité inconditionnelle de son entourage, une telle énormité pourrait servir à vérifier qui lui est vraiment fidèle au point de le suivre dans l’absurdité.
Avant les intellectuels
Jeune intellectuel fougueux remarqué pour ses billets
satiriques dans Le Figaro, Samuel Fitoussi aime pousser un peu le
bouchon. Cela lui a valu une protestation de Luc Ferry, qui s’est sans doute
senti visé (« non, les intellectuels ne se sont pas tous trompés »). Mais
il lui arrive aussi de rester en retrait. Ainsi, il évite de trop se demander
si la croyance en un Dieu « qui n’existe peut-être pas » doit être rangée
parmi les erreurs.
Il consacre son étude aux erreurs des intellectuels sans se
demander pourquoi on n’a commencé à s’en inquiéter qu’au 20e siècle.
La réponse est probablement que les intellectuels ne sont entrés en scène que dans
les dernières années du 19e siècle avec Gustave Le Bon. De sa
première édition en 1694 à sa septième édition en 1878, le Dictionnaire de
l’Académie française a donné une définition quasi identique du mot
« intellectuel », qui était un adjectif :
■ Qui appartient à l’intellect,
qui est dans l’entendement. La faculté intellectuelle. L’espérance et la foi
sont des vertus intellectuelles. Objet intellectuel. Vérités intellectuelles.
Dans la huitième édition, en 1935, le mot reste un adjectif
mais peut être substantivé :
■ Il
se dit aussi des Personnes chez qui prédomine l’usage de l’intelligence et,
dans ce sens, il s’emploie souvent par opposition à Manuel.
Il faut attendre la 9e édition, publiée en
novembre 2024, pour voir le mot défini aussi comme un nom :
■ Spécialement.
Personne qui, exerçant une profession intellectuelle, intervient dans la vie
publique au nom de son savoir, de ses idées. L’engagement des intellectuels. Le
terme d’intellectuel fut surtout utilisé, dans ce sens, à partir de l’affaire
Dreyfus.
Bien avant ces intellectuels prompts à l’erreur, il y avait
évidemment les philosophes et surtout les religieux, élite intellectuelle unie
par une « vérité révélée » qui ne protège pas forcément de l’erreur. Mais
le temps n’est sans doute pas venu pour Samuel Fitoussi de se brouiller avec
tout le monde.
Michel Le Séac’h
(1) Fait intéressant, les euphémismes gomment le sentiment
d’erreur. Voir Alexander C. Walker, Martin Harry Turpin, Ethan A. Meyers, Jennifer
A. Stolz, Jonathan A. Fugelsang, Derek J. Koehler, “Controlling the narrative:
Euphemistic language affects judgments of actions while avoiding perceptions of
dishonesty”, Cognition, vol. 211, 2021, https://doi.org/10.1016/j.cognition.2021.104633
(2) Philippe Bilger, « Jean-Luc
Mélenchon, un intellectuel qui se trompe… », Justice au Singulier, 15 juin
2025, https://www.philippebilger.com/blog/2025/06/jean-luc-m%C3%A9lenchon-un-intellectuel-qui-se-trompe.html
(3) https://x.com/JLMelenchon/status/1933280019532398992