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05 septembre 2025

« Le confort des boomers » de François Bayrou : une petite phrase pour l’histoire

Les petites phrases politiques sont rarement négatives à l’égard d’un électorat nombreux. Il est moins risqué de s’en prendre aux « riches » qu’aux « vieux », par exemple. Aussi la position de François Bayrou à l’égard des boomers a-t-elle surpris.

Mercredi 27 août 2025, interrogé par Gilles Bouleau sur TF1, le Premier ministre conclut, après un exposé sur les dangers imminents de la dette publique : « Tout ça pour le confort de certains partis politiques et pour le confort des boomers, comme on dit, qui de ce point de vue là considèrent que, ma foi, tout va très bien ». Plusieurs commentateurs qualifient cette sortie de « petite phrase ». « La petite phrase de François Bayrou : les boomers sont-ils vraiment égoïstes et privilégiés ? » demande ainsi La Croix sur son compte Facebook.

Capture d’écran TF1 sur YouTube

Le durcissement du message, du « confort des boomers » à l’égoïsme et aux privilèges, tel que le formule La Croix, est répandu. La génération visée, celle née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, est clairement tentée de voir dans cette formule, et peut-être dans le simple mot « boomers », une agression caractérisée. Les réactions sont nombreuses, comme le note 20 Minutes le lendemain : « Une petite phrase qui a, rarement, engendré autant de réactions dans l’appel à témoignages lancé par 20 Minutes jeudi matin. Pas moins de 416 contributions étaient enregistrées en ce milieu d’après-midi ».

Le Premier ministre recherchait-il un tel effet ? Sibeth Ndiaye ne le pense pas. Interrogée sur LCI par Emma Allamand, elle affirme : « J'ai l'occasion, depuis maintenant de nombreuses années, de côtoyer François Bayrou, que ce soit dans des réunions qui sont publiques ou pas, il a toujours eu cette espèce de liberté de parole qui parfois dérape et le dépasse ». Mais en la matière, celle qui fut la communicante d’Emmanuel Macron lors de ses débuts présidentiels n’a pas toujours été bien inspirée (« on met un pognon dingue dans les minima sociaux », c’est d’elle).

On écoutera plus volontiers l’avis exactement inverse d’Ariane Ahmadi, rapporté sur le site Actu par Léa Giandomenico, qui propose « un point sur la petite phrase sortie par le Premier ministre hier soir ». Pour la dirigeante de Kerman Consulting, « la question de la communication politique sur la dette implique de mettre en responsabilité des gens. Pourquoi choisit-il les seniors ? D'abord, il veut sûrement éviter que les Français se disent que la restriction de la dette va peser sur les Français les plus précaires, les classes les plus défavorisées, et les jeunes. Et puis il y a un clivage intergénérationnel assez fort, en l’état il a dû penser que taper sur les privilèges des boomers était plus intéressant vu le contexte socio-politique actuel. » Le Premier ministre soulignerait ainsi « quil est dans un moment de vérité et plus dans un moment de séduction électorale».

Une petite phrase évidemment calculée

Une telle stratégie n’est concevable que dans une optique de rupture. Le Premier ministre ne chercherait pas à éviter la censure mais à scénariser sa sortie de l’hôtel Matignon. « Évidemment que tout ce que dit François Bayrou depuis son annonce de la motion de confiance est une préparation à gérer sa réputation après cette séquence, il prépare sa sortie, et cela va au-delà de l’électoralisme, cest en termes dimage et de crédibilité», considère Ariane Ahmadi.

L'intervention du leader centriste à TF1 contient en fait plusieurs formules susceptibles de devenir des « petites phrases », probablement délibérées. Toujours à propos de la dette, il compare la France à « un bateau qui a une voie d’eau » et fustige l’aveuglement des gens qui disent « T’en fais pas Simone, le bateau flotte encore ». Il affirme aussi ne pas avoir pu discuter du budget avec les dirigeants de l’opposition « parce qu’ils étaient en vacances », ce que Cyprien Pézeril, sur RMC, présente comme « la petite phrase de François Bayrou qui fait hurler les oppositions ». Mais bien entendu, une moquerie envers la classe politique frappe moins qu’une critique envers une douzaine de millions de Français nés entre 1945 et 1965. 

Et, la vidéo en est témoin, il est clair que l’effet était recherché. Dès les premières minutes d’entretien, François Bayrou déclare : « on est irresponsable pour les plus jeunes des Français. Vous vous rendez compte… On a réussi un truc que… je trouve que ça sera dans les livres d’histoire… Le pays est écrasé sous la dette,[…] et on dit ben c’est pas grave, les partis politiques vont voter contre ». Et il y revient tout à fait à la fin, il passe en force quand Gilles Bouleau manifeste l’intention d’achever l’entretien. Voici ses dernières phrases : « Encore une fois, qui vont être les victimes ? Les premières victimes, c’est les plus jeunes des Français à qui on a réussi à faire croire – je disais tout à l’heure, ça sera dans les livres d’histoire – c’est eux qui seront les victimes, c’est eux qui devront payer la dette, pendant toute leur vie, et on a réussi à leur faire croire qu’il fallait encore l’augmenter ! Vous ne trouvez pas ça génial ? Tout ça pour le confort de certains partis politiques et pour le confort des boomers, comme on dit, qui de ce point de vue là considèrent que, ma foi, tout va très bien. Je crois moi que la lucidité c’est la première vertu d’une nation et la volonté de s’en sortir. »

Boomers émissaires

Politicien chevronné, parfois qualifié de « madré », François Bayrou ne parle pas innocemment. Agrégé de lettres, auteur de nombreux livres, il a été journaliste et a rédigé bien des discours, jadis, pour Jean Lecanuet, chef de parti, ou Pierre Méhaignerie, ministre de l’Agriculture. Comme beaucoup d’hommes politiques, il condamne volontiers les petites phrases mais sait en jouer à l’occasion. Il nourrit depuis longtemps une vision générationnelle. Dans Au nom du tiers-état (Hachette littératures, 2006), il évoquait « un pays comme le nôtre qui va voir partir à la retraite les générations les plus importantes du baby-boom, avec plein d’énergie, avec une grande expérience de la vie, et avec la volonté de servir. »

Dans Projet d’espoir (Plon, 2013), il s’inquiétait : « Nous aurions dû avoir à cœur de ne pas laisser un euro de dette à nos enfants sur nos dépenses de santé ! L’explosion du nombre des personnes âgées est inéluctable et avec elle celle de la charge des retraites. […] Les engagements déjà pris en matière de retraite sont si lourds que nos enfants, tel le géant Atlas de l’Antiquité qui portait l’univers sur les épaules, vont avoir à porter un fardeau qui dépasse leurs capacités. La charge qu’ils devront assumer est sans comparaison possible avec celle que nos générations, celles du baby-boom, ont dû assumer. Jamais dans l’histoire de l’humanité un tel poids ne s’est trouvé si lourd sur les épaules des hommes en âge de travailler ».

« Si par sa petite phrase, François Bayrou a certainement cherché à s’attirer les faveurs de la jeunesse, il a également pris le risque de nourrir le ressentiment d’une génération envers l’autre », estime Solène Vary dans Le Figaro. Mais tandis qu’une nouvelle cohorte de jeunes rejoint l’électorat chaque année, une fraction des boomers le quitte définitivement. Le thème des boomers émissaires pourrait devenir majeur lors de l’élection présidentielle de 2027 dans une France dégradée par les agences de notation, voire sous tutelle du FMI. François Bayrou pourrait avoir fait l’histoire comme son héros Henri IV.

François Bayrou est loin d’être le seul à s’être inquiété du fossé entre les boomers et la jeunesse.
Exemples de livres parus ces dernières années.

Michel Le Séac’h

14 janvier 2023

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » : une petite phrase inexplicable d’Emmanuel Macron

À l’approche de sa réélection en 2022, Emmanuel Macron avait paru soucieux d’éviter les formules maladroites qui l’avaient probablement desservi aux premiers temps de son mandat[i] (« je traverse la rue », « on met un pognon dingue dans les minima sociaux », « des gens qui ne sont rien »…). À la toute fin de l’année, pourtant, lors de ses vœux pour 2023, il semble avoir retrouvé cette veine avec « Qui aurait pu prédire […] la crise climatique ? »

Les médias ont largement qualifié de « petite phrase » cette question rhétorique, parfois dès leurs titres :

  • Vœux : la phrase d'Emmanuel Macron sur le climat qui ne passe pas – Le Point
  • Vœux de Macron : "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?", cette petite phrase qui agace les scientifiques du Giec – Midi libre
  • « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » : la petite phrase polémique d’Emmanuel Macron – Ouest-France
  • "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?" : la petite phrase d'Emmanuel Macron agace les scientifiques – Francetvinfo
  • Une petite phrase d’Emmanuel Macron a bien du mal à passer à propos du réchauffement climatique – Sud Radio
  • Les scientifiques ont-ils raison d'être en colère après la petite phrase d'E.Macron sur la crise climatique ? – France Bleu
  • Nicolas Poincaré : La petite phrase polémique d'Emmanuel Macron sur le climat  BFMTV

Le thème de la « petite phrase qui ne passe pas » est repris par Francetvinfo, Orange, Gala, Le Huffington Post, L’Indépendant et quelques autres. Les échos de la déclaration présidentielle retentissent même à l’étranger. Elle suscite d’innombrables réactions dans les milieux politiques et scientifiques. Bien entendu, la plupart des commentateurs rappellent que le thème du réchauffement global est ancien : le premier rapport du GIEC date de 1990. La crise climatique est au centre de maints travaux de recherche et d’innombrables conversations de bistro. « "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?" Eh bien, beaucoup de gens, monsieur le président… », ironise L’Obs. C’est tellement évident que personne ne semble capable d’expliquer de manière plausible la logique du propos présidentiel.

Erreur délibérée ou simple gaffe ?

Interrogé par Le Point, Philippe Moreau-Chevrolet voit dans cette phrase une « erreur de communication » tout en envisageant qu’elle soit délibérée : « On peut y voir une démarche populiste pour parler à l'électorat qui vit l'écologie de manière punitive. Ou alors une phrase destinée à justifier une forme d'inaction environnementale. Une sorte de révisionnisme à dire qu'il n'y avait pas de consensus politique et qu'on ne pensait pas que ce serait si fort. » Autrement dit, c’est à n’y rien comprendre !

Pour le conseil en communication, « c'est dommage, car c'était un discours tiède et insipide dont on va retenir cette phrase, probablement rédigée trop vite sur un coin de table. » Elle serait donc de la veine des gaffes d’avant 2017 comme « le libéralisme est une valeur de gauche » ou « il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France ».

Cette thèse du coin de table est-elle soutenable ? Le texte des vœux présidentiels, reproduit sur le site web officiel de l’Élysée, a certainement été soupesé par une équipe de communicants chez qui l’amateurisme de Sibeth Ndiaye[ii] n’est plus de mise. Et Emmanuel Macron n’a sûrement pas oublié les éloges que lui avait valu « Make our planet great again[iii] ». Il sait aussi ce que l’image de Jacques Chirac doit à « notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Est-il possible qu’il ait à ce point perdu de vue son simple intérêt politicien ?

 Un portrait par les petites phrases

Bruno Le Maire, Agnès Pannier-Runacher et les autres ministres qui ont tenté de corriger le tir dans les premiers jours de l’année ont tenu à rappeler les positions prises par Emmanuel Macron depuis son élection dans le domaine de l'écologie. Ils n’ont fait qu’approfondir le mystère : si le président est conscient du problème, pourquoi semble-t-il dire qu’il était imprévisible ?

L’explication la plus vraisemblable est plus prosaïque : thème anecdotique dans le discours, la crise climatique a été traitée par-dessous la jambe. Voici l’intégralité du passage où elle est abordée :

Je repense aux vœux que je vous présentais à la même heure, il y a un an. Qui aurait imaginé à  cet instant, que, pensant sortir avec beaucoup de difficultés d’une épidémie planétaire, nous  aurions à affronter en quelques semaines, d’inimaginables défis : la guerre revenue sur le sol  européen après l’agression russe jetant son dévolu sur l’Ukraine et sa démocratie ; des dizaines, peut-être des centaines de milliers de morts, des millions de réfugiés, une effroyable crise énergétique, une crise alimentaire menaçante, l’invocation des pires menaces, y compris nucléaires ? Qui aurait pu prédire la vague d’inflation, ainsi déclenchée ? Ou la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ?

Pour quarante-huit mots sur la guerre en Ukraine, treize sur la crise climatique. Le président revient brièvement sur le thème de l’environnement dans la suite de son discours[iv]. Mais globalement, ce thème n’y occupe qu’une place mineure et n’a peut-être pas reçu toute l’attention nécessaire. La question « Qui aurait pu prédire… ? » n’était peut être applicable qu’à l’inflation dans l’esprit des rédacteurs. Ou peut-être concernait-elle les « effets spectaculaires encore cet été », que personne n’avait vu venir, et non la crise climatique en tant que telle. La thèse du « coin de table » n’est pas absurde, finalement.

Les communicants de l’Élysée auront sans doute senti le vent du boulet. Si une phrase du président est ambiguë, mal construite, les médias et l’opinion demeurent tout disposés à l’interpréter de la manière la plus défavorable. Comme au temps des Gilets jaunes. En ce temps-là, leur quête de petites phrases présidentielles pouvait dénoter le désir de se faire un portrait d’un personnage encore mal connu. L’est-il mieux aujourd’hui ? Pas sûr. Les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Michel Le Séac’h


[i] Voir Michel Le Séac’h, Les petites phrases d’Emmanuel Macron, Paris, Librinova, 2022, chapitre 1.

[ii] Voir « Sibeth Ndiaye a du mal avec les petites phrases », Phrasitude, 2 avril 2019.

[iv] « Parce que la transition écologique est une bataille que nous devrons gagner, il nous  faut la mener avec résolution et méthode. La planification écologique sera l’instrument de ce dépassement historique pour baisser nos émissions de C02 et sauver notre biodiversité. »

Illustration : copie partielle d'écran, site elysee.fr

06 avril 2022

Le Solitaire du palais, par Laurence Benhamou

Qu’est-ce qu’une petite phrase ? C’est « ce que les médias ou la médiatisation font aux discours des responsables politiques », répondent Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier(1). Les deux chercheuses ne s’en tiennent évidemment pas là, mais ce raccourci audacieux offre un bon point de départ pour l’étude des petites phrases : une petite phrase est une phrase dont la presse dit qu’elle est une petite phrase(2) !


Avec Le Solitaire du palais – Le livre du quinquennat Macron 2017-2022, Laurence Benhamou emmène ses lecteurs au cœur de ce réacteur. Journaliste de l’AFP accréditée à l’Élysée, elle a vu naître des petites phrases présidentielles pendant cinq ans – mieux, elle les a parfois portées sur les fonts baptismaux. Une déclaration qualifiée de « petite phrase » par l’AFP a de fortes chances de le devenir.

Laurence Benhamou désigne expressément comme petites phrases les déclarations suivantes :

  • « Ici, dans cette gare, se croisaient ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien… » (p. 48)
  • « Les Français détestent les réformes. Dès qu’on peut les éviter, on ne les fait pas ! C’est un peuple qui déteste cela ! » (p. 51)
  • « Je serai d’une détermination absolue, je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes. » (p. 54)
  • « Certains, au lieu de foutre le bordel, devraient aller voir s’ils ne trouvent pas de poste » (p. 58)
  • « Moi, je bois du vin midi et soir. Il y a un fléau de santé publique quand la jeunesse se saoule à vitesse accélérée avec des alcools forts ou de la bière, mais ce n’est pas avec le vin. » (p. 99)
  • « Jusqu’à présent, la seule manière de faire ressentir rapidement un changement aux Français consistait à distribuer de l’argent public. Notre pays s’était habitué à cette morphine. » (p. 115)
  • « Le Gaulois réfractaire » (p. 144)
  • Les militants écologistes, « qu’ils aillent manifester en Pologne ! » (p. 243
  • « Quoi qu’il en coûte. » (p. 292)
  • « Je nous connais mieux. Ce sont toujours les mêmes qui participent aux réunions et les autres, au bout de deux mois, diront qu’ils en ont été exclus. » (p. 433)

Elle parle aussi à l’occasion de « reparties cinglantes » (« La médaille, si vous n’en voulez pas, vous ne la prenez pas ! », p. 321), de « flèches du Parthe » (« Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs ! », p. 385), de « punchlines » (« Chaque Français verra plus de bleu sur le terrain en 2022 qu’en 2017 », p. 399), de « phrases fétiches » (« Parce que c’est notre projet », p. 150).

Se pourrait-il que cette sélection témoigne d’un parti-pris de la part de la journaliste ? Il est clair que les formules ci-dessus tendent à brosser le portrait d’un président arrogant et peu empathique et non pas à résumer les orientations de sa politique. Mais tel est bien le rôle des petites phrases, elles décrivent le caractère d’un leader et pas son programme. Délibérément ou non, l’usage qu’en fait Laurence Benhamou le confirme une fois de plus. Ce qui ne signifie pas, cependant, que les petites phrases disent toute la vérité du président ; on apprend ainsi que Brigitte Macron « exècre [ses] petites phrases provocatrices », ce qui n’empêche pas ses sentiments…

Sibeth Ndiaye, grave erreur de casting

On voit bien qu’Emmanuel Macron a raté son rendez-vous avec les journalistes. Délibérément peut-être. « La nouvelle équipe sait déjà comment elle veut traiter une presse dont elle se méfie : distance et parole rare », lit-on dès les premières pages du livre, à peine le nouveau président installé à l’Élysée. Et un peu plus loin : « Sa distance avec la presse ? Il la revendique : "Je ne m’intéresse pas aux journalistes, je m’intéresse aux gens. Quand les journalistes me posent des questions sur la communication, ils s’intéressent à eux, pas au pays, c’est du narcissisme. " Il faudra attendre certaines crises, notamment celle des Gilets jaunes, pour que l’Élysée comprenne que les médias sont une courroie de transmission indispensable entre l’exécutif et la population. »

Il faudra attendre aussi, semble-t-il, qu’Emmanuel Macron prenne conscience du tort que lui causent certains de ses proches. Et avant tout « Sibeth Ndiaye, la responsable de la communication, seule femme du premier cercle, fille d’un éminent homme politique sénégalais, militante PS devenue la communicante d’Emmanuel Macron à Bercy, et qui va le rester à l’Élysée. » Elle paraît s’ingénier à pourrir la situation. « Quelques jours après l’investiture, Sibeth Ndiaye débarque dans la salle de presse. Ironique et agressive, elle ne prend pas de gants. (…) C’est le début d’un bras de fer. Il va durer deux longues années. » Et alimenter les pages les plus critiques du livre, où abondent les notations du genre : « Sibeth Ndiaye ne se prive pas de nous envoyer promener, souvent en termes très crus. » Elle est la seconde personne la plus souvent citée dans le livre, avant même Brigitte Macron et le secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler. À côté d’elle, Benjamin Griveaux, éphémère porte-parole du gouvernement, « particulièrement agressif et méprisant à l’égard de la presse » a presque l’air d’un enfant de chœur. Quand enfin le président se décide à l’évincer, l’épitaphe est sans appel : « Son départ marque la fin d’une époque. Ses maladresses, son langage cru, ses provocations, son ton cinglant et ses tirades antimasques ont cristallisé la rancœur de l’opinion. »

Les images plus que les mots

Si ses relations avec les journalistes sont mauvaises, Emmanuel Macron est en revanche attentif aux images, et Laurence Benhamou aux attitudes du président. « Le couple évite le baiser sur la bouche qui avait agacé au soir du premier tour », note-t-elle au soir de la victoire électorale. « La Marseillaise retentit. Emmanuel Macron la chante à mi-voix, parfois les yeux clos. Il serre très fort les doigts de sa compagne. Et garde l’autre main sur le cœur, dans une posture à l’américaine. Comme s’il voulait transformer les usages. Il n’y renoncera que quelques semaines plus tard, lors de la visite de Donald Trump. Sans doute pour ne pas avoir l’air d’imiter l’Américain. » Lors des obsèques de Johnny Hallyday, il se retient de saisir le goupillon pour bénir le cercueil : « au dernier moment, il se rend compte de la gaffe, ce geste qui lui serait reproché, renonce et retient furtivement la main de son épouse qui allait faire de même. » Lors des obsèques de Jean d’Ormesson, « théâtralement, il dépose un crayon sur son cercueil ».

Mais les images présidentielles passent moins par la presse que par les médias sociaux : Emmanuel Macron  « aime autant les déguisements que les happenings, dont il fait poster les images sur Twitter. (…) Les chaînes d’info sont dépassées, la presse, ignorée, @EmmanuelMacron devient un média. Les journalistes qui ne font pas partie des pools ne le voient plus qu’à travers cette avalanche d’images ».

°°°

Bien entendu, les petites phrases n’occupent pas la place centrale dans ce livre de 440 pages. Il relate cinq ans (enfin… quatre ans et demi, il prend fin à l’automne 2021 et ne dit rien notamment de la guerre en Ukraine) d’une présidence riche en événements, en polémiques et en travaux législatifs et diplomatiques. Mais le sujet, ici, ce sont les petites phrases, et sous ce filtre singulier, déjà, l’ouvrage apporte un éclairage intéressant sur le quinquennat qui s’achève.

Laurence Benhamou, Le Solitaire du Palais – Le livre du quinquennat Macron 2017-2022, Paris, Robert Laffont, 2022, 440 pages, 21 euros.

Michel Le Séac’h

(1) Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, « Poser les « petites phrases » comme objet d’étude », Communication & langages, n° 168, juin 2011, p. 17-22.

(2) Sarah Al-Matary et Chloé Gaboriaux notent elles aussi que « la plupart [des petites phrases] ont d’ailleurs été qualifiés de "petites phrases" dans la presse ». Voir « Une nouvelle lutte des "clashes" ? Fragmentation des discours de campagne et mutation des clivages (France, 2016-2017) », Mots – Les langages du politique, n°117, juillet 2018.

 


01 septembre 2020

« Le masque ne sert à rien », le retour d’une petite phrase-sparadrap

Avec la rentrée, la France entre dans le dur des mesures anti-covid-19, à l’école, dans les entreprises et dans les transports en commun. Beaucoup de gens pour qui elles n’étaient pas une réalité quotidienne y sont désormais soumis. Et celle qui passe mal est évidemment le port du masque.

Porter un masque chirurgical en ville et au travail est une routine dans certains pays d’Asie. Mais les Français ne sont pas des Asiatiques. Et quand on voit une opposition dure monter en Allemagne et au Royaume-Uni, on se dit que la France y échappera difficilement. De fait, une hostilité croissante s'exprime depuis quelques jours sur le net et les réseaux sociaux. Beaucoup s’exclament : « le masque ne sert à rien ».


La force de cette expression est qu’il ne s’agit pas d’un slogan ou d’un mot d’ordre mais d’une petite phrase. Et pas une simple parole malheureuse mais une position officielle du gouvernement d’Édouard Philippe. Celui-ci déclarait lui-même en mars dernier, au journal de TF1 : « Porter un masque en population générale, ça ne sert à rien ». À la même époque, son entourage plussoyait :
  • « L’usage des masques est inutile en dehors des règles d’utilisation définies » ‑ Olivier Véran, ministre de la Santé.
  • Le masque est « totalement inutile pour toute personne dans la rue » ‑ Jérôme Salomon, directeur général de la Santé.
  • « Les Français ne pourront pas acheter de masques dans les pharmacies, car ce n’est pas nécessaire si on n’est pas malade » ‑ Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement.
(À propos de Sibeth Ndiaye, un site parodique lui avait fait dire que « le port du masque ne sert à rien » mais qu’il deviendrait obligatoire « dès que les stocks seront réapprovisionnés ». L’AFP avait rapidement dénoncé ces « propos inventés »…)

Quelles que puissent être ses raisons objectives, un changement de doctrine des experts médicaux par exemple, le gouvernement aura du mal à se débarrasser de cette petite phrase. Elle collera à ses semelles comme le légendaire sparadrap du capitaine Haddock. Elle nourrira toutes les oppositions au masque, et tout ce que le gouvernement pourra dire à ce sujet sera fatalement suspect d’insincérité. Il a lui-même délégitimé à l’avance une mesure qu’il entend imposer aujour’hui.

Voici deux ans, un objet du quotidien, aussi basique que le masque, la chasuble de sécurité, était devenu l’emblème d’une rébellion civique approuvée à ses débuts par plus de 60 % des Français. La révolte des Gilets jaunes était largement motivée par des petites phrases. Décidément, Emmanuel Macron et les siens ont du mal avec ces objets verbaux mal identifiés.

Michel Le Séac’h

23 juin 2020

Sibeth Ndiaye peine à expliquer les jets de pierre

Le 21 juin, Sibeth Ndiaye est l’hôte de l’émission Dimanche en politique sur France 3. Francis Letellier l’interroge sur le sort judiciaire d’une infirmière poursuivie pour avoir jeté des pierres sur des policiers lors d’une manifestation à Paris. Faut-il la condamner ? C’est à la justice de faire son travail, répond, comme il se doit, la porte-parole du gouvernement. Mais elle ajoute : « Je ne saurais pas expliquer, à mes enfants  par exemple, s'il est normal, ou pas, de jeter des pierres sur les forces de l'ordre », une déclaration qualifiée de « petite phrase » notamment par Voici et Orange. C’est-à-dire, semble-t-il, que jeter des pierres sur les policiers pourrait être normal selon l’inspiration du moment.


Ces propos circulent largement sur les réseaux sociaux. Sibeth Ndiaye reçoit cependant de nombreux renforts qui condamnent, parfois avec vivacité, un détournement de ses déclarations. Le Huffington Post évoque ainsi une « citation tronquée de Sibeth Ndiaye [qui] fait enrager les syndicats » -- syndicats de police en l’occurrence. La porte-parole du gouvernement est finalement mieux défendue qu’Emmanuel Macron quand ses propres déclarations étaient prises en mauvaise part.

Ses défenseurs n’ont aucune peine à démontrer, en citant d’autres parties de l’émission,  qu’elle n’a pas justifié les violences anti-policières et qu’elle souhaite que la justice fasse son travail. En même temps, ses accusateurs n’ont aucune peine à prouver qu’elle a réellement déclaré, la vidéo en atteste : « Je ne saurais pas expliquer, à mes enfants  par exemple, s'il est normal, ou pas, de jeter des pierres sur les forces de l'ordre ».

Le député européen LR François-Xavier Bellamy ne veut pas accabler Sibeth Ndiaye mais ne l’absout pas entièrement : « Je ne crois pas qu’on ait besoin de tant de mots pour dire une chose très simple : il ne faut pas jeter de pierre sur les policiers. Un point c’est tout. ». Et là est bien le problème. Il réside plus dans la forme que dans le fond. L’intention réelle de Sibeth Ndiaye n’a pas beaucoup d’importance.

Sa phrase avec un conditionnel et deux négations est peu compréhensible, donc propice aux incompréhensions. Et à cette pratique vieille comme la communication politique : la citation tronquée, déformée ou sortie de son contexte. N’est-il pas étrange qu’une porte-parole du gouvernement tende, une fois de plus, de telles verges pour se faire battre ?

Michel Le Séac’h
Illustration : copie d’écran France 3

14 novembre 2019

Gilets jaunes : avec le recul du temps, les petites phrases encore en cause ?

La France souffle la première bougie des « gilets jaunes ». À l’origine, ce mouvement semblait motivé par la hausse de la taxe sur les carburants. Son retrait n’avait pas ramené le calme. Le vrai problème était donc ailleurs.

Plusieurs observateurs désignaient les « petites phrases » d’Emmanuel Macron. Une déclaration d’un député anonyme de La République en marche était largement reprise dans la presse : « 80 % du bordel des "gilets jaunes" est le résultat des petites phrases du chef de l’État depuis six mois »[i]. Après tout, les petites phrases sont des intruses qui s’invitent dans un débat où elles ne devraient pas avoir leur place. Elles sont à l’éloquence politique traditionnelle ce que les gilets jaunes sont au corps politique traditionnel !

Pour les auteurs de Dans la tête des Gilets jaunes, le premier ressort de la révolte est le sentiment d’être méprisé éprouvé par les manifestants : « on se sent blessé en tant qu’individu par l’attitude d’un acteur en particulier, et c’est souvent par E. Macron intuitu personae qu’on est socialement humilié. Des phrases-cultes sur les illettrés, les Gaulois réfractaires, le pognon de dingue, les gens qui ne sont rien, ceux qui n’ont qu’à traverser la rue reviennent en boucle »[ii].

Au minimum, on pouvait voir dans les petites phrases le prétexte, l’allumette de la révolte des Gilets jaunes. Ainsi commence un appel solennel de Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher, fondateurs du mouvement de gauche Place publique, publié le 8 décembre 2018[iii] : « La crise vient de loin. Par des mesures injustes et des petites phrases arrogantes, Emmanuel Macron a certes allumé l’étincelle, mais le feu ne demandait qu’à prendre. ».

Mieux : l’épouse du chef de l’État serait sur la même ligne. À en croire Nathalie Schuck, co-auteure de Madame la Présidente, « Brigitte Macron déteste toutes les petites phrases : traverser la rue pour trouver du boulot ; les feignants ; les gens qui ne sont rien… explique-t-elle. Elle lui a dit : 'T'es en train de foutre en l'air ton quinquennat arrête tes conneries !' »[iv].

La thèse du rôle prééminent des petites phrases a été développée par Arnaud Mercier, professeur d’information-communication à Paris 2 Panthéon-Assas[v]. Selon lui, Emmanuel Macron a rompu le fil de la confiance « en multipliant depuis son élection, les petites phrases assassines à destination des Français qui ont été prises comme autant de marques d'humiliation à l'égard de ceux qui sont en galère, au profit des "premiers de cordée" ».

Des petites phrases assassines ! Le mot est fort, l’accusation est grave : un assassinat est un « meurtre commis avec préméditation » (article 221-3 du code pénal). Mais, « oh ! encore une question », comme dirait le lieutenant Colombo, quelles sont ces petites phrases assassines à destination des Français ?

Le professeur Mercier en cite quatre expressément : « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », « des Gaulois réfractaires au changement », « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « des gens qui ne sont rien ». Et en effet, ces formules ont souvent été reprises par les protestataires. « Dans le dos de leur habit fluo ou en chanson, les manifestants en colère se réapproprient des expressions du président qui les ont parfois agacés ou choqués » notait Camille Caldini[vi], qui avait repéré en particulier des « Gaulois réfractaires », des « pognon de dingue » et des « traverser la rue ».

Interrogeons davantage les quatre suspectes.

1. « Je traverse la rue, je vous trouve du travail »


Les visiteurs défilent au palais de l’Élysée, ouvert au public pour les Journées du patrimoine en septembre 2018. Emmanuel Macron leur fait les honneurs du logis et s’enquiert de leurs préoccupations. Un jeune horticulteur cherche du travail mais n’en trouve pas. Emmanuel Macron l’incite à en envisager d’autres métiers, car certains secteurs – le bâtiment, les hôtels-cafés-restaurants… – proposent des emplois à guichets ouverts : « Je traverse la rue, je vous en trouve ».

Cette petite phrase est-elle préméditée ? Évidemment non : le président n’a pu préparer les dizaines voire les centaines de dialogues brefs noués ce jour-là. Est-elle prononcée « à destination des Français » ? Pas davantage : elle s’adresse à un interlocuteur donné, localisé, confronté à une situation particulière. La formule se veut un encouragement, pas un reproche. Elle n’est même pas très claire à cause du relatif « en », dont l’antécédent est incertain (travail ? entreprise ?).

Néanmoins, la presse donne un retentissement national à la parole présidentielle. Elle la redresse aussi : la formule devient « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou « je vous trouve un emploi ». Ainsi clarifiée, elle devient l’épicentre des commentaires. Plusieurs médias, comme Le Midi libre, Paris Match, Gala, RTL, Sud Radio ou LCI la qualifient expressément de petite phrase. Elle est reprise des milliers de fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag #TraverseLaRueCommeManu lancé sur Twitter.

2. « Des Gaulois réfractaires au changement » 


Le 29 août 2018, en visite officielle au Danemark, Emmanuel Macron prononce un discours devant la reine Margrethe II. Comme le veut la coutume, il rend hommage au pays qui l’accueille. Il vante sa pratique de la « flexi-sécurité » et ajoute : « Il ne s'agit pas d'être naïf, ce qui est possible est lié à une culture, un peuple marqué par son histoire. Ce peuple luthérien, qui a vécu les transformations de ces dernières années, n'est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement ! Encore que ! Mais nous avons en commun cette part d'Européen qui nous unit. »

Y a-t-il préméditation ? Sans doute : un discours officiel prononcé lors d’une visite d’État a sûrement été préparé à l’avance. Est-il « à destination des Français » ? Non, il est destiné à la reine du Danemark et au-delà d’elle aux Danois : le président de la République française dit qu’ils ne sont pas des Gaulois. Il ne dit pas expressément que les Français en sont, même si la conclusion paraît s’imposer d’elle-même. Elle n’est pas forcément offensante pour un peuple qui a fait un triomphe à Astérix.

Mettre sur un même plan religion d’État (« peuple luthérien ») et origine ethnique (« Gaulois ») aurait pu choquer. Ce n’est pas ce raccourci qui est retenu. La presse française se focalise sur le volet « gaulois » de ce passage. Le JDD, LCI, France Culture et d’autres y voient explicitement une « petite phrase ». Les réseaux sociaux français font de même : le discours est tronqué, son sujet, les Danois, disparaît entièrement. Il n’y en a que pour le Gaulois (souvent mis au pluriel comme en atteste la version retenue par le professeur Mercier, « des Gaulois réfractaires au changement »). La réserve « encore que ! » est ignorée : la formule est prise pour une affirmation sans nuance.

3. « On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux » 


Le 12 juin 2018, des images « volées » d’une réunion de travail entre Emmanuel Macron et ses plus proches collaborateurs commencent à circuler sur l’internet. Dans une discussion à bâtons rompus, le président déclare : « La politique sociale, regardez, on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens, y sont quand même pauvres, on n'en sort pas, les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres, ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres, on doit avoir un truc qui permet aux gens de s'en sortir [...] Il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens pour qu'ils sortent de la pauvreté. Et sur la santé c'est pareil. » En réalité, cette petite vidéo d’un peu moins de deux minutes a été délibérément mise en ligne via Twitter par Sibeth Ndiaye, alors conseillère du président de la République chargée de la communication. « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux » y occupe trois secondes.

Y a-t-il préméditation ? A priori non, la scène est une véritable réunion de travail. En tout cas, la petite phrase n’est pas destinée à être mise en valeur. Est-elle à destination des Français ? Non, elle s’adresse aux collaborateurs de l’Élysée. Sibeth Ndiaye a tenté de précises son intention dans un tweet : « Le Président ? Toujours exigeant. Pas encore satisfait du discours qu’il prononcera demain au congrès de la Mutualité, il nous précise donc le brief ! Au boulot ! »  L’intention était de montrer le président au travail, pas de présenter une déclaration politique.

Peine perdue : la presse et les réseaux sociaux ne s’intéressent qu’au « pognon dingue », qualifié de « petite phrase » dans La Dépêche, Capital, Gala et d’autres. Sibeth Ndiaye a voulu montrer un président bosseur qui s’adresse à ses collaborateurs ; on voit finalement un président gaffeur qui s’adresse aux Français. L’objectif est de lutter contre la pauvreté ? Beaucoup croient comprendre qu’il s’agit de réduire les budgets sociaux.

4. « Des gens qui ne sont rien » 


La Station F est un lieu parisien très branché. Installée à l’initiative de Xavier Niel dans l’ancienne Halle Freyssinet de la SNCF, c’est le plus gros incubateur du monde pour les start-ups du numérique. François Hollande, président de la République, a posé la première pierre en 2014. Emmanuel Macron inaugure l’établissement le 29 juin 2017.

Devant un parterre d’invités de marque et de jeunes « start-upeurs », il rappelle que la Halle Freyssinet était un grand dépôt ferroviaire et brode sur l’esprit des lieux :  « Ne pensez pas une seule seconde que si demain vous réussissez vos investissements ou votre start-up, la chose est faite. Non, parce que vous aurez appris dans une gare, et une gare, c'est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien, parce que c'est un lieu où on passe, parce que c'est un lieu qu'on partage ». Les « gens qui ne sont rien » sont immédiatement isolés du discours et présentés comme une petite phrase.

Y a-t-il préméditation ? C’est douteux : prononcé sans prompteur, le discours d’Emmanuel Macron était très peu structuré ; il paraît largement improvisé. La petite phrase est-elle destinée aux Français ? Non, elle s’adresse explicitement aux dirigeants des start-ups hébergées par la Station F. Lesquels s’imaginent plutôt du côté des « gens qui réussissent » évoqués dans la même phrase.

°°°

Résumons les caractéristiques des quatre petites phrases suspectées d’avoir provoqué le mouvement des Gilets jaunes :


Préméditation
Destinataires immédiats
Orientation principale du passage incriminé
Interprétation dominante de la petite phrase
« Je traverse la rue, je vous trouve du travail »
Non
Un jeune chômeur
Où trouver du travail
Macron prend les chômeurs pour des flemmards
« Des Gaulois réfractaires au changement »
Oui
S.M. la reine Margrethe II
Les qualités du Danemark et des Danois
Macron juge les Français rétrogrades
« On met un pognon de dingue dans les minima sociaux »
Non
Des collaborateurs de l’Élysée
Comment sortir les gens de la pauvreté
Macron voudrait réduire les budgets sociaux
« Des gens qui ne sont rien »
Peut-être
Des créateurs de start-ups
Rien n’est acquis dans la vie
Macron prend les gens de haut

Ainsi, sur quatre « petites phrases assassines à destination des Français », au moins deux ne présentent pas le caractère de préméditation propre à l’assassinat, aucune n’est directement destinée à l’ensemble des Français et aucune ne reflète fidèlement le message du fragment incriminé.

Aujourd’hui, pour retrouver le sens réel de la plupart des formules citées ci-dessus, il faut se replonger dans la presse de l’époque. Seules demeurent dans les mémoires des petites phrases qui témoignent moins de ce que pense Macron que de ce que les Français ou les journalistes pensent qu’il pense.

Cela n’infirme pas du tout l’hypothèse du « bordel par les petites phrases ». Mais cela montre au minimum que le fonctionnement des petites phrases, aspect majeur de la communication politique, est bien plus complexe qu’on ne l’imagine parfois.

Michel Le Séac’h





[i] Mathilde Siraud, « La République en marche se fissure sur les ‘gilets jaunes’ », Le Figaro, 2 décembre 2018.
[ii] François-Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia, Dans la tête des giles jaunes, Paris, V.A. Éditions, 2018, p. 13.
[iii] Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher, «Fonder un nouveau pacte fiscal, social et écologique», Le Parisien, 9 décembre 2018, http://www.leparisien.fr/politique/fonder-un-nouveau-pacte-fiscal-social-et-ecologique-l-appel-de-place-publique-09-12-2018-7963845.php.
[iv] Interview de Nathalie Schuck dans un documentaire diffusé par BFM TV le 19 septembre 2019. Voir https://www.programme-tv.net/news/societe/239941-brigitte-macron-furieuse-contre-les-petites-phrases-demmanuel-macron-tes-completement-con-pourquoi-tu-as-dit-ca/.
[v] Arnaud Mercier, « "Gilets jaunes" contre Macron : aux racines de l’incommunication », TheConversation, 3 décembre 2018, https://theconversation.com/gilets-jaunes-contre-emmanuel-macron-aux-racines-de-lincommunication-108048
[vi] https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/video-gilets-jaunes-quand-les-gaulois-refractaires-reprennent-a-leur-compte-les-petites-phrases-d-emmanuel-macron_3085583.html#xtor=AL-67-[video]

29 avril 2019

« L’art d’être Français » : une tentative de méta-petite phrase ?

Emmanuel Macron, devenu chef de l’État sans grande expérience pratique de la communication politique, a tardé à comprendre que les citoyens recherchent dans la parole présidentielle des signes, voire des consignes. S’il ne met pas de petites phrases dans ses interventions, les Français en trouvent quand même. En général, pas celles qu’il aurait voulu.

Sa conférence de presse d’après Grand débat national, le 25 avril 2019, donne l’impression qu’il a intégré cette dimension – y compris dans une mise en scène souvent qualifiée de « gaullienne ». Dans son discours introductif, la presse a presque unanimement remarqué l’expression « l’art d’être Français ». C’était clairement un but recherché puisque le président l’a répétée pas moins de quatre fois dans son discours introductif.

Personne ne l’a qualifiée de « petite phrase » (hormis L’Express, qui y voit aussi une « formule poétique ») ; il lui manquait en tout cas, à ce stade, un contenu implicite largement compris. Cependant, Emmanuel Macron s’est ensuite attaché à lui conférer du sens :

L’art d’être Français c’est à la fois être enraciné et universel, être attaché à notre histoire, nos racines mais embrasser l’avenir, c’est cette capacité à débattre de tout en permanence et c’est, très profondément, décider de ne pas nous adapter au monde qui nous échappe, de ne pas céder à la loi du plus fort mais bien de porter un projet de résistance, d’ambition pour aujourd’hui et pour demain.

La démarche rappelle celle du « Moi président » de François Hollande[1], sans la lourdeur de l’anaphore : il s’agit de faire entrer beaucoup de choses dans quelques mots. C’est la démarche du Credo. On pourrait parler de « méta-petite phrase » : un bouquet de contenus dans une formule concise.

Avec quelles perspectives de mémorisation ? L’élément de répétition est bien là, dans le discours présidentiel, dans la presse, dans les réseaux sociaux. Invitée du Grand débat de France Inter, Sibeth Ndiaye s’est aussi efforcée de faire tourner la formule le lendemain (« à travers ce que le président de la république a employé comme expression, l'art d'être Français, il y a au fond ce qui fonde notre volonté d'être de ce pays, de lui appartenir et de l'aimer »). En revanche, le contenu laisse probablement à désirer. Le Credo, comme d’autres méta-petites phrases qui ont réussi (« I have a dream »[2], « Yes we can »[3]…), exprime une vison homogène, cohérente. Or, comme l’a noté Arnaud Benedetti dans Atlantico, cet art d’être Français-là est « une traduction lexicale de la posture du “en même temps" ».

Ce qui n’a rien d’étonnant : Emmanuel Macron a de la suite dans les idées. Il le déclarait lui-même le 17 avril 2017[4] :

« Je continuerai à utiliser 'en même temps' dans mes phrases mais aussi dans ma pensée, parce que en même temps ça signifie simplement que l'on prend en compte des impératifs qui paraissaient opposés mais dont la conciliation est indispensable au bon fonctionnement d'une société. »

S’il a finalement renoncé à utiliser « en même temps », Emmanuel Macron entend sans doute lui donner un successeur plus sémillant dans sa forme mais tout aussi inaccessible à un cerveau normal dans son fond. « L’art d’être Français » a d’ailleurs provoqué les mêmes sarcasmes en ligne que le « en même temps ». Ses perspectives ne paraissent pas très solides.

Michel Le Séac’h



[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 59.
[2] Idem, p. 115.
[3] Ibidem, p. 121.
[4] Voir « “En même temps" : du tic de langage à la petite phrase chez Emmanuel Macron ? », Phrasitude, 18 mai 2017, http://www.phrasitude.fr/2017/05/en-meme-temps-du-tic-de-langage-la.html