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11 octobre 2025

L’ethos d’Emmanuel Macron : un chapelet de petites phrases

Au cœur de la crise politique actuelle réside, pour beaucoup de commentateurs, la personnalité du président de la République. L’image qu’en ont les Français s’est formée en grande partie dans les premières années de son premier mandat, via des expressions malheureuses probablement pas calculées – mais difficilement rattrapables. Le texte ci-dessous est extrait de Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique.

« Je ne crois pas Macron arrogant », assure Mona Ozouf en 2020. « Je crois qu'il est dans un autre monde, mais pas qu'il est délibérément méprisant et arrogant. Mais que ce soit interprété comme ça, je pense que c'est le malheur de son quinquennat, et c'est quand même dommage[i]. » Le mot « interprété » n’est pas neutre dans la bouche de Mona Ozouf, bretonnante de naissance : Emmanuel Macron ne parle pas vraiment la même langue que les Français, il est « dans un autre monde ». Le fond du problème est personnel et culturel. Pour l’historienne, il vient de « cette faculté que nous avons de tout ramener à des petites phrases »[ii]. Tout ramener à des petites phrases… C’est dire en deux mots l’importance de celles-ci.

Car dans ses petites phrases, les Français voient un portrait d’Emmanuel Macron. Notre cerveau suit aisément les pistes qu’on lui suggère. Daniel Kahneman illustre ainsi le phénomène : « Quand on pose la question "Sam est-il aimable ?", on évoque des idées sur le comportement de Sam qui ne sont pas les mêmes que celles qu’éveillerait la question "Sam est-il désagréable ?"[iii] » Il est tentant de remplacer Sam par Emmanuel. Les phrases du président acquièrent le sens que leur donne l’opinion. Celle-ci y cherche de quoi confirmer l’image qu’elle s’est faite de lui.

« Je traverse la rue, je vous trouve un emploi », réponse à un jeune chômeur qui visitait l’Élysée à l’occasion des Journées du patrimoine, est une phrase parfaitement anodine, en concurrence avec des centaines d’autres prononcées publiquement ce jour-là par le président de la République. Elle n’est pas vraiment « détachable », elle ne signifie pas grand chose hors de son contexte. Pourtant, elle est brevetée « petite phrase » par de nombreux médias (Le Midi libre, Paris Match, Gala, RTL, Sud Radio, LCI…). Biais de confirmation : depuis que les « illettrées de Gad » ont donné le ton, beaucoup recherchent systématiquement des propos méprisants dans chacune de ses interventions. Ils sont repris des milliers de fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag #TraverseLaRueCommeManu lancé sur Twitter, qui ne s’appelle pas encore X.

 Emmanuel Macron en juin 2021, photo OTAN via Flickr, licence CC BY-NC-ND 2.0

Les optimistes pourraient y voir de la sollicitude. La plupart des Français y voient un manque d’empathie, si ce n’est du mépris. La presse s’aligne : Emmanuel Macron s’exprime par petites phrases. La formule « encore une petite phrase » se multiplie à son sujet (« encore une petite phrase qui risque de créer des remous », « encore une petite phrase qui agite les réseaux sociaux », etc.) : un effet boule de neige est à l’œuvre. Les remarques du genre « Emmanuel Macron remet une pièce dans la machine »[iv] ne sont pas rares non plus.

« J'ai sans doute laissé paraître quelque chose que je ne suis pas et que les gens ont fini par détester », s’inquiète le président de la République le 14 juillet 2020. Ce « fini » est venu assez vite, en fait. « Emmanuel Macron enfile les petites phrases polémiques comme des perles », remarque L’Express dès le début de l’été 2015[v]. « Durant ses deux années à ce poste, il a multiplié les petites phrases et provocations », commente La Croix quand il quitte le ministère de l’Économie fin août 2016[vi].

Occasions manquées

Lui-même ne peut ignorer l’effet de ses déclarations. Mais il le reproche d’abord à ceux qui les entendent. Le 29 janvier 2016, il aborde explicitement le sujet lors de ses vœux à la presse. « Les petites phrases, c’est parfois l’univers dans lequel nous vivons les uns et les autres », dit-il[vii]. Surtout les autres : « Je crois que la seule façon d'en sortir, c'est de remettre les choses dans leur contexte, dans leurs intentions, d'éviter finalement qu'on ne préfère collectivement la comédie humaine à l'explication du cours du monde. Pour ma part, j'ai choisi mon camp. »

Puisqu’il montre des dispositions pour les petites phrases, Emmanuel Macron pourrait tenter d’en faire un atout, une marque de fabrique. Jules César, Henri IV, Gambetta, Clemenceau, Churchill, de Gaulle y ont excellé. Lui qui cite volontiers Kennedy, il pourrait se souvenir du conseil donné au président américain par sa secrétaire : « un grand homme est fait d’une seule phrase »[viii]. Mais il ignore ce potentiel. Et la mécanique s’enclenche dans le mauvais sens : ses petites phrases fonctionnent comme un « poison lent », estime Frédéric Dabi, directeur de l’IFOP[ix]. « Emmanuel Macron a aussi construit son image auprès des Français par son parler vrai », relève Gabriel Attal, futur Premier ministre[x] : ce n’est que trop « vrai » ! Son entourage ne l’aide pas. Sa conseillère en communication, Sibeth Ndiaye, se dit exaspérée par ses petites phrases[xi]. Pourtant, elle en rajoute : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », c’est d’elle.

L’origine du problème semble évidente : ses proches et lui-même manquent de métier politique. Il n’a pas fait ses classes électorales. Bernard Poignant analyse ainsi le cas des « illettrées » de Gad à la lumière de ses quarante ans d’expérience comme député du Finistère, maire de Quimper et proche de François Hollande : « Erreur de jeunesse, si je puis dire. Un vieux de la vieille en politique n’aurait pas parlé comme ça. Il aurait dit : "dans cette entreprise que j’ai visitée, il y a des gens qui sont attachés à leur travail, qui le font avec un grand professionnalisme, mais il y en a un certain nombre pour qui il faudrait une formation complémentaire de ceci-cela". Mais le mot illettré ça donnait l’impression qu’il traitait une entreprise d’illettrée. Et… ah bien, ça lui revient dans la gueule, quoi[xii] ! »

De bric et de broc

Et le vieux notable socialiste d’enfoncer le clou, cette fois à propos de « Je traverse la rue » : « Emmanuel Macron, c’est quelqu’un qui n’a pas fait d’élection locale. On a tous connu ça quand on est élu local. Vous devez apprendre à leur parler, à ces personnes. Qu’est-ce qu’aurait fait un Mitterrand ? "Je vous comprends, jeune homme, je vous comprends" – et à un conseiller : "Prenez note" –, écrivez-moi, je vous aiderai. Voilà. Parce qu’il y a du travail". » À défaut de régler les problèmes, la langue de bois évite qu’ils ne se retournent contre vous ; la petite phrase, elle, les exacerbe.

« Il lui manquait sans doute, au début de son mandat, cette connaissance des Français et de ce territoire si complexe qu’est "l’archipel français" », confirme le journaliste suisse Richard Werly[xiii]. Sa discipline de parole laisse aussi à désirer. « S’ils veulent un responsable, il est devant vous », lance-t-il en 2018 devant les parlementaires LREM. « Qu’ils viennent me chercher ! »[xiv]. Une formule « inutilement western », regrette François Bayrou.

Faute d’antériorité et de recul, l’image politique d’Emmanuel Macron se construit autour des éléments disponibles, des déclarations prononcées par lui et interprétées par d’autres, qui deviennent petites phrases. Elles font office de cours de rattrapage pour une opinion publique découvrant un nouveau leader. Et elles forment comme un test de Rorsach collectif. Au cours de son premier mandat, à de rares exceptions près (« Make our planet great again »…), ce qui est répété et donc retenu, ce ne sont pas des proclamations explicites et saillantes mais des formules décousues, disparates, puisées dirait-on au petit bonheur la chance dans des discours qui parlent d’autre chose. Un amas probablement indéchiffrable vu d’ailleurs mais d’où émerge, pour beaucoup de Français, le portrait d’un homme qui manque d’empathie.


[i] Voir Thomas Monnier, « Emmanuel Macron, un président déconnecté ? », Gala, 7 février 2020. https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/video-emmanuel-macron-un-president-deconnecte-il-est-dans-un-autre-monde_442824.
[ii] Idem.
[iii] Daniel Kahneman, Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012, p. 102.
[iv] Voir par exemple L’Opinion, 3 septembre 2017, L’Express, 6 octobre 2017, Le JDD, 25 janvier 2019, Le Figaro, 19 mai 2020.
[v] Voir https://www.lexpress.fr/economie/emmanuel-macron-enfile-les-petites-phrases-polemiques-comme-des-perles_1697350.html.
[vi] « Emmanuel Macron, l’art des déclarations polémiques », La Croix, 30 août 2016, https://www.la-croix.com/France/Politique/Emmanuel-Macron-lart-declarations-polemiques-2016-08-30-1200785502.
[vii] « Emmanuel Macron dit vouloir remplacer "les petites phrases" par de "l’explication" », Franceinfo, 29 janvier 2016. Franceinfo.
[viii] Daniel Pink, Drive ‑ The Surprising Truth About What Motivates Us, Boston, Harvard University Press, 2009. Édition française : La Vérité sur ce qui nous motive, Paris, Leduc.s, 2011.
[ix] Frédéric Dabi, « Emmanuel Macron peut-il perdre la prochaine élection présidentielle ? », Commentaire n° 173, 2021/1, p. 51-56.
[x] Marie-Estelle Pech et Mathilde Siraud, entretien avec Gabriel Attal, Le Figaro, 11 novembre 2018.
[xi] Saveria Rojek, Résurrection: Les coulisses d'une reconquête, Stock, 2022.
[xii] Thomas Raguet, Petites phrases, grandes conséquences ‑ La Gauche contre le peuple, documentaire diffusé par La Chaîne parlementaire (LCP) le 15 février 2021, https://www.youtube.com/watch?v=5Je384Nu55w
[xiii] Marie-Laetitia Bonavita, entretien avec Richard Werly, Le Figaro, 4 septembre 2020.
[xiv] Voir par exemple « "Qu’ils viennent me chercher" : la "provoc" de Macron », L’Express, 25 juillet 2018, https://www.lexpress.fr/actualite/politique/le-qu-ils-viennent-me-chercher-de-macron-moque_2027544.html.

 Michel Le Séac’h


02 octobre 2025

« Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court… » : citation, réplique culte et petite phrase

L’Institut du monde arabe présente jusqu’au 11 janvier 2026 une exposition* consacrée à la reine Cléopâtre VII (69-30 av. J.C.), ou plus exactement à son personnage. « Comment passe-t-on d’une légende à un mythe et d’un mythe à une icône puissante et aux multiples facettes ? », telle est la question à laquelle tente de répondre Le mystère Cléopâtre. Si le découpage du sujet (l’histoire/la légende/le mythe/l’icône) peut se discuter, si la Cléopâtre médiévale européenne est négligée et si les cartels sont plus focalisés sur le sexe de l’icône que sur le nez de la légende, l’exposition suscite aussi une réflexion sur la parole des puissants.

De la Cléopâtre historique, on ne sait à peu près rien. On n’a retrouvé, sur un bout de papyrus fiscal collé dans la paroi d’un sarcophage, qu’un seul mot censé avoir écrit de sa main (« ginesthō », qui signifie à peu près « ainsi soit-il ») et pas une de ses paroles n’a été recueillie par un témoin d’époque(1). Après la bataille d’Actium, les propagandistes d’Octave Auguste se sont attachés à donner mauvaise presse à la reine gréco-égyptienne vaincue. Marc Antoine ? « ô honte ! il avait avec lui une épouse étrangère », s’indigne Virgile dans l’Énéide, tandis qu’Horace évoque un « monstre fatal ». Le thème de la séductrice libineuse apparaît chez Properce, Florus, Lucain et Dion Cassius.

Cléopâtre : enluminure de Jean Pichore
pour
Vie des femmes célèbres d'Antoine Dufour, 1504

Quelques siècles plus tard, une poignée d’historiens arabes décrivent une reine bâtisseuse et savante. Mais la Renaissance européenne persiste à voir en Cléopâtre une pécheresse. Bon chrétien, Dante la range en Enfer, dans le cercle des luxurieux, aux côtés d’Hélène, Didon et Sémiramis. Boccace voit en elle « la prostituée des rois d’Orient ». Brantôme dénonce ses « façons et graces lascives ». Le dominicain Antoine Dufour, dans Vies des femmes célèbres, rédigé à la demande d’Anne de Bretagne, présente la reine d’Égypte comme « une des plus belles et plus mauvaises femmes » qui, d’après les chroniqueurs, « gaigna plus de pays par son ventre que les conquéreurs par l’espée ».

Clairement, l’image que notre époque conserve de Cléopâtre, celle d’une femme de tête, est due davantage à Plutarque (La Vie de Marc Antoine), relayé avec force, quinze siècles plus tard, par William Shakespeare (Antony and Cleopatra). Chez l’un comme chez l’autre, la reine d’Égypte est mise en scène et campée par des répliques cultes, qui sont à la littérature ce que les petites phrases sont à la politique. Elles décrivent un ethos. « Ne me laisse pas être traînée en triomphe, moi qui suis la reine des rois » demande à Octave la vaincue d’Actium, qui préférera la mort à l’humiliation. « I have immortal longings in me » révèle l’héroïne shakespearienne, qui se trouve du fait même exaucée, avant de se livrer à la morsure d'un aspic. Ses détracteurs eux-mêmes, d’ailleurs, ont bien dû livrer des détails ambivalents, propres à stimuler les imaginations. Qu’a pu inspirer le suicide de Cléopâtre à Anne de Bretagne, fille d’un duc souverain, éphémère fiancée d’un futur empereur d’Autriche et épouse de deux rois de France, dont la devise familiale était « Potius mori quam foedari » (Plutôt la mort que la souillure) ?

Derrière le nez, l’ethos

Blaise Pascal ne lisait probablement pas l’anglais et n’a pas dû lire la tragédie de Shakespeare, traduite en français bien après sa mort. Mais déjà à son époque, le personnage de Cléopâtre échappait aux condamnations morales binaires. Il a pu lire, par exemple, des auteurs français de son époque comme Jean Mairet (Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre) ou Gautier de Coste de la Calprenède (Cléopâtre). Et si son « nez de Cléopâtre » est assurément la phrase la plus connue à propos de la reine, on en discerne bien la raison. Ce n’est pas seulement une manière cultivée de redire « Petits causes, grands effets ». Voici la « Pensée » entière du philosophe : 

Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude. 
Qui voudra connoître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je ne sais quoi (Corneille) ; et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopatre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé. 

Le « nez de Cléopâtre » n’est pas une considération philosophique, encore moins esthétique, c’est une réflexion sur le pouvoir politique incarné par une reine qui a su inspirer l’amour et en jouer. Sa démonstration fait appel à un ethos tiers déjà reconnu, qui favorise d’emblée la construction d’une phrase forte, dans la lignée de « Rendez à César ce qui est à César » (Jésus), « Entre ici Jean Moulin » (André Malraux) ou « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen » (François Fillon). 

Si la pensée pascalienne est forte, ce n’est pourtant pas une « petite phrase ». Cette appellation, dans son usage médiatique, ne s’applique pratiquement jamais à des phrases au conditionnel, ni à des phrases au passé, a fortiori pas à des phrase au conditionnel passé « deuxième forme » (imparfait du subjonctif + participe passé) ! Le nez de Cléopâtre raisonne sur le pouvoir mais ne l’exprime pas.

(1) Cléopâtre est « la première "communicante" de l'histoire », assure Robert Solé dans Femmes d'Etat - L'art du pouvoir (dir. Anne Fulda, Perrin, 2022), mais elle l'est davantage par la mise en scène que par la parole : elle débarque à Tharse sur un navire à la poupe d'or, elle organise des fêtes extravagantes à Alexandrie, elle assiste à la bataille d'Actium sur son navire amiral aux voiles pourpres...

Michel Le Séac’h

* Le Mystère Cléopâtre 
Institut du monde arabe, www.imarabe.org
1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris
jusqu’au 11 janvier 2026, ouvert TLJ sauf lundi
15 €, -26 ans 7€, -12 ans gratuit


05 septembre 2025

« Le confort des boomers » de François Bayrou : une petite phrase pour l’histoire

Les petites phrases politiques sont rarement négatives à l’égard d’un électorat nombreux. Il est moins risqué de s’en prendre aux « riches » qu’aux « vieux », par exemple. Aussi la position de François Bayrou à l’égard des boomers a-t-elle surpris.

Mercredi 27 août 2025, interrogé par Gilles Bouleau sur TF1, le Premier ministre conclut, après un exposé sur les dangers imminents de la dette publique : « Tout ça pour le confort de certains partis politiques et pour le confort des boomers, comme on dit, qui de ce point de vue là considèrent que, ma foi, tout va très bien ». Plusieurs commentateurs qualifient cette sortie de « petite phrase ». « La petite phrase de François Bayrou : les boomers sont-ils vraiment égoïstes et privilégiés ? » demande ainsi La Croix sur son compte Facebook.

Capture d’écran TF1 sur YouTube

Le durcissement du message, du « confort des boomers » à l’égoïsme et aux privilèges, tel que le formule La Croix, est répandu. La génération visée, celle née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, est clairement tentée de voir dans cette formule, et peut-être dans le simple mot « boomers », une agression caractérisée. Les réactions sont nombreuses, comme le note 20 Minutes le lendemain : « Une petite phrase qui a, rarement, engendré autant de réactions dans l’appel à témoignages lancé par 20 Minutes jeudi matin. Pas moins de 416 contributions étaient enregistrées en ce milieu d’après-midi ».

Le Premier ministre recherchait-il un tel effet ? Sibeth Ndiaye ne le pense pas. Interrogée sur LCI par Emma Allamand, elle affirme : « J'ai l'occasion, depuis maintenant de nombreuses années, de côtoyer François Bayrou, que ce soit dans des réunions qui sont publiques ou pas, il a toujours eu cette espèce de liberté de parole qui parfois dérape et le dépasse ». Mais en la matière, celle qui fut la communicante d’Emmanuel Macron lors de ses débuts présidentiels n’a pas toujours été bien inspirée (« on met un pognon dingue dans les minima sociaux », c’est d’elle).

On écoutera plus volontiers l’avis exactement inverse d’Ariane Ahmadi, rapporté sur le site Actu par Léa Giandomenico, qui propose « un point sur la petite phrase sortie par le Premier ministre hier soir ». Pour la dirigeante de Kerman Consulting, « la question de la communication politique sur la dette implique de mettre en responsabilité des gens. Pourquoi choisit-il les seniors ? D'abord, il veut sûrement éviter que les Français se disent que la restriction de la dette va peser sur les Français les plus précaires, les classes les plus défavorisées, et les jeunes. Et puis il y a un clivage intergénérationnel assez fort, en l’état il a dû penser que taper sur les privilèges des boomers était plus intéressant vu le contexte socio-politique actuel. » Le Premier ministre soulignerait ainsi « quil est dans un moment de vérité et plus dans un moment de séduction électorale».

Une petite phrase évidemment calculée

Une telle stratégie n’est concevable que dans une optique de rupture. Le Premier ministre ne chercherait pas à éviter la censure mais à scénariser sa sortie de l’hôtel Matignon. « Évidemment que tout ce que dit François Bayrou depuis son annonce de la motion de confiance est une préparation à gérer sa réputation après cette séquence, il prépare sa sortie, et cela va au-delà de l’électoralisme, cest en termes dimage et de crédibilité», considère Ariane Ahmadi.

L'intervention du leader centriste à TF1 contient en fait plusieurs formules susceptibles de devenir des « petites phrases », probablement délibérées. Toujours à propos de la dette, il compare la France à « un bateau qui a une voie d’eau » et fustige l’aveuglement des gens qui disent « T’en fais pas Simone, le bateau flotte encore ». Il affirme aussi ne pas avoir pu discuter du budget avec les dirigeants de l’opposition « parce qu’ils étaient en vacances », ce que Cyprien Pézeril, sur RMC, présente comme « la petite phrase de François Bayrou qui fait hurler les oppositions ». Mais bien entendu, une moquerie envers la classe politique frappe moins qu’une critique envers une douzaine de millions de Français nés entre 1945 et 1965. 

Et, la vidéo en est témoin, il est clair que l’effet était recherché. Dès les premières minutes d’entretien, François Bayrou déclare : « on est irresponsable pour les plus jeunes des Français. Vous vous rendez compte… On a réussi un truc que… je trouve que ça sera dans les livres d’histoire… Le pays est écrasé sous la dette,[…] et on dit ben c’est pas grave, les partis politiques vont voter contre ». Et il y revient tout à fait à la fin, il passe en force quand Gilles Bouleau manifeste l’intention d’achever l’entretien. Voici ses dernières phrases : « Encore une fois, qui vont être les victimes ? Les premières victimes, c’est les plus jeunes des Français à qui on a réussi à faire croire – je disais tout à l’heure, ça sera dans les livres d’histoire – c’est eux qui seront les victimes, c’est eux qui devront payer la dette, pendant toute leur vie, et on a réussi à leur faire croire qu’il fallait encore l’augmenter ! Vous ne trouvez pas ça génial ? Tout ça pour le confort de certains partis politiques et pour le confort des boomers, comme on dit, qui de ce point de vue là considèrent que, ma foi, tout va très bien. Je crois moi que la lucidité c’est la première vertu d’une nation et la volonté de s’en sortir. »

Boomers émissaires

Politicien chevronné, parfois qualifié de « madré », François Bayrou ne parle pas innocemment. Agrégé de lettres, auteur de nombreux livres, il a été journaliste et a rédigé bien des discours, jadis, pour Jean Lecanuet, chef de parti, ou Pierre Méhaignerie, ministre de l’Agriculture. Comme beaucoup d’hommes politiques, il condamne volontiers les petites phrases mais sait en jouer à l’occasion. Il nourrit depuis longtemps une vision générationnelle. Dans Au nom du tiers-état (Hachette littératures, 2006), il évoquait « un pays comme le nôtre qui va voir partir à la retraite les générations les plus importantes du baby-boom, avec plein d’énergie, avec une grande expérience de la vie, et avec la volonté de servir. »

Dans Projet d’espoir (Plon, 2013), il s’inquiétait : « Nous aurions dû avoir à cœur de ne pas laisser un euro de dette à nos enfants sur nos dépenses de santé ! L’explosion du nombre des personnes âgées est inéluctable et avec elle celle de la charge des retraites. […] Les engagements déjà pris en matière de retraite sont si lourds que nos enfants, tel le géant Atlas de l’Antiquité qui portait l’univers sur les épaules, vont avoir à porter un fardeau qui dépasse leurs capacités. La charge qu’ils devront assumer est sans comparaison possible avec celle que nos générations, celles du baby-boom, ont dû assumer. Jamais dans l’histoire de l’humanité un tel poids ne s’est trouvé si lourd sur les épaules des hommes en âge de travailler ».

« Si par sa petite phrase, François Bayrou a certainement cherché à s’attirer les faveurs de la jeunesse, il a également pris le risque de nourrir le ressentiment d’une génération envers l’autre », estime Solène Vary dans Le Figaro. Mais tandis qu’une nouvelle cohorte de jeunes rejoint l’électorat chaque année, une fraction des boomers le quitte définitivement. Le thème des boomers émissaires pourrait devenir majeur lors de l’élection présidentielle de 2027 dans une France dégradée par les agences de notation, voire sous tutelle du FMI. François Bayrou pourrait avoir fait l’histoire comme son héros Henri IV.

François Bayrou est loin d’être le seul à s’être inquiété du fossé entre les boomers et la jeunesse.
Exemples de livres parus ces dernières années.

Michel Le Séac’h

02 septembre 2025

« Wir schaffen das », jalon de l’histoire politique allemande

C’était bien une parole historique, finalement ! Dix ans après, loin d’être avalé par la noria de l’actualité, le « Wir schaffen das » d’Angela Merkel symbolise un moment de l’histoire allemande et européenne. La petite phrase du 31 août 2015 a fait de nombreux titres ces jours-ci dans la presse francophone, par exemple :

« Immigration. “Wir schaffen das” : le bilan controversé de la politique d’accueil d’Angela Merkel » – Courrier international

« Droit d’asile : dix ans après le "Wir schaffen das" de Merkel, l’Allemagne est en train de perdre un peu de son humanité » ‑ Libération

« "Wir schaffen das" : dix ans plus tard, la politique migratoire d’Angela Merkel divise l’Allemagne » ‑ RFI

« Allemagne : dix ans après le "Wir schaffen das" d'Angela Merkel, que reste-t-il de sa politique migratoire ? » ‑ RTL

« Dix ans après la crise migratoire, l’Allemagne fait le bilan du "Wir schaffen das" »Le Monde

« Dix ans après "Wir schaffen das !", l'aide aux réfugiés n'est plus dans l'air du temps outre-Rhin » – Les Dernières nouvelles d’Alsace

« "Wir schaffen das": dix ans après cette déclaration phare d'Angela Merkel, quel bilan de l'accueil des réfugiés en Allemagne ? » – La Libre Belgique

« Dix ans après le "Wir schaffen das" d'Angela Merkel, la politique migratoire allemande a bien changé » RTS

On note que la phrase est presque toujours citée dans sa langue d’origine, à l’instar du « Yes we can » de Barack Obama ou du « Alea jacta est » de Jules César ; les médias ne prennent pas toujours la peine de la traduire.

Le jalon historique est posé tout aussi nettement en Allemagne :

Capture d'écran Google

On se souvient que, le 31 août 2015, lors d’une conférence de presse, la chancelière allemande d’alors, Angela Merkel invite les Allemands à accueillir les migrants, notamment Syriens et Afghans, qui se pressent à sa frontière. La phrase n’est pas immédiatement remarquée ; elle ne figure d’ailleurs pas dans le compte-rendu officiel de la conférence de presse. Puis un mouvement massif se déclenche en Allemagne : de nombreux citoyens se mobilisent pour accueillir les migrants.

« Wir schaffen das » est donc plutôt perçu positivement dans un premier temps, l'opinion allemande n'y voit pas tout de suite une rupture historique et Angela Merkel est largement confirmée à la tête de son parti quelques mois plus tard. Mais les conséquences sociales de l’afflux de migrants et les agressions sexuelles massives de la nuit du Nouvel an 2016, en particulier à Cologne, provoquent vite un énorme contrecoup. La petite phrase est alors exhumée comme le mot d'ordre d'une fausse route politique. L’Allianz für Deutschland (AfD), hostile à l’immigration, passe de 3 % des suffrages en 2015 à 21 % en 2025 tout en se radicalisant davantage. Elle devient le second parti le plus représenté au Bundestag. 

Dix ans plus tard, bien que certains médias tirent un bilan pas si négatif de l’épisode et de la vague migratoire qui a suivi, « Wir schaffen das » est généralement considéré comme la pierre noire marquant le 31 août 2015. Comme le note Der Spiegel, cité par Courrier international, « la majorité des Allemands pense que “le pays n’a pas su gérer l’accueil et l’intégration des réfugiés ces dix dernières années” et que “cette époque a changé l’Allemagne pour le pire” ». La signification des paroles historiques peut évoluer en cours de route.

Michel Le Séac’h

À lire aussi :

« Wir schaffen das » : Angela Merkel est-elle débarrassée de sa petite phrase ?

(billet du 9 décembre 2016)

15 août 2025

Juger les mots. Liberté d'expression, justice et langage, d’Anna Arzoumanov : lecture au filtre des petites phrases

Ce livre « vise à préciser les contours de [la liberté d’expression] en France, à clarifier et discuter les principes selon lesquels il revient aux magistrats de juger les mots », annonce la 4eme de couverture. Or son auteur n’est pas juriste mais linguiste, maîtresse de conférence à la faculté des lettres de Sorbonne Université ; en effet, les juges « ont pour tâche d’analyser les mots litigieux et de trancher sur leur interprétation, même lorsqu’elle est ambiguë » (p. 37).

L'exposé d'Anna Arzoumanov traite clairement de l’identification des discours de haine (qui est attaqué ?), de la caractérisation des énoncés (qu’est-ce qui est dit ?) et de leur interprétation au regard du contexte (qu’est-ce qui est compris ?). Il s’efforce de définir ce qui sépare les mots admissibles des mots litigieux. Ainsi, « les discours les plus sanctionnés renferment des mots qui renvoient à des personnes (les Français, les Juifs), là où ceux qui dénoncent des entités abstraites (la France, le catholicisme) le sont peu » (p. 45).

Michel Houellebecq peut ainsi qualifier l’islam de « religion la plus con » parce que « le terme islam ne peut référer à la communauté qui pratique cette religion » (p. 46) ; « l’outrage au dogme n’est pas l’injure aux personnes à raison de leur religion et le délit d’outrage à la morale religieuse n’existe pas », a posé la Cour de cassation en 2006.

La loi sanctionne les discours litigieux visant une communauté dans son ensemble. Mais quelle est « l’extension référentielle » d’une expression ? Vise-t-elle un groupe dans son entier ou seulement en partie ? Éric Zemmour a naïvement mangé le morceau : « la plupart » est une formule magique qui lui a permis d’échapper à plusieurs condamnations, alors que « tous » est un mot qui vous envoie « en enfer médiatique et judiciaire ». Trop facile ! « Le tribunal judiciaire de Paris l’a condamné en concluant que le polémiste "ne s’est pas mépris sur la portée des mots" et qu’il a visé la totalité de la communauté que constituent les mineurs isolés » (p. 71), même s’il parlait de « la plupart » d’entre eux. Autrement dit, le tribunal a condamné Zemmour non pour ce qu’il a certainement dit (« la plupart ») mais pour ce qu’il a probablement pensé (« tous »). Il est surprenant que l’auteure ne le relève pas plus nettement.

De même, Christine Boutin a été condamnée pour s’en être prise à l’homosexualité car, pour ses juges, il y avait « référence, par le biais d’un nom abstrait, à une communauté ». Est-ce que, par ailleurs, « les Français de souche" constituent une catégorie raciale et seraient à ce titre protégeables en tant que groupe homogène ? » demande encore l’auteure. « Plusieurs juridictions ont eu à répondre à cette question dont la réponse dépend largement de la vision du monde de celui qui la donne », reconnaît-elle une fois encore. « Ces exemples d’interprétations contradictoires montrent à quel point le critère de l’extension peut être complexe à appliquer dès lors que le locuteur fait usage de mots qui ciblent localement des sous-ensembles tout en s’appuyant sur une vision du monde opposant des communautés entre elles dans leur totalité. » Autrement dit, la loi ne fournit pas de critère objectif pour distinguer « l’extension référentielle » et l’usage des mots, et il revient au juge de qualifier ce qui relève de la subjectivité du locuteur.

Juge-t-on des mots ou des sous-entendus ?

Par ailleurs, un mot peut vouloir dire autre chose que lui-même, « le contexte lexical peut en modifier le fonctionnement référentiel » (p. 54), en particulier dans le cas des métonymies et des métaphores. Le mot « police » désigne-t-il une institution ou ses agents présents ? Les juges n’ont « pas eu le choix » assure Anna Arzoumanov : ils ont dû condamner les chanteurs de NTM pour l’expression « je nique la police » (p. 55). Dans un autre cas, un locuteur condamné en première instance a été relaxé en appel « au regard du sens des mots en langue, en s’appuyant sur des articles de dictionnaires ». Le dictionnaire n’est-il pas la loi du mot ? Pas du tout, souligne l’auteure ‑ et d’ailleurs, dans le même cas, la Cour de cassation a finalement considéré qu’il y avait matière à condamnation malgré les dictionnaires.

Enfin, il appartient aux juges d’apprécier les mots à la lumière d’un contexte social ou sociétal. Par exemple, dans une décision concernant le chanteur Orelsan, dont les chansons ont été « comprises au regard d’un "contexte ambiant" » établi suivant plusieurs critères : « la personnalité du chanteur déterminée à partir de certaines prises de parole publique, la réception effective de ses chansons à partir de l’évaluation des spécificités de son public, un contexte sociétal de domination violente des hommes sur les femmes » (p. 150). La relaxe est prononcée en appel parce que « la médiocrité des personnages que jouerait Orelsan serait la marque qu’il prend de la distance par rapport à eux » : les personnages d’Orelsan sont médiocres, donc ils ne sont pas lui… Peut-on encore parler, alors, de « juger les mots » ? « Il est difficile de ne pas y lire une influence de la popularité grandissante du chanteur au moment de cet arrêt, en 2016 », ne peut que constater Anna Arzoumanov (p. 151)

Celle-ci conclut son livre en affirmant qu’« il est essentiel de saluer le travail des magistrats, qui exige non seulement une expertise technique pointue, mais aussi un engagement constant en faveur de la liberté d’expression, une adaptation permanente aux transformations sociétales et aux nouvelles questions qu’elles font émerger » (p. 160). Cette conclusion sur « les magistrats » ne laisse pas d’étonner.

En effet, tout au long du livre, Anna Arzoumanov multiplie les signes d'interférence entre la subjectivité du juge et le droit de la presse. Les cas qu’elle rapporte montrent en particulier que d’un juge à l’autre, les mêmes mots peuvent prendre des sens différents. Comme le sabre de Monsieur Prudhomme, on peut s’en servir « pour défendre nos institutions et au besoin pour les combattre »... Ce n’est pas « le » juge qui juge mais un magistrat en chair et en os -- et en opinions. L’auteure en convient même assez expressément à plusieurs reprises :

-          « Observer ce que [les juges] retiennent comme diffamatoire apparaît comme un bon observatoire de l’évolution générale des mœurs et des normes comportementales ou plus exactement de la représentation que les juges s’en font » (p. 94).

-          « Ces décisions contradictoires selon les juridictions montrent bien que l’évaluation d’une morale communément partagée reste fortement tributaire des croyances de ceux qui jugent, malgré l’objectivité idéale à laquelle doit tendre le juge » (p. 97).

-          « Entrer dans la fabrique du jugement juridique des mots montre l’inévitable intervention de biais idéologiques, théoriques ou cognitifs »(p. 157).

-       « Il est manifeste que les critères que les juges mobilisent témoignent parfois de leurs sensibilités particulières et de leur univers de croyance » (p. 158).

Mais elle en tire une leçon surprenante : « Plutôt que de nier cette influence qui met à mal l’égalité de traitement entre justiciables, les professionnels ont tout à gagner à en tirer parti pour affiner leurs outils et méthodes d’analyse » (p. 158), autrement dit prendre un « recul critique par rapport à cette illusion d’objectivité et d’impartialité du jugement ».

La légitimation de leur partialité satisfait sans doute les « professionnels » mais n’est évidemment pas de nature à rassurer les justiciables saisis par un sentiment d’insécurité juridique. Or aucune autre voie n’est esquissée : il y a de quoi s’interroger sur la légitimité d’une législation laissant à des individus faillibles, qui ne sont pas des lexicologues, le pouvoir de juger non seulement des mots mais, à travers eux, des opinions, censément sanctuarisées par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Petites phrases au risque de l’assassinat

Les petites phrases politiques ne semblent pas tellement concernées par le droit de la presse. N’est-ce pas étrange ? Beaucoup d’entre elles s’en prennent directement à des personnes nettement désignées, en des termes que leurs victimes considèrent volontiers comme injurieux. Cependant, la jurisprudence tend à considérer que « le discours politique par exemple peut parfois justifier des attaques personnelles de l’adversaire dès lors qu’elles servent à qualifier ses opinions » (p. 117 ; on note au passage qu’une fois de plus il est question des opinions, non des expressions).

En 2014, par exemple, Jacques Séguéla désigne Marine Le Pen comme la « fille de ce nazi » et se trouve poursuivi pour injure. Le tribunal de première instance concède que « le terme de « nazi » peut constituer une injure », mais qu’il « n’est pas à prendre au pied de la lettre et ne signifie pas membre du parti national-socialiste » et qu’il ne viserait pas « à abaisser ou outrager la partie civile mais à qualifier des opinions de la partie civile qui ont choqué le publicitaire », par ailleurs habitué aux « formules chocs ».

En 2023, une plainte vise l’humoriste Guillaume Meurice pour « provocation à la violence et à la haine antisémite » et « injures publiques à caractère antisémite » : sur Radio France, il a décrit le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou comme une « sorte de nazi sans prépuce ». Le parquet de Nanterre classe la plainte sans suite car les deux infractions n’apparaissent pas caractérisées. L’intéressé ne laisse pas passer l’occasion : « Si je dis : Nétanyahou, c’est une sorte de nazi, mais sans prépuce, c’est bon, le procureur l’a dit cette semaine. Allez-y, faites-en des mugs, des tee-shirts, c’est ma première blague autorisée par la loi française. »

Cette laxité pourrait cependant être à géométrie variable selon les opinions des uns et des autres. Christine Tasin a été condamnée pour provocation à la haine envers les musulmans en raison des expressions « Islam assassin » et « Islam dehors » parues sur le site Riposte laïque. « Islam » ne désigne-t-il pas une doctrine et non des personnes ? Non, il y a « glissement métonymique allant de l’islam aux musulmans » en raison des termes assassin et dehors qui « orienteraient le discours vers une personnification ». Ne parlez plus de « petites phrases assassines », cela pourrait prêter à conséquence1 !

Il faudrait aussi rappeler que le jugement des mots peut emprunter les voies du droit civil. Jean-Marie Le Pen a été condamné à de lourdes indemnités pour avoir dit « les chambres à gaz sont un détail » en raison de la douleur ressentie par certains auditeurs de cette phrase dépréciative, difficilement punissable au pénal. Autrement dit, quoi que dise un logos, il pourra être jugé différemment en fonction de l’ethos du locuteur et du pathos des auditeurs.

Michel Le Séac’h

1 Voir "Petite phrase assassine : quand la métaphore tourne à l'abus de langage", blog Phrasitude, 5 septembre 2023.

Juger les mots, par Anna Arzoumanov,
Actes Sud, avril 2025
La Compagnie des langues
ISBN : 978-2-330-19770-4
176 pages 10 x 19 cm, 19,00 €


09 août 2025

« Houston, we have a problem », petite phrase spatiale optimisée par Hollywood

Jim Lovell, qui vient de mourir à 97 ans, restera dans l’histoire comme l’astronaute qui a dit, ou presque : « Houston, we have a problem ». 

« Houston, on a un problème » est assurément l’une des petites phrases spatiales les plus connues (loin derrière « Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité », cependant). Elle illustre éloquemment la parenté qui existe parfois entre répliques cultes et petites phrases, les premières relevant de la fiction, les secondes de la « vraie vie ». 

Elle remonte au 13 avril 1970, au cours de la mission spatiale Apollo 13. Alors que le vaisseau spatial américain s’apprête à atterrir sur la Lune, un réservoir d’oxygène explose, provoquant de nombreux dommages. « We’ve had a problem » prévient l’un des astronautes. Le contrôle de mission de la NASA, à Houston, demande une confirmation. « Houston, we’ve had a problem », répond Jim Lovell, commandant de la mission. La NASA interrompt aussitôt le programme prévu et s’attache à ramener au plus vite les astronautes sur la Terre.

James Lovell en 2008, entre Frank Borman et William Anders ; ls formaient
l’équipage de la mission Apollo 8, qui a orbité autour de la Lune en 1968.
Photo Chris Radcliff, via Wikimedia Commons sous licence CCAS 2.0.

L’enregistrement de la séquence ne laisse aucun doute : James « Jim » Lovell a bien dit : « Houston, we’ve had a problem » (« Houston, nous avons eu un problème »). Pourtant, la phrase est presque toujours citée sous la forme : « Houston, we have a problem » (« Houston, on a un problème »). La raison en est parfaitement connue. 

La mission spatiale, et surtout son problem, a fait l’objet du film hollywoodien à gros budget Apollo 13 réalisé par Ron Howard en 1995. Le scénariste du film, William Broyles, a délibérément opté pour le temps présent « we have », au lieu du passé « we’ve had ». Ainsi, cette phrase qui signale le début de l’épisode central du film contribue beaucoup mieux au suspense. 

On note que les petites phrases, en particulier celles qui deviennent des mots historiques, sont rarement à l’imparfait ; le présent, l’impératif et le futur leur conviennent beaucoup mieux(1). Mais la parenté entre répliques cultes et petites phrases ne s’arrête pas là. Les unes et les autres peuvent être considérées comme des « microrhétoriques » associant un logos, un ethos et un pathos

Logos, ethos pathos : un parfait alignement

Le logos, les paroles prononcées telles que revues par Broyles, n’a pas pour seule qualité d’être au présent. Au premier degré, la phrase de Lovell est d’une banalité absolue. Chacun a pu l’entendre et la lire, voire la prononcer, des centaines de fois dans des articles, des discours et des conversations du quotidien. Sa force, ici, est dans son sous-entendu, vite compris de tous dans la culture américaine. Elle constitue pour le public une sorte de message codé : il sait que ces quelques mots vont se déployer en une aventure palpitante. Le public est délibérément poussé dans cette voie par l’affiche du film, où « We have a problem » figure en guise de slogan.

L’ethos du locuteur n’est pas moins puissant. La phrase est prononcée par le commandant d’une mission spatiale, par essence un héros moderne. Qui plus est, Lovell est incarné dans le film par Tom Hanks, probablement l’acteur le plus adulé du moment depuis la sortie de Forrest Gump l’année précédente. Toujours optimiste, Forrest Gump prend la vie comme elle vient sans se démonter devant l’adversité.

Le pathos américain du moment, enfin, fait une large place à des valeurs comme le courage, la résilience, la sérénité, l’objectivité,  qui s’expriment bien à travers ce simple constat prononcé sur un ton énonciatif : « On a un problème ». Cet air du temps a fait le succès de Forrest Gump comme il fera celui d’Apollo 13, qui contribuent à le renforcer par un effet cerceau. 

Le récit plus fort que le réel

« We have a problem » n’est pas tout à fait conforme à la réalité mais l’améliore, la rend plus propice à la mémorisation. Quant à la traduction française, le choix du « on » au lieu du « nous » donne plus de force à la phrase, ne serait-ce qu’en la raccourcissant d’une syllabe. Il en va de même d’un grand nombre de petites phrases et de citations historiques : le public les optimise spontanément. Le détour par la fiction ne fait que souligner un fait cognitif : le récit l’emporte sur le réel. Le « merde ! » de Cambronne à Waterloo a suivi le même cursus : l’intervention de Victor Hugo a largement contribué à le rendre fameux

Jim Lovell accepte sans difficulté le « redressement » de sa phrase (il joue même un petit rôle dans Apollo 13). Il n’est pas le seul, car le film comporte une deuxième réplique culte : « Failure is not an option ». Elle est mise dans la bouche du directeur de mission Gene Kranz (joué dans le film par Ed Harris), qui ne l’a jamais prononcée. Mais elle exprimait si bien son état d’esprit et son rôle qu’il en a fait le titre de son autobiographie ! (La traduction de cette phrase dans la version française du film, « L’échec n’est pas envisageable » n’a certainement pas la même force.) 

L’American Film Institute (AFI) a classé « We have a problem » au cinquantième rang des cent répliques cultes les plus fameuses du cinéma américain. Mais les bonnes fées qui se sont penchées sur son berceau en ont fait davantage encore : une expression idiomatique. Elle est souvent utilisée pour signaler un problème inattendu auquel on n’a pas d’autre choix que de faire face. 

L’engouement de la presse scientifique

Signe de la puissance de cette phrase, mais aussi de sa banalisation, elle fait une carrière inattendue dans les revues scientifiques. Depuis quelques années, certaines de celles-ci s’attachent à se démarquer par des titres accrocheurs – ou supposés tels. Elles surexploitent « Houston, we have a problem ». Les revues médicales en sont spécialement friandes :

Mais toutes les disciplines sont concernées, comme les technologies de l’information (“Houston, we have a problem!: The use of ChatGPT in responding to customer complaints”, E Koc, S Hatipoglu, O Kivrak, C Celik, K Koc - Technology in Society, 2023), le bâtiment (“'Houston, we've got a problem': The political construction of a housing affordability metric in New Zealand”, L Murphy - Housing Studies, 2014), l’histoire contemporaine (“" Houston, we have a problem": China and the race to space”, J Johnson-Freese - Current History, 2003), le droit (“Houston, We Have a Problem: Does the Second Amendment Create a Property Right to a Specific Firearm?”, JL Schwab, TG Sprankling - Colum. L. Rev. Sidebar, 2012), et bien d’autres encore. 

Un certain nombre d’auteurs tentent de subtiles variantes. « Houston, we have a solution » n’est pas rare. On trouve aussi, par exemple :

La mode s’est même répandue à des revues publiées dans d’autres langues que l’anglais (“Även om det inte hände är det sant–Houston, We Have a Problem”, S Pejkovic - Nordisk Østforum, 2020). 

Naturellement, la référence s'impose dans bon nombre d'articles consacrés aux problèmes de la ville de Houston (“Houston, We Have a Gentrification Problem: The Gentrification Effects of Local Environmental Improvement Plans in the City of Houston”, MM Byers - Tex. A&M Journal of Property Law, 2021). Cette tendance à l’automatisme, comme si le mot « problem » appelait le nom « Houston », agace plus d’un Texan !

(1) Voir Michel Le Séac'h, Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique, p. 201 s.

Michel Le Séac’h