La question du droit du sol à Mayotte agite l’Assemblée Nationale. « Encore une petite phrase », s’exclame Catherine Piettre dans Les Dernières nouvelles d’Alsace quand François Bayrou, après avoir constaté un « sentiment de submersion » fin janvier, propose d’élargir le débat. Les partis de gauche s’enflamment. Des petites phrases, il y en aura d’autres. Et il y en a déjà eu, y compris pour une pure question de vocabulaire.
Le 13 mai 1791, l’Assemblée nationale débat des colonies. La
principale pierre d’achoppement est l’esclavage. Les colonies veulent le
préserver. Une partie de l’Assemblée voudrait l’interdire depuis Paris. L’Assemblée
s’apprête finalement à décréter qu’« aucune
loi sur l'état des personnes non libres ne pourra être faite par le corps
législatif pour les colonies que sur la demande formelle et spontanée des
assemblées coloniales ». Autrement dit, ces dernières pourront
maintenir l’esclavage.
Médéric Moreau de Saint-Méry, colon martiniquais,
révolutionnaire actif et propriétaire d’esclaves, propose de modifier la
rédaction du texte : « il est indispensable de s'expliquer
clairement, d'une manière qui ne permette plus de doutes. Il ne faut donc plus
parler de personnes non libres ; que l'on dise tout simplement des
esclaves : c'est le mot technique. »
Mais la Révolution se paie volontiers de mots. Maximilien de Robespierre intervient pour contester l’emploi de ce « mot technique » : « J'ai une simple observation à faire sur l'amendement. Le plus grand intérêt, Messieurs, dans cette discussion, est de rendre un décret qui n'attaque pas d'une manière trop révoltante et les principes et l'honneur de l'Assemblée. Dès le moment où, dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé votre propre déshonneur… et le renversement de votre Constitution. » Puis, comme la discussion persiste, il proclame, selon la Gazette universelle : « Périssent les colonies, si elles nous forcent à renoncer à nos principes ! ».
Moreau de Saint-Méry retire son
amendement. Il renonce au « mot technique », la périphrase politiquement
correcte est conservée et le décret est adopté. Une tempête dans un verre d’eau,
à première vue. Comment a-t-elle pu accéder à une telle notoriété ?
Du vocabulaire au sanguinaire
Le mot de Robespierre semble
avoir produit un grand effet sur ses contemporains. Dès le mois de juillet
1791, le Journal de physique, de chimie, d'histoire naturelle et des arts
cite « périssent les Colonies plutôt que de violer un principe » comme
une sorte de dicton. Surtout, la formule prend une tout autre signification fin
août 1791 quand débute l’insurrection de Saint-Domingue. L’ampleur des
destructions et des meurtres alarme la nation. Un commissaire de Saint-Domingue
dénonce devant l’Assemblée nationale « le mot qui a servi depuis de ralliement
à tous les révoltés : Périssent les Colonies »(1).
Un témoin des événements s’indigne :
« La superbe colonie de Saint-Domingue n'est plus qu'un monceau de ruines
et de cendres. Périssent les colonies, disaient-ils, plutôt que de perdre un
principe ! Eh ! bien ! qu'ils viennent ces prétendus patriotes, contempler
celles de Saint Domingue ; leurs cœurs altérés de sang y trouveront de nouvelles
jouissances(2). »
Les esprits se divisent. Un
député malouin fait état de la situation haïtienne à l’Assemblée nationale le 1er décembre 1791 et, « ayant traité de blasphématoire le mot de M. Robespierre,
périssent les colonies plutôt que, etc., il a été rappelé à l’ordre par
un décret »(3) ! Ce « blasphématoire » est davantage qu’une
métaphore : le mot de Robespierre est sanctuarisé. Une adresse au roi y voit
un « vœu prophétique »(4). Les « Amis de la vérité »
confirment : « "Périssent les colonies, a dit un orateur, plutôt qu'un
seul principe!" Cette maxime est sacrée »(5).
Une puissante microrhétorique
Depuis lors, elle a fait l’objet
de citations innombrables, y compris sous la plume d’auteurs comme Guizot,
Schoelcher, Burette, Larousse, Chateaubriand…, jusqu’à la décolonisation. Plusieurs
auteurs, tels les Amis de Robespierre
ont tenté de corriger la citation : l’Incorruptible n’aurait pas vraiment
dit ça, ou même la formule serait de quelqu’un d’autre. Si cette hypothèse
était exacte, le mystère n’en serait que plus épais : comment une petite
phrase portant a priori sur une simple question de vocabulaire, l’adoption d’un
mot plutôt que d’un autre, a-t-elle pu susciter tant de vifs débats ?
La réponse est sans doute dans son
caractère microrhétorique :
- Logos : la formule commence par un verbe fort, à l’impératif, d’une sonorité remarquable. Le contraste entre la sentence de mort et le « principe » intrigue, mais souvent le message se concentre dans les trois premiers mots d'une phrase dont la suite n'est pas très certaine.
- Ethos : une solide réputation de coupeur de tête entoure l’auteur de la phrase. « Périssent les colonies » a pu y contribuer en un effet cerceau : la phrase est sanguinaire parce qu'elle vient de Robespierre, Robespierre est sanguinaire parce qu'il a prononcé la phrase, dès avant le Comité de salut public.
- Pathos : l’insurrection de Saint-Domingue, décrite en métropole par de nombreux témoins avec force détails, produit une énorme impression sur l’opinion publique de 1791. La Terreur et les « colonnes infernales » en Vendée ne tarderont pas. L'injonction « périssent » se multiplie : « Périssent les tyrans » (Bitaubé), « Périssent les arts s'il faut les acheter au prix de la liberté » (Prudhomme), « Périssent les talents qui n'ont pas la vertu pour appui » (Sérieys), etc.
Entre ces trois éléments, la
convergence est parfaite. Ils se renforcent mutuellement, acquérant proprio
motu une puissance qui ne résidait pas dans le débat parlementaire lui-même.
Michel Le Séac’h
(2) Extrait d'une lettre sur les malheurs de Saint-Domingue en général, et principalement sur l'incendie de la ville du Cap Français, Au jardin égalité pavillon no. 1, 2 et 3, 1794, p. 3.
(3) Louis-Marie Prudhomme dans son hebdomadaire Révolutions de Paris, 1791, p. 416.
(4) Cité dans Pièces Trouvées, 5ème recueil, Imprimerie nationale, 1792, p. 7.
(5) Bulletin des Amis de la vérité, n°75, 17 mars 1793, p. 3.
Illustration : buste de
Robespierre en 1791 par Claude-André Deseine, photo Rama, via Wikimedia
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Cecill, CC BY-SA 2.0
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