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11 décembre 2024

Nouveau gouvernement : les hommes avant les programmes

Ces jours-ci, les débats sur la nomination d’un nouveau gouvernement tournent presque exclusivement autour des personnes, des papabile, et non autour des programmes. Ils illustrent une fois de plus le déclin relatif des idées politiques par rapport au facteur humain. Les premières s’articulent autour de programmes, le second s’exprime souvent à travers des petites phrases. Beaucoup les considèrent comme antagonistes. « À quoi sert une campagne électorale sinon à débattre du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des injures », demandait le socialiste Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne[1].

Programmes politiques et petites phrases ne jouent pas dans la même catégorie. Ils ne mettent pas en jeu les mêmes mécanismes cognitifs. La petite phrase, le plus souvent orale, obéit à des processus immémoriaux. Le programme politique est destiné à être lu et assimilé par un cerveau humain qui, biologiquement, n’est fait ni pour l’écriture ni pour la lecture. Pour beaucoup, les doctrines relèvent de l’abstrait et les programmes de l’avenir : y adhérer suppose un acte de foi, on n’est pas prêt à les étudier en détail. Ce n’est pas la petite phrase qui est réductrice : c’est le programme qui noie le poisson.

Les programmes électoraux esquissent un état futur des choses espéré alors que les petites phrases évoquent un état actuel le plus souvent rejeté ou déploré, or l’esprit humain est plus sensible au négatif qu’aux considérations positives[2]. Et les programmes se veulent explicites quand les petites phrases cultivent l’implicite : les premiers invitent à réfléchir aux intentions de leurs auteurs, les secondes activent des sentiments déjà présents chez l’auditeur (le pathos). Par ailleurs, plus une société est administrée, plus il y a matière à programme : la tendance à l’obésité du Code des impôts va de pair avec celle des programmes politiques. Les politiques sont amenés à en faire trop. Ils inondent leur public de messages dont il ne retiendra qu’une mince partie.

Faveur et déclin des programmes politiques

La mode des programmes politiques est à son zénith dans les années 1960 et 1970. En 1963, une expérience grandeur nature est entreprise pour faire élire des idées plutôt qu’un individu. L’Express lance un candidat idéal, « Monsieur X », destiné à affronter le général de Gaulle à la présidentielle de 1965. L’hebdomadaire lui accole un programme électoral destiné à séduire la majorité. Bien entendu, la campagne de ce candidat virtuel est vertueuse, exempte de petites phrases. Elle paraît bien engagée. Jean Garrigues décrit ainsi la stratégie suivie[3] : « Les Français auront alors à choisir entre, d’une part, cette politique et l’homme qui se sera engagé à l’appliquer et, d’autre part, le personnage historique, séduisant mais mystérieux, et qui considère qu’il n’a pas à exposer une politique, ni à rendre des comptes ». Au dépôt des candidatures, L’Express révèle le visage de Monsieur X : il s’agit de Gaston Defferre, depuis vingt ans notable socialiste. Le reflux est immédiat. Face au « personnage historique », la défaite de la « politique » est sans appel, l'ethos l'emporte sur les idées.

Gaston Defferre en 1964
Le Programme commun de gouvernement des partis de gauche, en 1972, fait figure de point culminant. Puis vient le déclin. « Le discrédit des énoncés politiques s'est développé en France à partir des années 1970 avec la critique antitotalitaire des "langues de bois" et s'est étendue au cours des années 1980 à toute forme longue et monologique de parole publique », souligne Jean-Jacques Courtine. « S'y oppose désormais une autre politique de la parole : celle des formes brèves, des formules, des petites phrases[4]. » Jacques Attali considère que depuis 1995, voire depuis 1988, toutes les campagnes présidentielles et législatives n’ont produit « que des oppositions plus ou moins brutales de personnes, des petites phrases, des projets de réformes minuscules, et très peu de débats de fond[5]. » L’essor du marketing politique accélère cette évolution. Le marketing s’est longtemps acharné à vendre des produits. Puis Theodore Levitt a critiqué en 1960 la « myopie marketing »[6] : se focaliser sur le produit, c’est avoir la vue trop courte. L’important n’est pas le produit mais le besoin à satisfaire. Et le premier besoin de l’électeur lors d’une présidentielle est une incarnation.

Aujourd’hui, construire une campagne présidentielle autour d’un programme évoquerait Gamelin préparant en 1939 la guerre de 1914. L’électeur moyen pense à la politique quatre minutes par semaine, assure le spin doctor américain Jim Messina. Appelé à la rescousse du Parti conservateur britannique en 2015, il préconise de marteler une seule idée : « Cameron redresse le pays et crée des emplois »[7]. Autrement dit, l’électeur est invité à choisir un leader et le programme suivra, plutôt que l’inverse[8]. Et Cameron est élu. Aujourd’hui, quand on dit « Retailleau », on comprend lutte contre l’insécurité et l’immigration illégale.

La leçon ne vaut pas seulement pour les démocraties. « Les dictateurs classiques, ceux de la peur, imposaient des idéologies élaborées et des rites de loyauté », remarquent Guriev et Treisman. « Les spin dictators emploient des méthodes plus subtiles qui relèvent moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue[9]. » S’il y a démagogie, du moins le démagogue a-t-il appris à connaître son public.

Michel Le Séac’h


[1] « Interviews de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS et ancien président de la Commission européenne, à France 2 le 2 mai 1997 et France-Inter le 22 », Vie Publique, https://www.vie-publique.fr/discours/229388-jacques-delors-02051997-les-conditions-de-l-elargissement-de-l-ue, consulté le 27 décembre 2023.
[2] Stuart Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics, and Negativity », Political Communication, vol. 32, 2015, n° 1, p. 1-22, https://doi.org/10.1080/10584609.2014.881942
[3] Jean Garrigues, La Tentation du sauveur : histoire d'une passion française, Paris, Payot, collection Histoire, 2023.
[4] Jean-Jacques Courtine, « Les glissements du spectacle politique », Esprit, n° 164 (9), septembre 1990, p. 152-164.
[5] Jacques Attali, « Un débat, pour un mandat », 16 mars 2022, https://www.attali.com/societe/debat/
[6] Theodore Levitt, « Marketing Myopia », Harvard Business Review, vol. 38, juillet-août 1960.
[7] Voir Florentin Collomp et Laure Mandeville, « Les "spin doctors" d’Obama s’exportent en Grande-Bretagne », Le Figaro, 4-5 avril 2015.
[8] Christ'l De Landtsheer, Philippe De Vries et Dieter Vertessen, « Political Impression Management: How Metaphors, Sound Bites, Appearance Effectiveness, and Personality Traits Can Win Elections », Journal of Political Marketing, vol. 7, n° 3-4, 2008. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15377850802005083, consulté le 18 novembre 2023.
[9] Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators – le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2023, p. 40.
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27 novembre 2023

Spin dictators, par Gouriev et Treisman : la tyrannie qui n’en a pas trop l’air

Les dictatures du 20e siècle gouvernaient par la force, voire la terreur, et se coupaient du monde. D’élections, il n’était pas question. Les dictatures d’aujourd’hui gouvernent plutôt par la manipulation de l’information et le modelage de l’opinion publique. Elles sont dirigées par des spin dictators (dictateurs de la manipulation), terme forgé par référence aux spin doctors, ou conseillers en communication qui façonnent l’image des personnalités politiques.

Sergei Gouriev et Daniel Treisman en exposent le fonctionnement dans Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, paru en 2022 en anglais et cette année en français et dans une dizaine d’autres langues.

Serguei Gouriev a eu tout le loisir d’expérimenter le sujet in vivo : docteur en mathématiques appliquées et en économie, il a été très proche du pouvoir russe comme « plume » de Dmitri Medvedev. Menacé pour avoir défendu Khodorkovski dans l’affaire Ioukos, il s’est réfugié en France en 2013. Après avoir été économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), il dirige la formation et la recherche à Sciences Po. Daniel Treisman, professeur de sciences politiques à l’University of California Los Angeles (UCLA) est spécialiste des affaires russes. Les deux auteurs ont d’abord été réunis par « l’énigme Poutine » : depuis 2000, « Vladimir Poutine faisait mine d’adhérer aux principes de la démocratie, alors que son instinct le menait clairement dans une autre direction ». Puis ils ont constaté que son mode de contrôle politique n’était pas unique…


Contrairement aux dictatures de la peur, les dictatures de la manipulation ne suppriment pas les élections mais les « encadrent » avec soin. Gérées avec compétence, elles laissent à la société une marge de liberté, dont elles tracent nettement les limites en réprimant brutalement les opposants qui les transgressent. Il leur arrive d’ailleurs de revenir aux anciennes méthodes quand les nouvelles ne fonctionnent plus, comme l’a montré Vladimir Poutine en attaquant l’Ukraine : « un chef d’État qui semblait naguère exceller dans de subtiles méthodes de contrôle semble désormais déterminé à rayer un pays voisin de la carte » tout en instaurant en interne un système d’information de guerre étroitement contrôlé et répressif.

Repousser les dissidents vers les marges

Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle est une référence incontournable appuyée sur 160 pages de notes et 70 pages de bibliographie. Il n’est pas question ici d’en faire une recension détaillée mais uniquement de s’interroger sur le rôle éventuel des petites phrases dans les dictatures de la manipulation. Il ne peut s’agir que d’aperçus limités, car les auteurs privilégient logiquement l’aspect institutionnel des choses et non la rhétorique ou le contenu des messages. Ils disent qui sont et ce que font les propagandistes sans détailler leurs propos.

Les régimes autoritaires sont souvent violents en parole. Dans l’Irak de Saddam Hussein, par exemple, on parlait de « trancher des têtes » et de « malfaisants […] qui nous ont plongé dans le dos leur poignard empoisonné ». Ils utilisent « les moyens mis en usage chez les Perses et les barbares », dit Aristote, en envisageant néanmoins une « deuxième espèce de souverain », qui, « quoique un tyran, gouvernant dans son propre intérêt […]se montre complètement vertueux […] et […] jamais vicieux ». Il inspire plus le respect que la crainte et ses sujets ne se rendent pas compte de leur asservissement. Plus tard, à son tour, Machiavel conseille aux princes « de posséder parfaitement l’art de simuler et de dissimuler ».

Les méthodes de ces spin dictators sont plus subtiles, elles « relèvent moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue ». Les contenus évoluent. Là où les autocrates du XXe siècle se délectaient d’une imagerie violente […], les spin dictators adoptent une rhétorique plus froide, faite de compétence et de maîtrise, parfois sous un léger vernis socialiste ou nationaliste ».

La censure ne disparaît pas mais se fait discrète : « si les restrictions imposées à la presse deviennent trop flagrantes, elles peuvent avoir un effet en retour indésirable. Aussi, quand ces dictateurs censurent, ils censurent aussi le fait même qu’ils censurent ». Ils « se contentent de repousser leurs détracteurs vers les marges, en conservant la mainmise sur les chaînes de télévision nationales. Ils se moquent de ce que l’intelligentsia dit d’eux en privé, ou même en public, si c’est devant un petit auditoire. Les intellectuels dissidents sont autorisés à publier leurs revues confidentielles, à diffuser leurs émissions sur des chaînes câblées et à publier dans des journaux étrangers, tant que la demande est faible. » Mais on veille à les couper des masses : on les insulte, on met en doute leurs motivations, on les accuse d’antipatriotisme et d’élitisme, et l'on attise le ressentiment culturel.

La plupart des spin dictators n’ont pas de doctrine officielle. « À la place, ces gens utilisent un ensemble kaléidoscopique d’images et de thèmes qui visent de multiples auditoires à la fois. Le dirigeant russe associe l’histoire impériale, l’imagerie communiste et le traditionalisme conservateur dans ce que l’essayiste politique Ivan Krastev appelle « un cocktail Molotov de postmodernisme français et d’instrumentalisme propre au KGB ».

Les petites phrases seulement comme des ombres

Et les techniques de communication leur apportent des moyens nouveaux. « Beaucoup de spin dictators ont saisi d’instinct l’idée avancée par des chercheurs comme Jacques Ellul : la propagande la plus efficace est horizontale, transmise par de petits groupes et réseaux, souvent à travers des conversations informelles. Ils cherchaient des moyens d’implanter leurs messages dans des réseaux locaux, en supprimant toute trace de leur origine. » Ils détournent ainsi l’attention. Si nécessaire, il leur arrive aussi de « noyer les messages indésirables dans un flot de contenus progouvernementaux. L’aiguille de l’opposition disparaît ensuite dans une meule de foin de propagande. » Après les élections russes de 2011, 26 000 comptes Twitter frauduleux ont ainsi diffusé des milliers de tweets du monde entier en piratant les hashtags utilisés par des détracteurs de Poutine.

De-ci, de-là, on devine l’intervention très probable des petites phrases. Elles peuvent apporter le « léger vernis » de certains messages. La mise à l’écart des dissidents passe sans doute par des petites phrases « assassines », chargées d’un sens implicite destructeur d’image et compréhensible par le public. Le « cocktail » de postmodernisme et d’instrumentalisme s’exprime, on l’imagine, sous des formes brèves véhiculant un message implicite. Sans être désignées, les petites phrases apparaissent comme des ombres portées sur le mur de la caverne. Peut-être les auteurs pousseront-ils leur travail jusqu’à les déchiffrer ?

Michel Le Séac’h

Sergei Gouriev et Daniel Treisman
Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle 
Payot, Paris, 2023