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27 avril 2025

L’Empire du discrédit, de Christian Salmon : lecture au filtre des petites phrases

« Le discrédit est partout », affirme d’emblée Christian Salmon dans son nouveau livre paru fin 2024, c’est un « monstre aux mille visages » qui englobe aussi bien la haine et la colère que le « mutisme de l’époque » et le « trash-talk ». Ce dernier est lui-même multiforme : englobant provocations verbales, bouffonneries, chambrages, autoglorification et insultes, il «  est devenu le principe performatif à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés, selon lequel les experts du sport et de la politique produisent à partir de petites questions portées à l’extrême des affrontements génériques. » (p. 18).

Réunir en un même « empire » tant de phénomènes de communication et psychosociologiques est une démarche ambitieuse. Christian Salmon propose même de la théoriser davantage en introduisant Mandelbrot dans les sciences humaines : toute communication contemporaine obéirait à un comportement de « fractales » dans lequel chaque partie, même minime, reproduit le caractère discréditif du tout. La question centrale du livre, résumée par l’auteur, est celle-ci : « Comment la laideur, l’infâme, l’indigne sont-ils devenus désirables dans nos sociétés ? Comment la notoriété s’acquiert-elle sur les réseaux sociaux au prix du discrédit jeté sur toutes les formes de discours et d’action légitime ? » (p. 21).


Cette double question paraît étrangement moralisatrice. Si la société considère un comportement comme désirable, le dire laid, infâme, indigne ne revient-il pas à le juger au nom de valeurs supérieures qu’il conviendrait d’expliciter ? Et si toutes les formes d’action légitime se trouvent discréditées, c’est peut-être qu’elles ne sont pas si légitimes que cela, après tout. Il se pourrait aussi que le discrédit soit moins généralisé que ne le ressent l’auditeur des chaînes d’information, nécessairement focalisées sur ce qui va de travers : les trains qui arrivent à l’heure ne sont pas de l’information.

La question ne sera pas posée. Christian Salmon procède par affirmations et ne lésine pas sur le performatif. Ce n’est pas un hasard si son essai se réfère souvent aux Mythologies de Raymond Barthes, qu’il cite lui-même à plusieurs reprises. À juste titre, d’ailleurs, car il en a le talent de plume et le foisonnement conceptuel. Son livre est construit en grande partie, surtout dans les derniers chapitres, autour de mots clés comme « Carnavalisation, Éclipse, Meutes, Dévoration, Confinement, Offuscation… Un « essaim » de mots plutôt qu’un ordre discursif ou une narration. »

La novlangue du discrédit

Ce parti pris étonne puisque les passages consacrés au récit et au langage sont parmi les plus convaincants du livre. Christian Salmon est fasciné par le cas de Barack Obama, pour qui « le seul vrai pouvoir est celui de mettre en récit le monde » (p. 101) et qui « au fond n’aura fait qu’un seul métier. De l’auteur du livre Les Rêves de mon père au candidat à la présidence des États-Unis, du président au producteur, c’est le narrateur animé par sa "foi en la puissance du récit" qui poursuit sa route, une route qui conduit au-delà du politique » (p. 104).

L’épisode du covid-19 serait en revanche une « épidémie verbicide » : « le virus qui répand la terreur ne s’attaque pas au corps mais au langage ; il se transmet non par le toucher ou la respiration, mais par l’ouïe. […] Tout individu contaminé par le virus voit aussitôt dépérir ses fonctions langagières ; il se met à parler une langue incompréhensible, une sorte de bande-son constituée de paroles liquéfiées, débris de phrases broyées, désarticulées, une kyrielle de mots incohérents, d’onomatopées, d’interjections qui ne sont plus langage mais maelström de mots » (p. 162).

En dépit de cette désarticulation, la « langue du discrédit » est un outil de communication, et aussi « un moyen de reconnaissance, le signe d’appartenance à une tribu sportive, culturelle, médiatique » (p. 271). Revoilà le trash-talk, qui est « le principe à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés… C’est l’art de créer de la rivalité à partir de rien et de porter ce rien à l’incandescence. » Il « ravive les passions, mobilise les partisans, tente de désarçonner l’adversaire », et bien entendu, « les politiciens y ont recours quand il s’agit d’attaquer un opposant ».

Ambivalence du discrédit

L’illustration qu’en donne l’auteur surprend néanmoins : « Quoi de plus représentatif de cette perte d’aura de la chose politique que le fameux "Ferme ta gueule" du président du Sénat Gérard Larcher à l’adresse de Jean-Luc Mélenchon ? » À cette question rhétorique, on pourrait répondre : Quoi de plus représentatif ? ...mais le tweet de Jean-Luc Mélenchon (9,1 millions de vues !) qui en est la cause : « Ruth Elkrief. Manipulatrice. Si on n’injurie pas les musulmans, cette fanatique s'indigne. Quelle honte ! » Le discrédit apparaît ainsi comme une affaire de point de vue.

Christian Salmon ne prétend pas à la neutralité. Il range implicitement le communiste Fabien Roussel dans le camp du discrédit pour avoir « enfourché lui aussi le cheval de bataille de la viande pendant la campagne électorale de 2020 en décrivant ses concurrents de gauche comme de "tristes mangeurs de soja" », mais n’évoque pas l’autrement plus discréditif « Il y a du Doriot dans Roussel » de Sophia Chikirou.

Le traitement réservé à Donald Trump est un autre exemple d’ambivalence : « Visage fermé, sourcils froncés, regard de défi, Donald Trump surjoue à l’évidence le rôle de l’homme en colère. Ce n’est pas une attitude chez lui, c’est une seconde nature. La colère est sa chair, son éthos » (p. 32). Cet accent mis sur l’ethos est capital. Christian Salmon évoque le désarroi d’un photographe : après sa victoire de 2016, Trump « souriait gentiment », et « ça n’avait pas l’air naturel ». Pour y remédier, il « lui a proposé de rejouer son fameux "You are fired!" de l’émission The Apprentice. » Si l’on consulte Google Images, on voit aussi un Trump fier, interloqué, interrogatif, etc. « L’air naturel » qu’on retient de lui (ou qu’on veut retenir de lui) est néanmoins une mimique surjouée dans une émission de téléréalité !

Ambivalence encore à propos de l’opération menée par Steve Bannon en 2016 pour exploiter la célèbre petite phrase de Hillary Clinton sur le « basket of deplorables » (bande de minables) du clan Trump : « le terme "déplorable" est devenu un signe de ralliement pour les supporters de Trump » souligne Christian Salmon (p. 48) qui semble y voir un comportement de discrédit. Il reste pourtant que l’insulte originelle a été proférée par Hillary Clinton, non par Bannon, qui l’a retournée en une revendication positive. (Christian Salmon reproduit ici un passage de son précédent livre, La Tyrannie des bouffons, et maintient à tort que Hillary Clinton « visait la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient autour de Donald Trump et de Steve Bannon lui-même » ; en réalité, son attaque publique désignait « half of Trump’s supporters ».)

Discrédit générationnel

Globaliser sous l’appellation « discrédit » l’ensemble des phénomènes contemporains d’incivilité, de brutalité ou de mépris est nouveau ; en revanche, l’incivilité, la brutalité ou le mépris ne le sont pas. Les guerres de religion, la Fronde ou les années 30, et bien sûr la Révolution française, ont connu des déferlements de haine, d’insultes et de liquidations physiques. La France a toujours produit des pamphlets, des libelles et des caricatures. Le Canard enchaîné prospère depuis 1915. Le sentiment d’un « discrédit » omniprésent pourrait être propre à la génération des boomers dans une société transformée par la diversité : quand un « jeune » trace « ACAB » (pour « All Cops Are Bastards ») sur un mur de sa cité, le graffiti est probablement discréditif, mais tout aussi probablement le geste est positif, si ce n’est héroïque, pour son auteur et ses copains.

Ce caractère générationnel, Christian Salmon le constate implicitement : « Depuis la fin des années 2000, nos mythologies contemporaines trouvent leur source […] dans le discrédit » (p. 277), « Depuis les années 2000, la télévision par câble et ses talk-show ont promu un nouveau modèle de journalisme », « Depuis les années 2000, le débat public s’est déplacé […] vers les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux » (p. 279), « L’imaginaire du cyborg inspire désormais les collections de haute couture de la fin des années 2000 ». Il s’est passé quelque chose en ces années 2000 : les boomers ont amorcé leur déclin. Toute génération vieillissante estime que « c’était mieux avant ».

Michel Le Séac’h

Christian Salmon
L'empire du discrédit
LLL Les Liens qui libèrent
, 2024

ISBN9791020923233
290 pages, 22,50 €

à lire aussi : 

Note de lecture 

La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque,
de Christian Salmon :
les petites phrases comme éléphant dans la pièce


14 mars 2025

La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique, par Chloé Morin : lecture au filtre des petites phrases

Après avoir dénoncé dans On a les politiques qu’on mérite le désamour des citoyens envers les élus, Chloé Morin expose dans La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique (1) les mauvaises manières du microcosme médiatique. Pour avoir commencé très haut très jeune comme collaboratrice de deux premiers ministres, elle n’a été confrontée que tardivement à une vie politique dont la brutalité n’étonne plus ceux qui y ont fait leurs classes. Cela en fait une observatrice particulièrement sensible.

Bien entendu, Chloé Morin sait que la violence n’est pas nouvelle dans la presse et les médias. Elle évoque par exemple des débats à la chambre « absolument effroyables » sous la IVe République ou un discours antisémite de Xavier Vallat « d’une violence inouïe » en 1936. Oui mais, « c’était fait avec un certain talent oratoire, pas des mots grossiers ». Dès les premières pages du livre, ainsi, une réalité de la communication politique s’impose : la lettre des déclarations n’est pas tout, la forme a son importance.

Pour rédiger son nouveau livre, Chloé Morin a rencontré plusieurs dizaines de personnalités des médias. Trente-quatre d’entre elles sont nommément désignées. D’autres, en nombre indéterminé, ont préféré ne pas être citées. Globalement, le tableau est sombre : les médias sont extrêmement politisés, se laissent aller à des mouvements extrêmes comme #MeToo, cultivent le sensationnalisme, abandonnent les exigences professionnelles du journalisme, etc. Par chance, ces mauvaises façons sont étrangères aux interlocuteurs de Chloé Morin, bien qu’ils siègent ou aient siégé aux rangs les plus élevés du microcosme. Celui-ci n’est donc pas uniforme. La Broyeuse a deux modes de fonctionnement, l’un brutal, l’autre amical.

Trois grandes journalistes et les petites phrases

Les petites phrases ont évidemment leur place dans ce livre. « "La petite phrase", gangrène du débat public ? » se demande Chloé Morin dès le premier chapitre. Elle lui consacre un long développement où elle rapporte notamment ce que lui a dit Anne Sinclair. Celle-ci déplore « la volonté de tout polariser, les informations trop vite diffusées, le commentaire de plateau pour remplir le temps d’antenne à tout prix, le règne de la "petite phrase"… Je me rappelle très bien, à l’époque où je faisais 7 sur 7, déjà la petite phrase avait trop d’importance, on ne retenait qu’elle. »

Chloé Morin ne le rappelle pas, mais Anne Sinclair doit beaucoup aux petites phrases. Elles lui ont même mis le pied à l’étrier dans la presse audiovisuelle. Stagiaire chez Europe 1 à ses débuts, elle scrute les débats de l’Assemblée nationale et, ajoutent ses biographes, « il arrive même qu'elle repère la petite phrase qui, le lendemain, fera le bonheur des journaux de la "matinale" (2). Sa réputation de journaliste est vite établie, comme en témoigne Danielle Mitterrand, presque fataliste quand elle est son invitée en 1986 : « je savais bien qu'un malin plaisir pousserait une bonne journaliste à me conduire vers la petite phrase dont on ne se relève pas » (3).

Parmi les perles qui avaient « trop d’importance » à 7 sur 7 entre 1981 et 1997, figure par exemple « Je me sens tout à fait responsable, mais pour autant, je ne me sens pas coupable » de la ministre Georgina Dufoix en 1991, à propos de l’affaire du sang contaminé, phrase restée fameuse sous la forme abrégée « responsable mais pas coupable ». Anne Sinclair aurait pu citer aussi « la gauche caviar découvre la tête de veau », de Balladur, en 1995. Quant à « dégraisser le mammouth », s’il ne figure pas à son tableau de chasse, elle ne s’est pas privée d’y revenir en recevant Claude Allègre en 1997.

Ruth Elkrief affiche elle aussi sa retenue. Un cran au-dessous, toutefois. « Moi, je résistais autant que je le pouvais, se souvient Ruth Elkrief de ses années passées à BFMTV. Quand on me disait "Tiens, il y a cette petite phrase", je disais "Oui, mais elle est tronquée". C’était souvent difficile à vivre pour moi, mais il était impossible de ne pas participer à nourrir la mécanique. Quand vous êtes dans la machine, c’est très difficile de résister. On sort la petite phrase, et elle devient un fait politique » (p. 42). Il lui est pourtant arrivé de faire mieux que résister. Il faut lire le récit de la « chasse à l’éléphant », dans lequel on la voit, sur LCI, titiller longuement Michel Rocard dans l’espoir d’en obtenir une déclaration intempestive. Et l’auteur de l’article, Daniel Schneidermann, de conclure : « Ruth Elkrief désirait "de la reprise", une petite phrase que les grands médias pussent citer, citant aussi LCI » (4).

Nathalie Saint-Cricq paraît plus franche du collier que ses consoeurs. « Quand les gens disent qu’ils en ont marre des petites phrases et des clashs, c’est totalement faux ! La preuve, ils se souviennent parfaitement des petites phrases, ils ne retiennent même que ça. La politique se réduire à des clips, des pitchs courts, rapides, qui cognent. Ça cogne dans l’action, ça cogne dans les images, ça cogne dans les mots » (p. 42). Au bord du cynisme, elle note : le pire, c’est que l’on ne se souvienne pas de vous, « ou plus exactement que l’on se souvienne de vous mais que rien de ce que vous avez dit n’ait imprimé » (p. 280). 

De la déploration à l’explication

Les journalistes critiquent souvent les petites phrases mais peuvent y trouver leur intérêt (5). Implicitement, Chloé Morin n’écarte pas l’hypothèse d’une certaine connivence entre un journaliste et sa « victime » quand elle écrit : « Je ne démordrai pas de l’idée que la vertu ne procède pas de l’érection de murs de Berlin face à une classe politique jugée forcément sale et corrompue ». « La carrière exceptionnelle d’Anne Sinclair en est la preuve éclatante », ajoute-t-elle. Anne Sinclair elle-même lui explique ce qui la préservait des « œillères idéologiques » : « Tout le monde acceptait de venir dans mon émission, 7 sur 7 ». Elle ajoute quand même : « sauf Le Pen, que je ne voulais pas recevoir » (p. 259). Certains murs de Berlin, ou certaines œillères, ont quand même des avantages pratiques.

Pour le meilleur ou pour le pire, ces pratiques sont efficaces. Ainsi, « les petites phrases, surtout lorsqu’elles étaient sorties de leur contexte, ont souvent coûté très cher à Nicolas Sarkozy » (p. 147). Les hommes politiques le savent bien et tentent de composer avec cette réalité. Témoin l’attitude cocasse de Michel Rocard après qu’il eut déclaré « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (encore un butin d’Anne Sinclair et de 7 sur 7). Gêné par cette déclaration volontiers citée par la droite, il tentera de la corriger a posteriori, en lui ajoutant un codicille : « mais elle doit en prendre fidèlement sa part » (6). Ses amis bienveillants, et jusqu’à Emmanuel Macron, embrayeront sans hésitation pour tenter de faire prévaloir la formule corrigée, plus agréable aux oreilles de gauche quoique fausse, comme le montre une vidéo de l’INA. Chloé Morin elle-même s’y laisse prendre (p. 41), à moins qu’elle ne soit elle-même dans la bienveillance ?

Puisqu’il en est ainsi, puisque politiques, journalistes et citoyens sont à ce point sous l’influence des petites phrases, il est dommage que Chloé Morin ne s’interroge pas sur les raisons de leur puissance. La matière d’un prochain livre, peut-être ?

Chloé Morin
La Broyeuse - Les coulisses de la décomposition médiatique
Éditions de l’Observatoire, Paris, 2025
ISBN 979-10-329-3423-4
320 pages, 22 €.

Michel Le Séac’h

(1)     Curieusement, le livre porte deux sous-titres différents, l’un en couverture (Les coulisses de la décomposition médiatique), l’autre en belle-page (Chronique d’une décomposition médiatique annoncée). Le premier paraît plus représentatif de son contenu.

(2)     Alain Hertoghe, Marc Tronchot, Anne Sinclair, femme de tête, dame de cœur, Calmann-Lévy, 2011.

(3)      Danielle Mitterrand, La Levure du pain, Edition°1, 1992.

(4)     Daniel Schneidermann, « Récit de la chasse à l’éléphant sur le câble », Le Monde, 8 février 1998, https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/02/08/chasse-a-l-elephant-sur-le-cable_3652656_1819218.html

(5)     Voir Michel Le Séac'h, Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique; BoD, 2025, p. 44 s.

(6)     Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.


Voir aussi :

On a les Politiques qu’on mérite, par Chloé Morin (autrement dit : « Vous l’avez bien cherché » ?)