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14 mars 2025

La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique, par Chloé Morin : lecture au filtre des petites phrases

Après avoir dénoncé dans On a les politiques qu’on mérite le désamour des citoyens envers les élus, Chloé Morin expose dans La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique (1) les mauvaises manières du microcosme médiatique. Pour avoir commencé très haut très jeune comme collaboratrice de deux premiers ministres, elle n’a été confrontée que tardivement à une vie politique dont la brutalité n’étonne plus ceux qui y ont fait leurs classes. Cela en fait une observatrice particulièrement sensible.

Bien entendu, Chloé Morin sait que la violence n’est pas nouvelle dans la presse et les médias. Elle évoque par exemple des débats à la chambre « absolument effroyables » sous la IVe République ou un discours antisémite de Xavier Vallat « d’une violence inouïe » en 1936. Oui mais, « c’était fait avec un certain talent oratoire, pas des mots grossiers ». Dès les premières pages du livre, ainsi, une réalité de la communication politique s’impose : la lettre des déclarations n’est pas tout, la forme a son importance.

Pour rédiger son nouveau livre, Chloé Morin a rencontré plusieurs dizaines de personnalités des médias. Trente-quatre d’entre elles sont nommément désignées. D’autres, en nombre indéterminé, ont préféré ne pas être citées. Globalement, le tableau est sombre : les médias sont extrêmement politisés, se laissent aller à des mouvements extrêmes comme #MeToo, cultivent le sensationnalisme, abandonnent les exigences professionnelles du journalisme, etc. Par chance, ces mauvaises façons sont étrangères aux interlocuteurs de Chloé Morin, bien qu’ils siègent ou aient siégé aux rangs les plus élevés du microcosme. Celui-ci n’est donc pas uniforme. La Broyeuse a deux modes de fonctionnement, l’un brutal, l’autre amical.

Trois grandes journalistes et les petites phrases

Les petites phrases ont évidemment leur place dans ce livre. « "La petite phrase", gangrène du débat public ? » se demande Chloé Morin dès le premier chapitre. Elle lui consacre un long développement où elle rapporte notamment ce que lui a dit Anne Sinclair. Celle-ci déplore « la volonté de tout polariser, les informations trop vite diffusées, le commentaire de plateau pour remplir le temps d’antenne à tout prix, le règne de la "petite phrase"… Je me rappelle très bien, à l’époque où je faisais 7 sur 7, déjà la petite phrase avait trop d’importance, on ne retenait qu’elle. »

Chloé Morin ne le rappelle pas, mais Anne Sinclair doit beaucoup aux petites phrases. Elles lui ont même mis le pied à l’étrier dans la presse audiovisuelle. Stagiaire chez Europe 1 à ses débuts, elle scrute les débats de l’Assemblée nationale et, ajoutent ses biographes, « il arrive même qu'elle repère la petite phrase qui, le lendemain, fera le bonheur des journaux de la "matinale" (2). Sa réputation de journaliste est vite établie, comme en témoigne Danielle Mitterrand, presque fataliste quand elle est son invitée en 1986 : « je savais bien qu'un malin plaisir pousserait une bonne journaliste à me conduire vers la petite phrase dont on ne se relève pas » (3).

Parmi les perles qui avaient « trop d’importance » à 7 sur 7 entre 1981 et 1997, figure par exemple « Je me sens tout à fait responsable, mais pour autant, je ne me sens pas coupable » de la ministre Georgina Dufoix en 1991, à propos de l’affaire du sang contaminé, phrase restée fameuse sous la forme abrégée « responsable mais pas coupable ». Anne Sinclair aurait pu citer aussi « la gauche caviar découvre la tête de veau », de Balladur, en 1995. Quant à « dégraisser le mammouth », s’il ne figure pas à son tableau de chasse, elle ne s’est pas privée d’y revenir en recevant Claude Allègre en 1997.

Ruth Elkrief affiche elle aussi sa retenue. Un cran au-dessous, toutefois. « Moi, je résistais autant que je le pouvais, se souvient Ruth Elkrief de ses années passées à BFMTV. Quand on me disait "Tiens, il y a cette petite phrase", je disais "Oui, mais elle est tronquée". C’était souvent difficile à vivre pour moi, mais il était impossible de ne pas participer à nourrir la mécanique. Quand vous êtes dans la machine, c’est très difficile de résister. On sort la petite phrase, et elle devient un fait politique » (p. 42). Il lui est pourtant arrivé de faire mieux que résister. Il faut lire le récit de la « chasse à l’éléphant », dans lequel on la voit, sur LCI, titiller longuement Michel Rocard dans l’espoir d’en obtenir une déclaration intempestive. Et l’auteur de l’article, Daniel Schneidermann, de conclure : « Ruth Elkrief désirait "de la reprise", une petite phrase que les grands médias pussent citer, citant aussi LCI » (4).

Nathalie Saint-Cricq paraît plus franche du collier que ses consoeurs. « Quand les gens disent qu’ils en ont marre des petites phrases et des clashs, c’est totalement faux ! La preuve, ils se souviennent parfaitement des petites phrases, ils ne retiennent même que ça. La politique se réduire à des clips, des pitchs courts, rapides, qui cognent. Ça cogne dans l’action, ça cogne dans les images, ça cogne dans les mots » (p. 42). Au bord du cynisme, elle note : le pire, c’est que l’on ne se souvienne pas de vous, « ou plus exactement que l’on se souvienne de vous mais que rien de ce que vous avez dit n’ait imprimé » (p. 280). 

De la déploration à l’explication

Les journalistes critiquent souvent les petites phrases mais peuvent y trouver leur intérêt (5). Implicitement, Chloé Morin n’écarte pas l’hypothèse d’une certaine connivence entre un journaliste et sa « victime » quand elle écrit : « Je ne démordrai pas de l’idée que la vertu ne procède pas de l’érection de murs de Berlin face à une classe politique jugée forcément sale et corrompue ». « La carrière exceptionnelle d’Anne Sinclair en est la preuve éclatante », ajoute-t-elle. Anne Sinclair elle-même lui explique ce qui la préservait des « œillères idéologiques » : « Tout le monde acceptait de venir dans mon émission, 7 sur 7 ». Elle ajoute quand même : « sauf Le Pen, que je ne voulais pas recevoir » (p. 259). Certains murs de Berlin, ou certaines œillères, ont quand même des avantages pratiques.

Pour le meilleur ou pour le pire, ces pratiques sont efficaces. Ainsi, « les petites phrases, surtout lorsqu’elles étaient sorties de leur contexte, ont souvent coûté très cher à Nicolas Sarkozy » (p. 147). Les hommes politiques le savent bien et tentent de composer avec cette réalité. Témoin l’attitude cocasse de Michel Rocard après qu’il eut déclaré « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (encore un butin d’Anne Sinclair et de 7 sur 7). Gêné par cette déclaration volontiers citée par la droite, il tentera de la corriger a posteriori, en lui ajoutant un codicille : « mais elle doit en prendre fidèlement sa part » (6). Ses amis bienveillants, et jusqu’à Emmanuel Macron, embrayeront sans hésitation pour tenter de faire prévaloir la formule corrigée, plus agréable aux oreilles de gauche quoique fausse, comme le montre une vidéo de l’INA. Chloé Morin elle-même s’y laisse prendre (p. 41), à moins qu’elle ne soit elle-même dans la bienveillance ?

Puisqu’il en est ainsi, puisque politiques, journalistes et citoyens sont à ce point sous l’influence des petites phrases, il est dommage que Chloé Morin ne s’interroge pas sur les raisons de leur puissance. La matière d’un prochain livre, peut-être ?

Chloé Morin
La Broyeuse - Les coulisses de la décomposition médiatique
Éditions de l’Observatoire, Paris, 2025
ISBN 979-10-329-3423-4
320 pages, 22 €.

Michel Le Séac’h

(1)     Curieusement, le livre porte deux sous-titres différents, l’un en couverture (Les coulisses de la décomposition médiatique), l’autre en belle-page (Chronique d’une décomposition médiatique annoncée). Le premier paraît plus représentatif de son contenu.

(2)     Alain Hertoghe, Marc Tronchot, Anne Sinclair, femme de tête, dame de cœur, Calmann-Lévy, 2011.

(3)      Danielle Mitterrand, La Levure du pain, Edition°1, 1992.

(4)     Daniel Schneidermann, « Récit de la chasse à l’éléphant sur le câble », Le Monde, 8 février 1998, https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/02/08/chasse-a-l-elephant-sur-le-cable_3652656_1819218.html

(5)     Voir Michel Le Séac'h, Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique; BoD, 2025, p. 44 s.

(6)     Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.


Voir aussi :

On a les Politiques qu’on mérite, par Chloé Morin (autrement dit : « Vous l’avez bien cherché » ?)

06 mars 2025

Quand Jean-Louis Debré nous faisait rire avec les politiques

Jean-Louis Debré (1944-2025), décédé mardi dernier, a laissé au sein d’une œuvre foisonnante quelques considérations sur les petites phrases et leur rapport avec l’humour. Car il n’a pas seulement été ministre, président de l’Assemblée nationale et président du Conseil constitutionnel : il a aussi publié une trentaine d’ouvrages – des essais politiques principalement, mais aussi plusieurs romans policiers. Observateur attentif de la parole publique, il est aussi l'auteur de Quand les politiques nous faisaient rire (Bouquins, 2021). Cet ouvrage distrayant est essentiellement un florilège d’anecdotes et de bons mots mettant en scène des élus du 20e et du 21e s., de Georges Clemenceau à Emmanuel Macron.

Témoin engagé, Jean-Louis Debré révère Chirac mais déteste à des degrés divers Giscard d’Estaing, Balladur et Sarkozy, au point qu’on pourrait aisément le prendre pour un homme de gauche. Il balaie cependant tout le spectre politique et surtout toutes les manières dont les politiques peuvent faire rire : autodérision, humour, langue de bois, lapsus, raillerie, etc. Il évoque au passage les « petites phrases » sans y voir une catégorie spécifique de la parole politique.

Pourtant, il leur attribue une vraie puissance : « la petite phrase bien ciselée, courte, facile à retenir, sarcastique sans être trop vulgaire, reprise par les médias, a un impact politique souvent plus fort qu’un long discours et peut devenir un slogan péjoratif bien difficile à faire oublier » (p. 33). L’idée qu’une petite phrase peut avoir « un impact politique souvent plus fort qu’un long discours » mériterait bien sûr d’être approfondie compte tenu de ce qu’elle implique non seulement pour la parole publique mais pour les relations entre politiques et citoyens et la nature du régime démocratique.

Petite phrase et humour : différents mais parfois concomitants

Cependant, Jean-Louis Debré ne pousse pas plus loin son analyse de la petite phrase et tend en fait à l’assimiler au trait d’humour, au bon mot ou à la petite blague. C’est d’autant plus surprenant qu’il a lu Bergson – du moins le laisse-t-il entendre par une citation : « l’autodérision est une preuve d’intelligence » (p. 15)(1). Le rire, selon Henri Bergson, obéit à trois conditions (2) : 

·         « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. »

·         « Le comique exige […], pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure. »

·         « On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. […] Notre rire est toujours le rire d’un groupe. »

Une petite phrase répond à deux de ces conditions : elle est humaine et s’adresse à un groupe. En revanche, elle est incompatible avec l’« anesthésie momentanée du cœur » ). Elle ne s’adresse pas à l’intelligence. Elle, fonctionne en profondeur, au niveau du pathos, de l’émotion. Or, insiste Bergson, « le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ».

La petite phrase n’est pas une forme d’humour. Ce qui n’empêche pas qu’une petite phrase puisse être en même temps un trait d’esprit. Jean-Louis Debré en atteste implicitement quand il écrit : « En de nombreuses occasions, lors de visites, de discours, le Général cultivait son art des petites phrases aussi drôles qu’assassines » (p. 83). Drôles, elles l’étaient proprio motu et auraient pu l’être dans n’importe quelle bouche. Ce qui les rendait « assassines » et en faisait des petites phrases, c’est qu’elles émanaient du leader et invoquaient l’ethos du général.

Ce que confirme clairement Jean Cau dans une observation citée par Jean-Louis Debré : « À l’Élysée, l’humour du Général était royal […], il tombe de haut, ne souffre pas la réplique et assomme la victime" » (p. 78) (3). Autrement dit, c’était une manifestation de pouvoir (« royal ») et même de violence (« assomme la victime ») concomitante à un trait d’humour.

Ce qui reste en mémoire

Jean-Louis Debré revient sur les petites phrases du général de Gaulle dans un document de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) (4). Il rappelle que le fondateur de la Ve République, interrogé sur sa santé lors d’une conférence de presse, avait répondu : « Je vais bien mais rassurez-vous, un jour je ne manquerai pas de mourir ». « Et vous voyez, ajoute Jean-Louis Debré, on ne se souvient plus de la conférence de presse mais de ces petites phrases, et en trois mots, on déstabilise parce qu’une des fonctions de l'humour, c'est de déstabiliser le journaliste. D'ailleurs à l'époque on n'a retenu que ces petites phrases. » La formule gaullienne exerce ainsi une double fonction : dans l’immédiat, l’humour déstabilise le journaliste, à terme, la petite phrase reste dans les mémoires comme représentative de l’ethos du Général.

La campagne présidentielle de 1995  est aussi le théâtre de meurtres symboliques. « Chirac et Balladur ne se ménageaient pas et les petites phrases assassines pleuvaient de part et d’autre », écrit Jean-Louis Debré (p. 94). Il n’entre pas dans le champ de son livre de s’interroger sur les différences entre les programmes politiques des deux hommes. Elles étaient minces, pourtant, et l’on soupçonne qu’elles ont moins lourd dans les urnes que ces « petites phrases assassines ». Ce qui là aussi devrait inciter à s’interroger sur la nature du régime démocratique.

Jean-Louis Debré, réputé pour son heureux caractère, appréciait l’humour. « Ça rend plutôt sympathique, expliquait-il à l’INA, or la politique c'est d'apparaître aux électrices et aux électeurs sympathique. […] Quelqu'un qui vient à la télévision et qui commence à vous casser les pieds, on zappe. Quand on sait qu'on va sourire, quand on sait qu'on va passer un bon moment, eh bien on écoute. » Affirmation qui souligne une fois de plus la distinction entre humour et petite phrase : cette dernière ne rend pas forcément sympathique, et si l’humour, on l’écoute, la petite phrase, on s’en souvient.

Michel Le Séac’h

 

(1)      Un doute subsiste, car cette phrase paraît absente des œuvres de Bergson, et le néologisme « autodérision », rarissime à son époque, ne s’est répandu que dans le dernier quart du 20e siècle.

(2)      Henri Bergson, Le Rire, Paris, Quadrige/PUF, 5e éd. 1989.

(3)      Jean Cau, préface de Les Mots du Général par Ernest Mignon, illustrations de Jacques Faizant, Paris, Éditions Arthème Fayard, 1962.

(4)      L’INAttendu, présenté par Nathanaël de Rincquesen et Ludivine Lopez, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/jean-louis-debre-humour-politique-ministre-de-l-interieur-conseil-constitutionnel-assemblee-nationale.



29 décembre 2023

Jacques Delors, l’homme sans petites phrases

Quand meurt un homme politique de premier plan, la presse publie des florilèges de ses petites phrases. Ce n’est pas le cas pour Jacques Delors (1925-2023), disparu ce mercredi. Malgré ses hautes responsabilités, ses déclarations qualifiées de « petites phrases » sont rares. Et pour cause : il n’a pas vraiment été un leader politique. « Jacques Delors n'a jamais participé au jeu des petites phrases, ni à construire une carrière personnelle », témoigne Sébastien Vincini, président du conseil départemental de la Haute-Garonne[i].

Il ne décroche d’ailleurs personnellement, à 57 ans, qu’un seul mandat électif, celui de maire de Clichy, poste qu’il occupe moins de deux ans (il est aussi pendant deux ans député européen, élu sur une liste socialiste). Pourtant, on voit souvent en lui un candidat naturel pour Matignon ou pour l’Élysée. Lui-même y pense sans tenter l’aventure. En revanche, il est placé pendant dix ans à la présidence de la Commission européenne par les chefs d’État et de gouvernement européens. Auxquels il voue une estime apparemment limitée, les désignant collectivement comme « les chefs » dans ses Mémoires[ii]. Un ouvrage où, écrit La Croix, il « se montre fidèle à sa réputation : austère, pédagogue, égrenant un discours de la méthode. L'amateur de petites phrases assassines fera maigre récolte sauf quand il s'agit de Jacques Chirac ou du Parti socialiste. »


Personnellement, il serait plutôt dans le registre du slogan, de la maxime ou de l’apophtegme. Les petites phrases, d’ailleurs, il les déteste explicitement. En 1978, visant son collègue socialiste Gaston Defferre, il déclare sur France-Inter : « Les petites phrases empoisonnées, ça peut faire la "une" des journaux, ça peut ravir vos adversaires politiques, mais ça ne fait en aucun cas progresser le débat politique[iii]. » Après avoir fait réaliser en 1993 un « livre blanc » sur la croissance européenne, il s’offusque de l’accueil que les « chefs » lui réservent :

Nous entrons dans le royaume des petites phrases, qui font d’autant plus mal que chacun s’acharne à n’en souligner que l’effet destructeur. […] Ce que, depuis quarante ans, deux graves crises n’ont pas réussi, c’est-à-dire tuer la construction européenne, une série de petites phrases et d’incidents diplomatiques mineurs vont-ils y parvenir ? Non pas par un coup de poignard, mais par un processus de mort lente, nourrissant des sentiments réciproques de méfiance ? […] Alors, messieurs les responsables de tout bord, arrêtez le massacre, renoncez à vos petites phrases parfois liées à vos arrière-pensées de politique intérieure ! Le mal que vous faites est sans rapport avec les petits profits domestiques que vous tirez de vos coups de coude pour écarter un concurrent, ou de vos coups de menton, la nostalgie étant pour vous toujours ce qu’elle était[iv].

« Jacques Delors est une personnalité qui sait communiquer sans toujours être compris », écrit Dominique Wolton dans une sorte d’oxymore[v]. Sa mauvaise maîtrise des petites phrases et de leurs sous-entendus pourrait en être la cause. « Le budget de 1985 sera d'une rigueur sans commune mesure avec celui de 1984 », déclare-t-il un jour à l’Assemblée nationale. Il doit vite revenir sur le sujet : « Sa petite phrase sur le budget 1985 avait en effet donné lieu à un contresens important, chacun comprenant que les impôts allaient être de nouveau alourdis[vi]. » En réalité, Jacques Delors songe surtout à limiter les dépenses de l’État – et surtout les choix fiscaux ne sont pas encore arrêtés.

Ce flou financier peut coûter cher. En 1987, alors que se profile une grave crise monétaire, Jacques Delors lâche devant l'Assemblée européenne de Strasbourg cette déclaration aussitôt qualifiée de « petite phrase » : « Faute d'obtenir plus de croissance en Europe, les États-Unis feraient pression par la baisse du dollar. Ne vous faites pas d'illusions : les Américains sont prêts à le faire tomber à 1,60 DM. » Les conséquences sont immédiates, relate Le Monde : « Effet bœuf sur le marché des changes, déjà perturbé et où les banques centrales devaient consacrer plusieurs milliards de dollars, mercredi soir (l'effet Delors) et jeudi pour essayer d'enrayer la chute du billet vert[vii]. » Certains s’étonnent : chacun sait que les petites phrases monétaires sont lourdes de conséquences et l’on comprend mal qu’un ancien ministre de l’Économie ait pu commettre un tel impair.

Ni Matignon ni l’Élysée

Jacques Delors tente aussi quelques petites phrases concernant sa propre carrière politique. « Des choses importantes vont se passer à Paris, il faut en être », dit-il, mystérieux, à des journalistes, un jour de 1983, pour expliquer son départ de Bruxelles en pleine négociation monétaire. « Une petite phrase qui alimente les rumeurs sur la succession de Pierre Mauroy », écrit Catherine Nay[viii]. Mais un coup d’épée dans l’eau : contrairement à ce que Jacques Delors a cru, Mitterrand ne lui propose pas Matignon et le renvoie poursuivre la négociation à Bruxelles.

Les relations avec Mauroy n’en sont pas améliorées. En 1989, le maire de Lille s’agace des critiques que lui adressent Jacques Delors et Jean-Pierre Chevènement. « Je sais ce que les militants attendent », déclare-t-il. « Ce ne sont pas des querelles de chefs ni des affrontements d'ambition, pas davantage que des règlements de comptes ou ces petites phrases assassines qui ne font de mal qu'à leurs auteurs, tantôt irresponsables, tantôt assassines, souvent médiocres, toujours nuisibles pour le Parti socialiste[ix]. »

En 1993, Jacques Delors caresse l’idée de se présenter à l’élection présidentielle de 1995. Mais, déjà, certains pointent les faiblesses de sa personnalité : « Il faudrait enfin que M. Jacques Delors révèle des qualités qu'il a, jusqu'à présent, soigneusement cachées, celles qui sont nécessaires à qui se trouve en position de conduire une campagne électorale. Si personne ne peut contester qu'il ait l'étoffe d'une présidentiable, il n'a peut-être pas les ressorts qui feraient de lui un bon candidat[x]. » Fin août 1993, il déclare au journal de France 2 que, « comme Édouard Balladur », il n’est pas candidat à l’élection présidentielle de 1995 : « Édouard Balladur s'occupe des affaires de la France moi je m'occupe des affaires de l'Europe, qui ne va pas mieux[xi]. » Mauvaise pioche : finalement, Balladur est candidat. Pas lui.

La classique opposition entre petites phrases et débat de fond

Le jeu politique, Jacques Delors préfère finalement l’esquiver. Après avoir laissé planer une intention de candidature, il renonce finalement, à l’étonnement de beaucoup. Sa campagne aurait été « l’occasion d’un cours d’instruction civique à l’usage des citoyens, en général, et des militants de gauche, en particulier » ironisent les auteurs du Rendez-vous manqué[xii]. Avant de quitter la scène, cependant, il fait durer le suspense : il déclare qu’il « a pris sa décision », mais ne dit pas laquelle. « Sa "petite phrase" n'avait vraisemblablement pas d'autre but que de répondre au soupçon d'indécision qu'il encourait », estime Le Monde, qui soupçonne qu’elle vise surtout à se donner encore quelque temps pour décider[xiii]. Une situation qui, selon certains, prépare la défaite de Lionel Jospin face à Jacques Chirac en 1995.

« À quoi sert une campagne électorale sinon à débattre du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des injures », demande-t-il sur France 2 en 1997[xiv]. Opposer les petites phrases au débat de fond est classique. Pourtant, le think tank Notre Europe – Institut Jacques Delors, du nom de son fondateur, est moins catégorique quand il se penche sur une polémique européenne : « Dans un tel exercice, le ton indigné des interventions et le jeu des petites phrases, qui en font toute la saveur, l’emportent presque toujours sur le fond du débat. Ce qui ne gêne personne, mais permet aux protagonistes de mieux se situer dans le jeu politique du moment[xv]. »

Par exception enfin, Jacques Delors revendique lui-même une petite phrase, une seule : « On ne tombe pas amoureux d’un grand marché »[xvi] (certains l’en créditent sous la forme « On ne tombe pas amoureux d’un marché unique »). Peu romantique, elle est handicapée par sa construction : le cerveau ne comprend pas toujours bien les négations. Et surtout, elle est directement dérivée d’un slogan fameux de mai 68 : « On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance »[xvii].

Michel Le Séac’h

Photo de Jacques Delors en 2010 : ©European Parliament/Pietro Naj-Olear, licence CC BY-NC-ND 2.0 DEED


[i] Benjamin Bourgine, « Mort de Jacques Delors : "altruiste", "pilier de la gauche, "exigeant"... les réactions en Occitanie », France Bleu Occitanie, 27 décembre 2023, https://www.francebleu.fr/infos/politique/mort-de-jacques-Delors-les-reactions-en-occitanie-9735932

[ii] Jacques Delors, Jean-Louis Arnaud, Mémoires, Plon, 2004.

[iii] Thierry Pfister, « M. Rocard invite à plus de sang-froid ses amis du P.S. », Le Monde, 27 novembre 1978, https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/11/27/m-rocard-invite-a-plus-de-sang-froid-ses-amis-du-p-s_2996071_1819218.html

[iv] Jacques Delors, « Ils vont tuer l’Europe », Le Nouvel Observateur, 5 octobre 1995, https://www.vie-publique.fr/discours/224092-jacques-Delors-05101995-pour-un-conseil-de-securite-economique

[v] Jacques Delors, Dominique Wolton, L' Unité d'un homme : Entretiens avec Dominique Wolton, Odile Jacob, 1994.

[vi] A.V., « Les particuliers et les entreprises paieront moins d'impôts l'année prochaine, a redit M. Jacques Delors, dimanche 6 mai à Europe 1 », Le Monde, 8 mai 1984, https://www.lemonde.fr/archives/article/1984/05/08/aucun-arbitrage-definitif-ne-sera-rendu-avant-juin_3011438_1819218.html

[vii] « La tempête », Le Monde, 1er novembre 1987, https://www.lemonde.fr/archives/article/1987/11/01/la-tempete_4079487_1819218.html

[viii] Catherine Nay, Les sept Mitterrand, Grasset, 2014

[ix] « Après les critiques de MM. Delors et Chevènement M. Pierre Mauroy dénonce les "petites phrases nuisibles" pour le Parti socialiste », Le Monde, 20 décembre 1989, https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/12/20/apres-les-critiques-de-mm-Delors-et-chevenement-m-pierre-mauroy-denonce-les-petites-phrases-nuisibles-pour-le-parti-socialiste_4160151_1819218.html

[x] « Il est minuit, docteur Delors... L'usure qui atteint le pouvoir donne sa chance au président de la Commission européenne. Mais n'est-il pas trop tard? », Le Monde, 6 septembre 1991, https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/09/06/il-est-minuit-docteur-Delors-l-usure-qui-atteint-le-pouvoir-donne-sa-chance-au-president-de-la-commission-europeenne-mais-n-est-il-pas-trop-tard_4039337_1819218.html

[xi] Devant le club Témoin réuni à Lorient Jacques Delors appelle les partisans de l'Europe à agir ensemble, Le Monde, 31 août 1993, https://www.lemonde.fr/archives/article/1993/08/31/devant-le-club-temoin-reuni-a-lorient-jacques-Delors-appelle-les-partisans-de-l-europe-a-agir-ensemble_3938113_1819218.html

[xii] François Bazin et Joseph Macé-Scaron, Le Rendez-vous manqué. Les fantastiques aventures du candidat Delors, Grasset, 1995.

[xiii] « Cherchant à justifier la compétition au sein du RPR Les chiraquiens exploitent le doute sur la candidature de M. Delors », Le Monde, 9 décembre 1994, https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/12/09/cherchant-a-justifier-la-competition-au-sein-du-rpr-les-chiraquiens-exploitent-le-doute-sur-la-candidature-de-m-Delors_3845055_1819218.html

[xiv] Entretien avec Bruno Masure, Arlette Chabot et Annette Ardisson, France 2, 2 mai 1997, https://www.vie-publique.fr/discours/229388-jacques-Delors-02051997-les-conditions-de-l-elargissement-de-l-ue

[xv] Jean-Louis Arnaud, « L’état du débat européen en France à l’ouverture de la présidence française », Etudes et Recherches n°10, juillet 2000, https://institutDelors.eu/wp-content/uploads/2018/01/etud10-fr.pdf

[xvi] Discours de Jacques Delors devant le Parlement européen (17 janvier 1989), Bulletin des Communautés européennes, 1989, n° Supplément 1/89, https://www.cvce.eu/obj/discours_de_jacques_delors_devant_le_parlement_europeen_17_janvier_1989-fr-b9c06b95-db97-4774-a700-e8aea5172233.html

[xvii] https://www.dicocitations.com/citation_historique_ajout/516.php