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22 mars 2025

La Société polarisée, par Bart Brandsma : lecture au filtre des petites phrases

Bart Brandsma, philosophe, conférencier et formateur néerlandais, s’affirme comme pionnier et exploitant d’un secteur particulier des sciences sociales, celui de la « polarisation », qu’il décrit dans La Société polarisée – Des extrêmes et du moyen de s’en sortir. La polarisation n’est pas synonyme de « conflit » (lequel en est le « petit frère ») mais d’opposition entre deux pôles. Elle obéit à trois « lois » :

  1. C’est une construction mentale, un phénomène abstrait qui consiste à « penser en termes de "nous contre eux" », avec des mots, perceptions et idées « qui sont tous très différents, par exemple, d’un conflit physique » tel qu’un attentat.
  2. Elle a besoin d’être alimentée en permanence. Comme un feu dans une cheminée, il lui faut un carburant pour ne pas s’éteindre. Il est fourni par les préjugés récurrents.
  3. Elle parle à nos instincts. Elle n’est pas rationnelle. C’est un « ressenti viscéral » qui ignore les faits.

Cinq « rôles » sont à l’œuvre dans la polarisation selon Brandsma. Le premier est celui de l’instigateur, qui « se rencontre sur chacun des pôles opposés. La tâche de l’instigateur est simple : fournir du carburant à la pensée du « nous contre eux ».

Vient ensuite le partisan, qui choisit son camp en approuvant « en partie » la vision de l’instigateur. En troisième lieu, le groupe silencieux occupe une position intermédiaire et choisit de ne pas prendre parti – parfois par obligation professionnelle (cas du policier, du professeur, du maire, etc.). Le trait distinctif commun de ce groupe « du milieu » est l’« invisibilité » (ou plus exactement le mutisme !) : « ils sont les "silencieux " pour la simple raison que la nuance, la position médiane, ne possède pas de voix. […] Le milieu constitue un public en soi, muet, car il n’émet aucun son. »

Le beau rôle est tenu par le constructeur de passerelles, qui « croit en la production de contre-récits positifs afin de rechercher l’équilibre, d’adoucir les extrêmes ». Cependant, il nourrit la polarisation malgré lui en offrant une tribune aux pôles opposés (c’est-à-dire en confirmant que la polarisation a le droit d’exister).

Enfin, le bouc émissaire entre en jeu « lorsque la polarisation augmente de manière excessive », jusqu’au stade de la guerre civile, par exemple. Le vocabulaire en atteste : « si, à un certain stade de la polarisation, les gens se lancent dans des comparaisons avec la vermine, la limite de la civilisation a déjà été franchie. Nous savons comment on traite les cafards : on les écrase jusqu’à ce que mort s’ensuive ! » (p. 53). Le constructeur de passerelles est un candidat tout désigné au rôle de bouc émissaire en cas de malheur : « le milieu est la zone dangereuse ».

Les limites d’un concept

Les trois « lois » et les cinq « rôles », (il y a aussi les « sept phases de conflit »), à la fois éclairants et d’un simplisme consternant, illustrent une difficulté classique : il arrive que les idées fortes bien adaptées à l’exposé oral d’un formateur soient difficilement transposables à l’analyse écrite d’un essayiste. Le concept de polarisation s’inscrit élégamment dans l’espace à deux dimensions d’un tableau blanc ; il devient réducteur quand on réfléchit aux dimensions multiples d’une société.

Le livre souffre aussi de l’attitude moralisante de l’auteur. On pourrait penser qu’il opte pour une objectivité crue quand il écrit : « En biologie humaine, nous reconnaissons l’avantage de la pensée en noir et blanc. Nous avons besoin d’établir la distinction entre l’ami et l’ennemi. Ce faisant nous augmentons nos chances de survie. En ce sens, le partisan cède à un réflexe biologique que nous partageons tous » (p. 41). Néanmoins, il considère la polarisation comme nécessairement mauvaise (« dans la polarisation – la pensée en noir et blanc ‑, les gens révèlent souvent leur côté le plus mesquin, et souvent aussi leur plus vilaine facette »), d’autant plus qu’elle attire les foules, or « on sait que des foules bornées sont puissantes et dangereuses, et qu’elles peuvent rapidement devenir violentes ». Il multiplie les brevets de vertu ou les condamnations implicites. Ainsi, le mot « instigateur » (« pusher », dans le texte anglais) est manifestement choisi pour donner une tonalité négative à ce rôle.

Lutter contre un « réflexe biologique » avec de bons sentiments a ses limites. Le livre avance des « stratégies pour dépolariser » : changer de groupe cible, changer de sujet, changer de position, changer de ton… En termes polémiques, on dirait noyer le poisson, mettre la tête dans le sable, etc. Pour un lecteur français, elles ont en outre un parfum un peu suranné : elles évoquent celles défendues en France voici dix ou vingt ans par les partisans d’un « accommodement raisonnable » avec l’islam. Non sans raison : ce livre a été conçu en 2017 dans un pays où la polarisation entre musulmans et adversaires de l’immigration était déjà prégnante. Bart Brandsma y était d’autant plus attentif qu’il a longtemps travaillé pour un média musulman (Dutch Muslim Broadcasting Corporation) et en a tiré un livre précédent, Truth and Truthfulness. The difference between Muslim and non-Muslim thought (Vérité et véracité. La différence entre les pensées musulmane et non musulmane). Il sait forcément qu’un moyen terme établi aujourd’hui peut devenir un nouveau pôle demain dans une stratégie d’avancée permanente. L'évolution socio-politique des Pays-Bas depuis 2017 oblige à considérer ses préconisations avec réserve.

Petites phrases et polarisation

Dans un contexte de polarisation, les petites phrases ont leur place. Elles sont l’apanage de ceux que Brandsma appelle les « instigateurs », c’est-à-dire en réalité des leaders d’opinion. Pour lui, « les instigateurs sont sûrs de leur fait : ils n’ont pas tort à 92 % ou raison à 98 % ‑ ils ont raison à 100 %. Cette certitude leur confère beaucoup d’énergie : les instigateurs sont capables de déplacer des montagnes » (p. 35). Ils « ne se contentent pas de monter sur le podium, ils s’avancent sous les feux de la rampe et conquièrent cette place à coup de petites phrases lancées au bon moment » (p. 44). Ainsi satisfont-ils à la première des trois « lois de la polarisation ».

Le carburant qui alimente la polarisation, selon la seconde loi définie par Brandsma, peut aussi être fait de petites phrases : il « consiste en des affirmations simplistes sur la nature de l’identité du pôle opposé » (p.31). Remarquablement, les petites phrases interviennent dans un seul sens. « Les maires, les politiciens, les enseignants, etc., tous aimeraient pouvoir rétablir le calme d’un seul mot bien ciblé. Mais quelle que soit la qualité de leurs appels à la retenue, ils restent inefficaces. Car ils n’atteignent pas la tête. » (p. 29).

À défaut de pouvoir les utiliser, les dépolarisateurs doivent y être attentifs : « nous sommes enclins à nous disputer les pôles. Lorsque nous entendons des petites phrases sans nuances, des slogans percutants, ce que les instigateurs savent faire, nous préférons les combattre » (p. 115). Or « les paroles fortes sont l’échappatoire des impuissants, mais elles ne font que nous enfoncer davantage dans la polarisation. […] On confond souvent la vision avec la dureté des débordements langagiers » (p. 144). Un espace à deux dimensions n'est pas propice aux nuances.

Bart Brandsma 
La Société polarisée – Des extrêmes et du moyen de s’en sortir
traduit par Johan-Frédérik Hel Guedj
Payot, 2025
ISBN 978-2-228-93775-7
176 pages, 18,00 €

M.L.S.