« Le discrédit est partout », affirme d’emblée Christian Salmon dans son nouveau livre paru fin 2024, c’est un « monstre aux mille visages » qui englobe aussi bien la haine et la colère que le « mutisme de l’époque » et le « trash-talk ». Ce dernier est lui-même multiforme : englobant provocations verbales, bouffonneries, chambrages, autoglorification et insultes, il « est devenu le principe performatif à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés, selon lequel les experts du sport et de la politique produisent à partir de petites questions portées à l’extrême des affrontements génériques. » (p. 18).
Réunir en un même « empire » tant de phénomènes de
communication et psychosociologiques est une démarche ambitieuse. Christian
Salmon propose même de la théoriser davantage en introduisant Mandelbrot dans
les sciences humaines : toute communication contemporaine obéirait à un
comportement de « fractales » dans lequel chaque partie, même minime,
reproduit le caractère discréditif du tout. La question centrale du livre,
résumée par l’auteur, est celle-ci : « Comment la laideur, l’infâme,
l’indigne sont-ils devenus désirables dans nos sociétés ? Comment
la notoriété s’acquiert-elle sur les réseaux sociaux au prix du discrédit jeté
sur toutes les formes de discours et d’action légitime ? » (p. 21).
Cette double question paraît étrangement moralisatrice. Si la société considère un comportement comme désirable, le dire laid, infâme, indigne ne revient-il pas à le juger au nom de valeurs supérieures qu’il conviendrait d’expliciter ? Et si toutes les formes d’action légitime se trouvent discréditées, c’est peut-être qu’elles ne sont pas si légitimes que cela, après tout. Il se pourrait aussi que le discrédit soit moins généralisé que ne le ressent l’auditeur des chaînes d’information, nécessairement focalisées sur ce qui va de travers : les trains qui arrivent à l’heure ne sont pas de l’information.
La question ne sera pas posée. Christian Salmon procède par
affirmations et ne lésine pas sur le performatif. Ce n’est pas un hasard si son
essai se réfère souvent aux Mythologies de Raymond Barthes, qu’il cite lui-même
à plusieurs reprises. À juste titre, d’ailleurs, car il en a le talent de plume
et le foisonnement conceptuel. Son livre est construit en grande partie,
surtout dans les derniers chapitres, autour de mots clés comme
« Carnavalisation, Éclipse, Meutes, Dévoration, Confinement, Offuscation…
Un « essaim » de mots plutôt qu’un ordre discursif ou une
narration. »
La novlangue du discrédit
Ce parti pris étonne puisque les passages consacrés au récit
et au langage sont parmi les plus convaincants du livre. Christian Salmon est
fasciné par le cas de Barack Obama, pour qui « le seul vrai pouvoir est
celui de mettre en récit le monde » (p. 101) et qui « au fond n’aura
fait qu’un seul métier. De l’auteur du livre Les Rêves de mon père au
candidat à la présidence des États-Unis, du président au producteur, c’est le
narrateur animé par sa "foi en la puissance du récit" qui poursuit sa
route, une route qui conduit au-delà du politique » (p. 104).
L’épisode du covid-19 serait en revanche une « épidémie
verbicide » : « le virus qui répand la terreur ne s’attaque pas
au corps mais au langage ; il se transmet non par le toucher ou la
respiration, mais par l’ouïe. […] Tout individu contaminé par le virus voit
aussitôt dépérir ses fonctions langagières ; il se met à parler une langue
incompréhensible, une sorte de bande-son constituée de paroles liquéfiées,
débris de phrases broyées, désarticulées, une kyrielle de mots incohérents,
d’onomatopées, d’interjections qui ne sont plus langage mais maelström de mots »
(p. 162).
En dépit de cette désarticulation, la « langue du
discrédit » est un outil de communication, et aussi « un moyen de
reconnaissance, le signe d’appartenance à une tribu sportive, culturelle,
médiatique » (p. 271). Revoilà le trash-talk, qui est « le
principe à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux
débats télévisés… C’est l’art de créer de la rivalité à partir de rien et de
porter ce rien à l’incandescence. » Il « ravive les passions,
mobilise les partisans, tente de désarçonner l’adversaire », et bien
entendu, « les politiciens y ont recours quand il s’agit d’attaquer un
opposant ».
Ambivalence du discrédit
L’illustration qu’en donne l’auteur surprend néanmoins :
« Quoi de plus représentatif de cette perte d’aura de la chose politique
que le fameux "Ferme ta gueule" du président du Sénat Gérard Larcher
à l’adresse de Jean-Luc Mélenchon ? » À cette question rhétorique, on
pourrait répondre : Quoi de plus représentatif ? ...mais le tweet de Jean-Luc
Mélenchon (9,1 millions de vues !) qui en est la cause :
« Ruth Elkrief. Manipulatrice. Si on n’injurie pas les musulmans, cette
fanatique s'indigne. Quelle honte ! » Le discrédit apparaît ainsi
comme une affaire de point de vue.
Christian Salmon ne prétend pas à la neutralité. Il range
implicitement le communiste Fabien Roussel dans le camp du discrédit pour avoir
« enfourché lui aussi le cheval de bataille de la viande pendant la
campagne électorale de 2020 en décrivant ses concurrents de gauche comme de
"tristes mangeurs de soja" », mais n’évoque pas l’autrement plus
discréditif « Il
y a du Doriot dans Roussel » de Sophia Chikirou.
Le traitement réservé à Donald Trump est un autre exemple
d’ambivalence : « Visage fermé, sourcils froncés, regard de défi,
Donald Trump surjoue à l’évidence le rôle de l’homme en colère. Ce n’est pas
une attitude chez lui, c’est une seconde nature. La colère est sa chair, son
éthos » (p. 32). Cet accent mis sur l’ethos est capital. Christian
Salmon évoque le désarroi d’un photographe : après sa victoire de 2016,
Trump « souriait gentiment », et « ça n’avait pas l’air
naturel ». Pour y remédier, il « lui a proposé de rejouer son fameux "You
are fired!" de l’émission The Apprentice. » Si l’on
consulte Google Images, on voit aussi un Trump fier, interloqué, interrogatif,
etc. « L’air naturel » qu’on retient de lui (ou qu’on veut retenir de
lui) est néanmoins une mimique surjouée dans une émission de téléréalité !
Ambivalence encore à propos de l’opération menée par Steve
Bannon en 2016 pour exploiter la célèbre petite phrase de Hillary Clinton sur
le « basket of deplorables » (bande de minables) du clan Trump :
« le terme "déplorable" est devenu un signe de ralliement pour
les supporters de Trump » souligne Christian Salmon (p. 48) qui semble y
voir un comportement de discrédit. Il reste pourtant que
l’insulte originelle a été proférée par Hillary Clinton, non par Bannon, qui l’a retournée
en une revendication positive. (Christian Salmon reproduit ici un passage de
son précédent livre, La
Tyrannie des bouffons, et maintient à tort que Hillary Clinton
« visait la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui
gravitaient autour de Donald Trump et de Steve Bannon lui-même » ; en
réalité, son attaque publique désignait « half of Trump’s
supporters ».)
Discrédit générationnel
Globaliser sous l’appellation « discrédit »
l’ensemble des phénomènes contemporains d’incivilité, de brutalité ou de mépris
est nouveau ; en revanche, l’incivilité, la brutalité ou le mépris ne le
sont pas. Les guerres de religion, la Fronde ou les années 30, et bien sûr la
Révolution française, ont connu des déferlements de haine, d’insultes et de
liquidations physiques. La France a toujours produit des pamphlets, des
libelles et des caricatures. Le Canard enchaîné prospère depuis 1915. Le
sentiment d’un « discrédit » omniprésent pourrait être propre à la
génération des boomers dans une société transformée par la
diversité : quand un « jeune » trace « ACAB » (pour
« All Cops Are Bastards ») sur un mur de sa cité, le graffiti est
probablement discréditif, mais tout aussi probablement le geste est positif, si
ce n’est héroïque, pour son auteur et ses copains.
Ce caractère générationnel, Christian Salmon le constate implicitement :
« Depuis la fin des années 2000, nos mythologies contemporaines trouvent
leur source […] dans le discrédit » (p. 277), « Depuis les années
2000, la télévision par câble et ses talk-show ont promu un nouveau
modèle de journalisme », « Depuis les années 2000, le débat public
s’est déplacé […] vers les chaînes d’info en continu et les réseaux
sociaux » (p. 279), « L’imaginaire du cyborg inspire désormais les
collections de haute couture de la fin des années 2000 ». Il s’est passé
quelque chose en ces années 2000 : les boomers ont amorcé leur
déclin. Toute génération vieillissante estime que « c’était mieux
avant ».
Michel Le Séac’h
Christian Salmon
L'empire du discrédit
LLL Les Liens qui libèrent, 2024
ISBN9791020923233
290 pages, 22,50 €
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