13 mai 2016

On déteste les petites phrases en gros mais pas en détail

De « abaissante » à « zlatanesque », toute sorte d’adjectifs ont été accolés à l’expression « petite phrase ». Étant donné la mauvaise réputation des petites phrases, on pourrait croire que les adjectifs les plus fréquents sont aussi les plus négatifs. Ce n’est pas vrai.

L’adjectif le plus fréquent est plutôt positif. Il s’agit de « philosophique » : le moteur de recherche Google recense environ 79 300 occurrences de « petite phrase philosophique ». La deuxième marche du podium est certes occupée par la « petite phrase assassine », mais avec une fréquence presque quatre fois moindre. Loin derrière vient « polémique », suivi d’une macédoine d’adjectifs divers. Voici une liste établie à l’aide de Google :

Adjectif
Résultats
Philosophique
79300
Assassine
20100
Polémique
4110
Amusante
2640
Sympa
2500
Malheureuse
2430
Magique
2290
Musicale
2100
Gentille
2020
Humoristique
1890
Incompréhensible
1740
Drôle
1460

(On notera que la « petite phrase musicale » doit beaucoup à Marcel Proust : les deux tiers des cas recensés se rapportent à la sonate de Vinteuil, la plus célèbre des œuvres musicales fictives !)

Mais ces résultats peuvent être trompeurs. La « petite phrase philosophique », que d’autres appelleraient aussi maxime, adage, aphorisme, sentence ou pensée, apparaît le plus souvent au présent. Au pluriel (« petites phrases philosophiques »), Google n’en compte plus que 627. En revanche, les « petites phrases assassines » sont au nombre d’environ 23 800. C’est-à-dire qu’on en parle encore plus collectivement qu’individuellement !

Le phénomène est identique avec « haineuse », « agressive », « négative », « insultante », etc. Comme les patrons, les fonctionnaires et bien d’autres catégories, les petites phrases sont critiquées en bloc ; mais si on les prend individuellement, si l’on songe à une petite phrase en particulier, elles paraissent bien moins antipathiques.

Prise comme antécédent, cependant, la petite phrase s’avère plutôt agressive. Selon Google, « la petite phrase qui tue », sœur jumelle de la « petite phrase assassine », vient en tête avec environ 9 390 résultats, suivie par la « petite phrase qui fâche » (5 480), loin devant la « petite phrase qui fait du bien » (4 390) ou la « petite phrase qui fait réfléchir » (2 790).

Michel Le Séac’h

Illustration : extrait d’une vidéo Open Thots, YouTube

11 février 2016

Elon Musk, piètre orateur mais expert en petites phrases

À première vue, Elon Musk, patron de Tesla Motors (automobiles électriques) et de SpaceX (lanceurs spatiaux), est un orateur déplorable. On l'a vu fin 2015 lors du lancement de la Tesla Model X : malgré l’importance capitale de l’événement pour son entreprise, il bafouille et multiplie les « euh… ». Rien à voir avec la maîtrise souveraine de feu Steve Jobs auquel on le compare parfois. Le public français a pu en juger en direct en décembre dernier lors du discours prononcé par Elon Musk à la Sorbonne.

Mais si la forme de ses discours laisse à désirer, Elon Musk maîtrise leur contenu. « Quand vous écoutez Musk parler, vous retenez toujours une ou deux petites phrases mémorables » note ainsi Joseph Stubblebine, un spécialiste des ressources humaines. Musk sait particulièrement bien s’adapter à son public. Il veille à l’alignement entre le contenu de ses formules et la culture de son public. Devant des ingénieurs, par exemple, il mettra en valeur des spécifications de ses produits. Devant des journalistes, il mentionnera des détails qui nourriront un article.

Contrairement aux patrons média-traînés à mort par leurs chargés de com’, il ne contraint pas sa parole. C’est dans sa nature : s’il n’a pas hésité à réinvestir dans des technologies incroyablement risquées les centaines de millions que lui avait rapporté la vente de PayPal, pourquoi aurait-il peur des mots ? La Silicon Valley résonne encore d’une ses sorties à propos d’Apple, qui cherchait à embaucher certains de ses ingénieurs : « Si vous ne réussissez pas chez Tesla, vous partez travailler chez Apple. »

En juin 2014, Tesla Motors a décidé de mettre ses brevets à la disposition de quiconque souhaiterait les utiliser « de bonne foi ». Pour annoncer cette mesure radicale, Elon Musk a publié dans le blog officiel de la société un article intitulé : « All Our Patent Are Belong To You ». Incompréhensible pour le commun des mortels, ce charabia reprenait en fait, à la manière d’un snowclone, une phrase-culte du monde geek : « All your base are belong to us » (souvent résumée en « AYBABTU »)[1]. Avec ces sept mots, le message a été instantanément compris du public visé.

Les petites phrases ne naissent pas égales : celles qui sont prononcées par des personnages en vue partent avec un meilleur bagage dans la vie, car elles ont bien plus de chances d’être répétées, donc mémorisées. Les chefs d’entreprise sont rarement connus du grand public. Mais il y a des exceptions, et Elon Musk est l’une d’elles.

Michel Le Séac'h


[1] Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, Eyrolles, 2015, p. 144-145.

Photo : Elon Musk en 2015 par Steve Jurvetson via WikipediaCC BY 2.0

Biographie « à l’américaine » sur le créateur d’entreprise le plus extraordinaire de notre temps, le livre d’Ashlee Vance sur Elon Musk fait un tabac aux États-Unis. Il dresse le portrait d’un génie tourmenté, incroyablement exigeant envers lui-même et ses équipes, qui bouleverse des industries entières (paiements en ligne, automobile, aérospatial...) grâce à des technologies ambitieuses et à des modèles économiques radicaux. Elon Musk (que j'ai eu le privilège de traduire) vient de paraître chez Eyrolles.

08 février 2016

Présidentielle américaine : Marco Rubio s’est tiré une petite phrase dans le pied

Le succès d’une petite phrase tient à sa reprise par les médias, à sa répétition sur le web, à sa mémorisation par le public. L’homme politique qui a mijoté une formule puissante cherchera donc à orienter les citations vers elle. Au risque d’en faire trop.

C’est ce qui est arrivé samedi à Marco Rubio lors du dernier débat des candidats républicains à la présidence des États-Unis avant la primaire du New Hampshire. Malgré son air juvénile, Rubio n’est pas un perdreau de l’année. À 44 ans, il a siégé une dizaine d’années à la Chambre des représentants de Floride avant d’être élu sénateur de cet État en 2010. Jusqu’à ce week-end, il était considéré comme l’un des favoris parmi les prétendants à la Maison blanche.

La thématique des petites phrases ne lui est pas étrangère. « Il ne parle jamais des questions de fond et il est incapable de sortir davantage qu’une petite phrase de dix secondes sur les sujets clés », disait-il en septembre dernier de son rival Donald Trump. Mais en bon professionnel de la politique, lui-même n’arrive jamais sur un plateau de télévision sans quelques formules bien senties dans sa besace.

Samedi, comparé par son concurrent Chris Christie au Barack Obama inexpérimenté de 2008, Marco Rubio a répondu : « Dire que Barack Obama ne sait pas ce qu’il fait, c’est juste pas vrai, il sait exactement ce qu’il fait. » Christie a insisté, Rubio a répété sa phrase. Christie ne l’a pas manqué : « Nous y voilà, le discours de 25 secondes appris par cœur » ! Et Rubio, comme groggy, de répéter deux fois encore : « [Obama] sait exactement ce qu’il fait. »

Toute la presse en a fait des gorges chaudes. « La sortie de Rubio constitue une manière nouvelle de perdre un débat télévisé » a commenté Alan Schroeder, professeur de journalisme à Northwestern University, qui compare le sénateur de Floride à un robot humanoïde du film Les Femmes de Stepford (1975) : « il s’est trouvé bloqué en mode détraqué ». On a pu dire parfois qu’une petite phrase avait remporté une élection présidentielle[1] ; une petite phrase peut aussi faire perdre une élection.

Michel Le Séac’h



[1] On songe en particulier à « Vous n’avez pas le monopole du cœur », Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 109.

Photo de Marco Rubio par Michael Vadon via Flickr, licence CC BY-SA 2.0

01 février 2016

Désamorcer une petite phrase : la réponse de Valls à Taubira

« Parfois résister c’est partir » : en quelques heures, la petite phrase twittée par Christiane Taubira s’est imposée dans la presse et sur l’internet. Ses « 3C » -- contenu, contexte et culture de son public -- étaient bien alignés :
  • Contenu : une formule concise, non ambiguë (du moins sous cette forme raccourcie, débarrassée de l’autre volet du tweet initial), au caractère heuristique marqué (elle prescrit une action).
  • Contexte : la démission d’une ministre en vue à l’occasion d’un débat largement répercuté par la presse.
  • Culture : la résolution par la rupture d’une tension interne à une partie de la gauche, en faisant implicitement appel à une référence sacrée de l’histoire nationale (« résister »).
Cette petite phrase conférait une valence positive à la démission de la ministre de la Justice, ce qui n’était pas du tout le cas de la formule célèbre de Jean-Pierre Chevènement : « un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne ». Démissionner, cette fois, c'est affirmer solennellement une attitude morale supérieure et non rentrer dans le rang à contrecœur (ou, au mieux, se retirer sur un Aventin individuel).

La substitution d’une « jurisprudence Taubira » à la « jurisprudence Chevènement » comportait évidemment un risque de discrédit pour le gouvernement, risque dont la petite phrase était en quelque sorte l’agent actif. Manuel Valls, qu'on sait sensible aux petites phrases, n’a pas laissé passer celle-ci. « Résister aujourd’hui, ça n’est pas proclamer, ça n’est pas faire des discours », a-t-il glissé dans ses vœux à la presse, dès le lendemain. « Résister c’est se confronter à la réalité du pays».

Si le nom de Christiane Taubira n’était pas prononcé (Manuel Valls l'avait mentionnée un peu plus tôt, en louant sa « cohérence » et son « efficacité »), tous les commentateurs ont naturellement considéré qu’elle était la cible de cette remarque. Peut-être s’agissait-il simplement d’une « réponse du berger à la bergère », comme l’a dit Solenn de Royer dans Le Figaro. Mais, que ce soit par hasard, par calcul ou par intuition, la déclaration de Manuel Valls est aussi un bel exemple de communication politique tactique.

Le lendemain, Libération, BFM TV et de nombreux autres médias titraient : « Résister c’est se confronter à la réalité ». Construite comme celle de Christiane Taubira autour du même verbe fort, « résister », cette petite phrase introduit une dissonance cognitive (« Résister c’est quoi déjà ? »). Elle brouille les pistes de l’opinion publique, réduisant ainsi largement les chances d’une « petitephaséification » durable de la déclaration de l’ex-Garde des Sceaux.

Michel Le Séac’h
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Photo © Rémi Jouan, CC-BY-SAGNU Free Documentation LicenseWikimedia Commons

30 janvier 2016

« Résister c’est partir », la demi-petite phrase de Christiane Taubira

En oratrice de talent, Christiane Taubira a émaillé de plusieurs formules bien frappées la conférence de presse organisée au ministère de la Justice dans la foulée de sa démission du gouvernement mercredi dernier : « Je choisis d’être fidèle à moi-même, à mes engagements, à mes combats, à mon rapport aux autres », « je quitte le gouvernement sur un désaccord politique majeur », « nous ne devons concéder [au terrorisme] aucune victoire » et même « nous ne livrerons pas le monde aux assassins d'aube », citation approximative d’Aimé Césaire. Pourtant, à quelques exceptions près comme Le Monde, Sud-Ouest ou Europe1, les médias y ont rarement puisé leurs titres.

En revanche, beaucoup se sont focalisés, l’instar de L’Humanité, du Dauphiné ou du quotidien francophone algérien El Watan, sur un tweet posté par l’ex-Garde des Sceaux : « Parfois, résister c’est partir ». Et le web a fait un triomphe à cette formule. Pourquoi ? Probablement parce que les déclarations de Christiane Taubira au ministère de la Justice rendaient compte d’un débat intellectuel à la première personne alors que son tweet se donne des allures de règle heuristique : il prescrit une attitude valable pour tous.

La formule retenue par la presse et le web n'est cependant qu’un extrait du tweet d'origine. Son contenu complet était : « Parfois résister c’est rester, parfois résister c’est partir. Par fidélité à soi, à nous. Pour le dernier mot à l’éthique et au droit. » La première de ces trois phrases avait de bons atouts pour devenir une petite phrase reprise par les médias et mémorisée par l’opinion : énonciatrice, elle reposait sur le redoublement[1] d’un verbe d’action fort renvoyant à une composante majeure de la culture historique contemporaine, la Résistance (« Résister c’est partir », écrit Léon Blum dans ses Mémoires à propos de la situation de juin 1940).

En revanche, elle avait un handicap presque rédhibitoire : elle évoquait deux attitudes contradictoires : rester et partir. Une petite phrase ne s’inscrit dans les esprits que si elle apporte une réponse et une seule, elle ne doit jamais susciter la perplexité. Les médias, et les internautes plus encore, ont donc spontanément raccourci la déclaration de Christiane Taubira en ne gardant que la partie conforme à sa prescription implicite.

Cette petite phrase sera-t-elle pérenne pour autant ? Le Premier ministre a fait de son mieux pour l’éviter. J’y reviendrai.

Michel Le Séac'h

29 janvier 2016

Petite phrase et langue de bois : peut-on générer des discours automatiques ?

Petite phrase et langue de bois sont les deux pôles opposés du discours politique[1]. La langue de bois est faite pour « entrer par une oreille et sortir par l’autre ». La petite phrase, au contraire, « vise à marquer les esprits », comme dit l’Académie française. Elle est le clou qui fixe la langue de bois.

Cette distinction n’est pas propre à la vie politique contemporaine. Dans la Grèce antique, écrit Paul Veyne, « le contenu des discours d’apparat n’était pas senti comme vrai et pas davantage comme faux, mais comme verbal. Les responsabilités de cette ‘langue de bois’ ne sont pas du côté des pouvoirs politiques, mais d’une institution propre à cette époque, à savoir la rhétorique. Les intéressés n’étaient pas contre pour autant, car ils savaient distinguer la lettre et la bonne intention : si ce n’était pas vrai, c’était bien trouvé.[2] » Aujourd’hui comme hier, la langue de bois exprime surtout des bonnes intentions.

Bien entendu, la langue de bois n’est pas propre non plus au discours politique tout court. Les « promesses verbales » jamais tenues abondent dans les relations personnelles. Comme chantait Dalida,
     « Paroles, paroles, paroles, paroles, paroles et encore des paroles que tu sèmes au vent
      Voilà mon destin te parler, te parler comme la première fois »

On a beau savoir que les bonnes intentions resteront des intentions, elles font toujours plaisir à entendre.

Si la langue de bois est récurrente, elle doit être recyclable. Des humoristes proposent régulièrement des générateurs de langue de bois. Le politologue Thomas Guénolé a jeté les bases d’un « pipotron » dans son Petit guide du mensonge en politique[3]. Mais ne s’agit-il pas de plaisanteries ? On sait maintenant que non.

Valentin Kassarnig, étudiant en informatique à l’University of Massachusetts Amherst, vient de présenter « un système capable de générer des discours politiques pour le parti politique de son choix ». Il a détaillé ses travaux dans un article intitulé « Political Speech Generation », déposé voici quelques jours sur le site de prépublication scientifique ArXiv et mentionné par le blog du Monde comme par le supplément Étudiants du Figaro. Son système utilise des méthodes de programmation neuro-linguistique avancées comme les n-grammes, les réseaux de neurones récurrents ou l’allocation de Dirichlet latente. Il s’appuie sur la base de données Convote, de Cornell University, qui contient près de quatre mille discours de parlementaires américains.

Or ce système donne de bons résultats, tant sur le plan de la correction grammaticale que celui du contenu. Même si Valentin Kassarnig juge « très improbable que ces méthodes soient réellement utilisées pour générer les discours de politiciens », les textes produits sont très plausibles. Comme dit Paul Veyne, s’ils ne sont pas vrais, ils sont bien trouvés.

Michel Le Séac'h


[2] Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, coll. Essais, 1992, p. 89.
[3] Thomas Guénolé, Petit guide du mensonge en politique, Paris, First, 2014, p.153-155.

Buste de Démosthène, copie romaine d’une statue de Polyeuctos, musée du Louvre, photo User:Mbzt, licence CC BY 3.0

21 janvier 2016

« La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié » : une petite phrase involontaire d’Emmanuel Macron

Le ministre de l’économie joue volontiers des petites phrases, mais il arrive que les petites phrases se jouent de lui. Interrogé hier matin par Jean-Jacques Bourdin sur BFM TV et RMC, Emmanuel Macron a lâché une formule sûrement pas préparée à l’avance (il suffit de regarder pour s’en convaincre, à partir de 18:22) : « la vie d'un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d'un salarié, il ne faut jamais l'oublier, parce qu'il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties ».

La phrase n’est qu’incidente, elle s’inscrit dans un développement sur les difficultés des entreprises. Comme le note Violaine Jaussent sur Francetvinfo.fr, elle passe d’abord à peu près inaperçue. Puis elle est reprise sur le compte Twitter de RMC. Désormais sortie de son contexte, elle prend une toute autre tonalité. Aussitôt, le web s’enflamme, tandis que la presse reprend la formule, qualifiée de « petite phrase » par 20 Minutes, L’Expansion, VSD et bien d’autres.

Le phénomène de simplification par l’opinion[1], classique des petites phrases, fonctionne à une vitesse stupéfiante. Vingt-quatre heures après l’émission, une interrogations sur Google donne les résultats suivants :
  • « la vie d'un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d'un salarié » : 6 580 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est souvent plus dure que celle d'un salarié » : 7 280 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est plus dure que celle d'un salarié » : 14 300 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est bien plus dure que celle d'un salarié » 55 000 résultats
On note que la phrase réellement prononcée est la première ci-dessus. Beaucoup d’internautes sont spontanément allés vers l’expression la plus extrême en la débarrassant de la réserve contenue dans « souvent » et en recyclant l’adverbe « bien » pour renforcer le message. On assiste là à un phénomène classique : Emmanuel Macron est victime d’un effet de halo négatif, autrement dit, d’une diabolisation[2]. Chez une fraction de l’opinion, ce qu’il dit vraiment compte moins que ce qu’on croit qu’il aurait pu dire.

Michel Le Séac’h
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17 janvier 2016

Les petites phrases, un outil pédagogique à optimiser

Comme je le souligne dans mon livre (voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 149 et suivantes), les « petites phrases » s’adressent à la mémoire et déclenchent des attitudes plutôt que des raisonnements. Elles jouent donc un rôle important dans l’enseignement et l’apprentissage.

Nous avons tous vu nos professeurs utiliser des petites phrases qui leur sont propres. Leurs élèves apprennent à les repérer et à comprendre leur signification cachée. Elles deviennent des marqueurs d’une culture commune entre l’enseignant et ses élèves. Les plus fameuses se transmettent même d’une année sur l’autre, des anciens élèves aux nouveaux.

Spécialiste américain des méthodes pédagogiques, Doug Lemov note l’importance de ces signaux (ou « tell », une expression venue du poker, où les adversaires s’épient pour deviner le jeu de l’autre). Il raconte :
L’un de mes signaux en tant qu’enseignant était le mot « intéressant », prononcé sur un ton badin mais légèrement condescendant et d’ordinaire accompagné d’un « Hmmm » et d’un clignement des deux yeux. Je l’utilisais, sans m’en rendre compte, dans mes cours d’anglais quand un commentaire d’un élève me semblait mal fondé. Aussitôt, une élève prénommée Danielle disait très clairement au fond de la classe : « Oho ! Essaie encore, Danny ! » Elle savait qu’« intéressant » voulait dire « décevant ». Comme la plupart des enseignants, j’en disais plus que je ne croyais. Le message adressé à Danny signifiait : « tu aurais sans doute fait mieux de garder ton idée pour toi », et Danny le savait comme les autres. 
Doug Lemov ne se borne pas à constater le phénomène. Dans Teach Like a Champion 2.0, nouvelle version d’un livre paru en 2010 devenu best-seller aux États-Unis, il recense 62 « techniques » utilisées par des enseignants spécialement efficaces. L’une d’elles consiste à créer une« culture d’erreur », dans laquelle les élèves verront positivement leurs erreurs comme des occasions d’apprentissage. Et bien entendu, l’un des moyens pour créer cette culture est d’instaurer délibérément des petites phrases qui n’auront pas l’effet déstabilisant de son « intéressant ».
  • Doug Lemov, Teach Like a Champion 2.0, San Francisco, Jossey-Bass, 2015

12 janvier 2016

« Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne » : Christiane Taubira après bien d’autres

En 1983, Jean-Pierre Chevènement est ministre de la Recherche et de la Technologie. En désaccord avec une politique gouvernementale qu’il juge trop à droite, il déclare : « Un ministre, ça ferme sa gueule ; si ça veut l'ouvrir, ça démissionne ». Et il démissionne. Il récidivera en 1991, hostile à l’intervention de la France en Irak alors qu’il est ministre de la Défense.

Sa formule est devenue l’une des petites phrases les plus connues de la vie politique française contemporaine. Google en recense des dizaines de milliers d’occurrences et, consécration, elle figure dans l’Histoire de la Vème république pour les Nuls de Nicolas Charbonneau et ‎Laurent Guimier. Elle est systématiquement rappelée par la presse et les milieux politiques chaque fois qu’un ministre manifeste un désaccord avec le gouvernement. Et cela quelle que soit l’issue : démission, résipiscence ou limogeage. On l’a citée ces dernières années à propos de Rama Yade, de Cécile Duflot, de Delphine Batho, d’Arnaud Montebourg et de quelques autres.

Depuis quinze jours, c’est le tour de Christiane Taubira. Son cas n’est pas foncièrement différent, même si elle déploie une interprétation originale du scénario : elle l’ouvre et la ferme alternativement sans démissionner ni être renvoyée. La jurisprudence Chevènement a été rappelée par Alexandre Sulzer dans L’Express, Jean-Baptiste Jacquin dans Le Monde, Grégoire Biseau dans Libération, Jérôme Sainte Marie interviewé par Eléonore de Vulpillières dans Le Figaro, et bien d’autres encore.

Le succès de cette petite phrase tient sûrement à sa bonne adéquation avec la culture des milieux politiques et à la fréquence des circonstances propices à sa répétition, donc à sa mémorisation. Quant à sa forme, on peut noter :
  1. Qu’elle a été spontanément simplifiée et raccourcie par la postérité, « si ça veut l’ouvrir », pas indispensable, ayant été remplacé par le plus bref « ou ».
  2. Qu’elle contient une répétition interne (« ça… ça »), élément souvent favorable à la pérennisation d’une petite phrase.
  3. Que la présence d’un mot grossier (« gueule ») ne lui nuit pas, au contraire : comme l’ont montré Cory R. Scherer et Brad J. Sagarin, une obscénité légère exerce un effet positif sur la persuasion[1].
Michel Le Séac’h

Photo : Guillaume Paumier, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-2.5
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[1] Cory R. Scherer et Brad J. Sagarin, "Indecent Influence: The Positive Effect of Obscenity on Persuasion", Social Influence, 1, n°2, juin 2006, https://doi.org/10.1080/15534510600747597

08 janvier 2016

« Do we want a candidate who could be tied up in court for two years? » : Trump contre Cruz

« Voulons-nous un candidat qui pourrait se retrouver englué devant les tribunaux pendant deux ans ? » À la veille des primaires pour l’élection présidentielle américaine, cette petite phrase de Donald Trump fait sensation.

Elle vise Ted Cruz, aujourd’hui considéré comme le principal rival de Trump dans la course à l’investiture républicaine. Interrogé lundi soir par le Washington Post, Trump a expliqué : « Je n’aimerais pas qu’un obstacle de ce genre se dresse devant lui. Mais beaucoup de gens en parlent et je sais même que certains états regardent cela de très près, le fait qu’il est né au Canada et qu’il a eu un double passeport. » Il n’y a pas qu’en France que la double nationalité est un sujet de débat !

On ne va pas entrer ici dans le fond de l’affaire. En bref, la Constitution américaine dispose que le président des États-Unis doit être citoyen de naissance (« natural-born citizen »). Ted Cruz est né au Canada d’un père cubain et d’une mère américaine. Pourrait-il devenir président ? Les constitutionnalistes ne semblent pas l’exclure. Or, contrairement à l’habitude, cette sortie de Donald Trump n’a pas été accueillie par des quolibets. Au contraire, elle a été relayée par les responsables du Parti républicain. Pourquoi ?

Le journaliste conservateur Rush Limbaugh a son idée sur la question : « l’establishment républicain déteste Cruz. Ils détestent Cruz plus qu’ils ne détestent Trump, car ils se disent que Trump serait plus ou moins malléable, qu’ils auraient une petite chance de travailler avec lui. Mais ils voient Cruz comme un conservateur rigide et inflexible, rien à faire, ils le méprisent. » Les grands journaux comme le Daily News ou le Wall Street Journal, pas davantage séduits par le fondamentalisme chrétien de Ted Cruz, se font un plaisir de reprendre l’interrogation, transformant en petite phrase ce qui aurait pu rester une simple pique.

N.B. : une interrogation n’est pas propice à la naissance d’une petite phrase*. Ici, de toute évidence, la question est rhétorique. Elle signifie simplement : « Cruz n’est pas un bon candidat ». Mais au lieu de le dire directement, elle l’exprime avec toute la puissance d’un sous-entendu.

Michel Le Séac'h
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