21 mai 2021

« L’art d’être Français » : Onfray tacle Macron

La conférence de presse présidentielle du 25 avril 2019 clôture solennellement le Grand débat national engagé après les troubles des « Gilets jaunes ». Un débat voulu par Emmanuel Macron pour tourner la page d’une période troublée. Cette conférence de presse est donc destinée à être un temps fort de son mandat. Plusieurs journaux qualifient la mise en scène de « gaullienne ».

Le chef de l’État estime entre les lignes que le mouvement des Gilets jaunes est dû au moins en partie à ses petites phrases. « Il y a des phrases que je regrette », assure-t-il. Et il affiche sa volonté de changer : « Je crois que j'ai compris beaucoup de choses de la vie du pays. »

La première manifestation de cette volonté de changement est lexicale. De la conférence de presse, la presse retient avant tout une expression : « l’art d’être Français ». C’est clairement le but recherché : elle figure pas moins de quatre fois dans l’introduction d’Emmanuel Macron. Sibeth Ndiaye, qui s’occupe alors de sa communication, la répète sur France Inter le lendemain.

Un concept insaisissable

Comme le note alors Arnaud Benedetti dans Atlantico, cet art d’être Français-là prolonge en fait l’expression « en même temps », familière à Emmanuel Macron. Ce que celui-ci confirme entre les lignes en expliquant :

L’art d’être Français c’est à la fois être enraciné et universel, être attaché à notre histoire, nos racines mais embrasser l’avenir, c’est cette capacité à débattre de tout en permanence et c’est, très profondément, décider de ne pas nous adapter au monde qui nous échappe, de ne pas céder à la loi du plus fort mais bien de porter un projet de résistance, d’ambition pour aujourd’hui et pour demain.

Selon toute apparence, « l’art d’être Français » était destiné à servir de devise au chef de l’État pour la suite de son mandat. Mais avec cette définition alambiquée et ambiguë, « l’art d’être Français » est mal parti. Les sarcasmes pleuvent. Le chef de l’État ne s’acharne pas. Il ne renonce pas totalement à l'expression, pourtant. En février 2020, à la veille du Salon international de l’agriculture[i], il salue une profession « qui participe à l’art d’être français » (on note cependant la disparition de la majuscule à « français », au moins sur le site d’En Marche).

La formule réapparaîtra-t-elle au cours de la prochaine campagne présidentielle ? C’est à peu près exclu désormais : Michel Onfray a publié hier un livre intitulé L’Art d’être français[ii]. Il y écrit ceci :

L'art d'être français fut une expression utilisée par un président de la République française qui, paradoxalement, fit aussi savoir en son temps, appelé à ne pas durer dans l'Histoire, qu'il y avait pas de culture française, seulement des cultures en France...

Tout « art d’être français » dans la bouche d’Emmanuel Macron deviendrait une publicité pour un philosophe absolument pas « Macron-compatible ». La cause est entendue.

Michel Le Séac'h


[i] Voir https://en-marche.fr/articles/actualites/agriculture-emmanuel-macron-1. 

[ii] Michel Onfray, L’Art d’être français, Paris, Bouquins, 2021.

07 mai 2021

« De l’Empire nous avons renoncé au pire… » : la rime Macron/Napoléon n’est pas très riche

« De l’Empire nous avons renoncé au pire, de l’Empereur nous avons embelli le meilleur », a déclaré Emmanuel Macron le 5 mai, pour le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier.

Le président de la République savait que son discours à l’Institut de France serait scruté avec une extrême attention. Qu’on chercherait, pas forcément avec des intentions favorables, à y distinguer une petite phrase résumant l’ensemble.

Les petites phrases d’Emmanuel Macron se partagent entre trois catégories.

  • Les formules malheureuses, les gaffes en somme, qui lui ont construit une image déplorable (exemples : le « pognon dingue » ou les « Gaulois réfractaires »).
  • Les considérations politiques personnelles à l’emporte-pièce, comme des réflexions à haute voix (exemple : « le libéralisme est une valeur de gauche »).
  • Les phrases fabriquées pour être reprises par la presse afin de diffuser un message calibré, que le marketing politique appelle traditionnellement sound bites.

Chez la plupart des dirigeants politiques, un discours solennel est l’occasion d’un sound bite. Mais le président de la République n’a jamais paru à l’aise dans cet exercice. Lors de l’annonce de sa candidature, déjà, en novembre 2016, il était complètement passé à côté de l’occasion. C’était pourtant le moment ou jamais de commencer à se bâtir une stature présidentielle. N’y avait-il donc chez En Marche personne qui fût capable de lui expliquer le principe ?

Un soupçon de créativité

Faute de mieux, la presse avait surtout retenu cette phrase : « Je suis candidat à la présidence de la République ». Pas faux, mais c’était quand même le degré zéro de la communication politique. Nouvelle pour Emmanuel Macron, cette proclamation avait été entendue par les Français dans bien d’autres bouches.

Par la suite, hormis « Make our planet great again », les petites phrases des grandes occasions présidentielles n’ont jamais été très créatives. Emmanuel Macron a même fait dans le plagiat pur et simple avec « Demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour votre pays », pour ses vœux du 1er janvier 2018. Une formule presque directement empruntée au président Kennedy. « L’art d’être français », « quoi qu’il en coûte » ou « nous sommes en guerre » n’étaient pas non plus d’une grande originalité, sinon par leur présence multiple au sein d’un même discours.

Par contraste, « de l’Empire nous avons renoncé au pire, de l’Empereur nous avons embelli le meilleur » semble le produit d’un effort d’imagination. Cette petite phrase bénéficie à la fois d’un doublement (l’Empire/l’Empereur) et de deux rimes internes (Empire/pire et Empereur/meilleur), deux dispositifs dont la puissance évocatrice est connue depuis l’Antiquité.

Une phrase trop retouchée ?

Ni sa prosodie ni sa métrique ne sont optimales, pourtant. On dirait qu’elle a été travaillée, discutée, soupesée et que cette moulinette critique l’a affaiblie. Une formule au présent, avec des verbes d’action, du genre « de l’Empereur nous gardons le meilleur, de l’Empire nous rejetons le pire », aurait eu plus de force. Quant au fond, elle ne signifie pas grand chose. Empire/pire tient plus du calembour que de la rime. Et qui peut se représenter en quoi consiste « embellir le meilleur de l’Empereur » ?

Pourtant, il ne fait aucun doute que ce passage était LA petite phrase du discours. On l’avait même annoncée à l’avance. Le Monde du 29 avril[1] la mettait dans la bouche d’un « proche de M. Macron » sous la forme : « Nous regardons Napoléon en face ; la République embellit le meilleur de l’Empereur et s’est séparée du pire de l’Empire » (la différence avec la phrase réellement prononcée permet de se faire une idée des débats préparatoires). Le Canard enchaîné avait repris cette formulation quelques heures avant le discours.

Le site de l’Élysée confirme le caractère central de la phrase. Il la cite dans une courte introduction au texte intégral du discours, et la commente ainsi : « avec cette commémoration, le Président regarde l'histoire en face ». On est bien dans la mécanique du sound bite à l’américaine[2] mais les communicants présidentiels n’ont pas l’efficacité des spin doctors d’outre-Atlantique.

Michel Le Séac’h

Illustration : statue équestre de Napoléon par Vital-Dubray, Rouen ; photo Frédéric Bisson via Flickr, licence CC BY 2.0


[1] Olivier Faye, « L’Elysée veut honorer Napoléon ‘’de manière équilibrée’’ », Le Monde, 29 avril 2021.

[2] Voir David Colon, Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain, Paris, 2019/édition Champs Flammarion, 2021, p. 167.

21 avril 2021

De l’art d’utiliser une petite phrase judiciaire

« Je vais vous dire exactement ce qu'a dit l'avocat général, c'est une petite phrase, j'entends vous la lire » : Éric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux, tenait absolument à faire état du document qu’il avait sous les yeux, ce matin sur RTL au micro de Benjamin Sportouch. Il s’agissait de la péroraison du réquisitoire de l’avocat général au procès des agresseurs de policiers de Viry-Châtillon* :

Assumer ses actes est devenir un homme. Pour ce faire il s'agira de briser la loi du silence, cette omerta génératrice de violences dont vous avez été les auteurs ce 8 octobre 2016, en dialoguant, en échangeant, en parlant non pas pour propager des rumeurs ou parler seulement entre vous mais avec les autres, tous les autres, au-delà de la rue de la Serpente et de la Grande Borne, avec tous les citoyens venus d'horizons différents qui font la richesse de notre pays.

Étonnement de Benjamin Sportouch à l’annonce de cette lecture : « Vous pouvez y avoir accès, vous ? Parce que c'était le huis clos, vous avez donc eu accès, vous, à cette réquisition de l'avocat général ? » Réponse du ministre de la Justice : « Bien sûr, si je vous dis ce matin que j'ai cette phrase c'est que je sais qu'elle a été prononcée. » C’est bien là le problème.

Le ministre affirmait répondre à une déclaration de Marine Le Pen – un « mensonge éhonté » ‑ selon laquelle l’avocat général « avait commencé son réquisitoire en s’adressant aux accusés : "Je sais que vous êtes une richesse pour notre société" ».

Richesse pour le pays, chance pour la France

Marine Le Pen s’était exprimée la veille au soir sur RTL. Pas plus que le ministre elle n’avait assisté au huis clos. Mais elle avait repris une déclaration de Me Thibault de Montbrial qui, lui, y était en tant qu’avocat de l’un des policiers blessés. Selon lui, l’avocat général avait conclu en adressant aux accusés cette petite phrase : « Je sais que vous avez de l’empathie et que vous êtes une richesse pour le pays ». Ce qui pouvait rappeler une formule célèbre et contentieuse, L’immigration est une chance pour la France, titre d’un ouvrage de Bernard Stasi paru en 1984 et régulièrement repris comme une antiphrase par les adversaires de l’immigration.

Le danger, pour le ministre de la Justice, n’était évidemment pas dans la déclaration de Marine Le Pen mais dans celle de Thibault de Montbrial. Lui-même avocat talentueux, Éric Dupond-Moretti s’est bien gardé de s’en prendre à son confrère : attaquer plutôt Marine Le Pen lui permettait de déplacer le débat du judiciaire au politique. Cerise sur le gâteau, la présidente du Rassemblement National avait placé la petite phrase au début du réquisitoire alors qu’elle se situait à la fin, preuve qu’elle peut « raconter n’importe quoi ».

En transformant sa défense en attaque, en la réorientant vers un leader politique et non vers un avocat témoin direct, en produisant une « petite phrase » (elle compte quand même 76 mots) écrite noir sur blanc alors que l’originale n’a pas été enregistrée et en mettant dans la balance sa crédibilité personnelle (« je sais qu’elle a été prononcée »), le Garde des Sceaux a probablement réussi à tuer dans l’œuf une petite phrase potentiellement dommageable pour son administration. De la belle ouvrage.

Michel Le Séac’h

* Dans cette affaire, treize jeunes étaient poursuivis pour une agression au cocktail molotov commise en 2016 contre des policiers qui avaient failli être brûlés vifs ; seuls cinq d’entre eux ont été condamnés en appel par la cour d’assises, au lieu de huit en première instance. Un verdict considéré comme beaucoup trop clément par les syndicats de policiers.
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Illustration : capture partielle d'écran RTL, https://www.rtl.fr/actu/politique/viry-chatillon-eric-dupond-moretti-annonce-sur-rtl-qu-il-ne-recevra-pas-les-acquittes-7900022512

09 avril 2021

« L'aérien ne doit plus faire partie des rêves d'enfants », petite phrase collective

« Cette petite phrase tirée de plusieurs heures de débats lors du dernier conseil municipal de Poitiers fait le buzz sur les réseaux sociaux », a noté, avec bien d’autres, France 3 Régions. « Ils sautent sur la moindre petite phrase qui peut échapper pendant 6 heures de conseil municipal », a elle-même déploré son auteure.

Léonore Moncond'huy, 31 ans, a été élue en 2020 maire Europe Écologie-Les Verts (EELV) de Poitiers, une ville tenue par les socialistes depuis plus de quarante ans. Elle a décidé le mois dernier de priver l’aéroclub local de la moitié de sa subvention municipale, avant suppression totale l’année prochaine. Elle s’en est ainsi expliquée devant son conseil municipal : « l’aérien ne doit plus faire partie des rêves d’enfants ». Mauvaise pioche lexicale : si elle avait dit « le kérozène ne doit plus faire partie des rêves d’enfants », elle n'aurait recueilli que des éloges.


Replacée dans son contexte, la formule est moins choquante qu’elle n’en a l’air. Une conseillère municipale LREM venait de réclamer le maintien de la subvention au nom de la participation de l’aéroclub à l’opération « Rêves de gosse », destinée à offrir des baptêmes de l’air à des enfants handicapés. Mais une petite phrase n’a pas d'autre contexte que celui de ses auditeurs. L’éventuelle circonstance atténuante n’a pas épargné à Léonore Moncond'huy un tollé aussi bien à droite qu’à gauche, et jusque chez ses propres amis (« qu’elle aille se faire foutre », a grondé Daniel Cohn-Bendit).

La jeune édile pas assez entraînée à la langue de bois apprend vite : mercredi 7 avril, sur RTL, elle a avoué « une maladresse ». Est-ce assez ? Une fois émise, une petite phrase n’est plus la propriété de son auteur. Il aura beau la démentir ou la renier, le verdict appartient à l’opinion publique. On se souvient des efforts de Michel Rocard tentant de faire oublier « la France ne peut pas héberger toute la misère du monde ». Léonore Moncond'huy pourrait cependant compter sur le fait qu’elle n’est pas une personnalité de premier plan. Les petites phrases des personnages secondaires sont rarement durables. Le problème, ici, est que la formule s’est agrégée à d’autres émanant de collègues écologistes de la maire de Poitiers.

De nombreux commentaires ont rappelé à cette occasion les déclarations débridées d’Éric Piolle, maire de Grenoble, sur la 5G « pour regarder du porno sur votre téléphone dans l’ascenseur », de Grégory Doucet, maire de Lyon, sur le Tour de France « machiste » et « pas écoresponsable » et du maire de Bordeaux, Pierre Hurmic, sur les sapins de Noël, « arbres morts ». Comme aucun d’eux n’est très connu de l’électeur moyen hors de sa ville, chacune de leurs petites phrases tend vers une attribution collective alimentant un stéréotype du « maire écolo »*.

Michel Le Séac’h

Photo de Léonore Moncond'huy par Pikachuvert, Wikimedia Commons sous licence CC BY-SA 4.0

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* Johanna Rolland, maire socialiste de Nantes, alliée à EELV, a elle aussi refusé « l’implantation d’un sapin coupé » au nom de sa démarche de transition écologique. Elle l’a remplacé par une structure conique en métal. Mais ce qui alimente le stéréotype du maire écolo est sans effet à l’égard d’un maire socialiste.

02 avril 2021

"Propagande" de David Colon : la petite phrase parent pauvre

La parution de Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain en édition de poche chez Flammarion (collection Champs histoire), deux ans après sa sortie chez Belin, est l’occasion de s’interroger sur la place des petites phrases dans le vaste ensemble des pratiques, moyens et méthodes visant à gouverner les esprits. La somme magistrale de David Colon, professeur à Sciences Po, présente de façon quasi exhaustive les principes, les stratégies, les moyens et les grands noms de la propagande.

Elle montre à quel point le domaine s’est complexifié depuis l’époque de Bernays ou de Tchakhotine. L’utilisation des symboles, le neuromarketing, le nudge, les techniques langagières, le storytelling, la propagande par l’image – y compris les images subliminales – les fake news et la post-vérité, les rumeurs, le complotisme, le trolling et le hacking, y sont présentés en détail, avec force références. Si l’on cherche à situer la place des petites phrases dans la communication politique, c’est dans ce livre assurément qu’il faut chercher. 

Elles n’y font pourtant que deux apparitions – « fake news » ou « fact-checking » ont droit à plus[1].

Voici la première, p. 167 :

Depuis les années 1990, le White House Office of Communications systématise l'usage de la « ligne du jour », consistant à mettre en avant, chaque jour, un aspect particulier de l'action du président ou plus largement de l'administration présidentielle, à coups de déplacements thématiques et de « petites phrases » (sound bites) glissées à l'oreille des journalistes accrédités.

De l’anglais au français, il est classique de traduire « sound bite » par « petite phrase ». Cependant, l’expression américaine désigne une formule délibérément mise au point par ou pour un personnage politique, initialement en vue d’un passage à la radio (d’où le « sound »). La « petite phrase » à la française n’a pas forcément été calculée et il n’est pas rare qu’elle soit mise au débit de celui qui la prononce. « Je reste droit dans mes bottes », « Casse-toi pauv’ con » ou « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », par exemple, sont souvent qualifiées de « petites phrases » ; on ne pourrait en revanche les considérer comme des « sound bites ».

La deuxième occurrence, p. 235, est celle-ci :

[sous l'influence de la télévision, les hommes et les femmes politiques] tendent à délaisser les débats d'idée au profit des affrontements de personne et des « petites phrases » : le « journalisme de course de chevaux » focalisé sur les différences entre les candidats et la perception qu'en a le public, identifié en 1976 aux États-Unis, gagne la France dans les années 1980.

On se rapproche ici du sens français de la locution. Quoique les petites phrases soient évidemment antérieures aux années 1980[2]. S’il fallait établir un palmarès, « Je vous ai compris » (1958) ou « Vous n’avez pas le monopole du cœur » (1974) figureraient sans doute assez haut parmi les petites phrases les plus célèbres. Au singulier ou au pluriel, « petite phrase » figure une dizaine de fois dans Le Duel : De Gaulle-Pompidou de Philippe Alexandre (1970). Et Patrick Brasart ne paraît nullement anachronique dans « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) » (Mots, septembre 1994, n°40. pp. 106-112). C’est vrai, on voit mal pourquoi « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » (Danton, 1792) ne pourrait être qualifié de petite phrase aussi bien que « On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe, l’Europe, l’Europe » (de Gaulle, 1965).

Les petites phrases, elephant in the room ?

Comment expliquer cette présence anecdotique des petites phrases dans l’ouvrage sur la communication politique le plus complet du moment ? Il est vrai que, dans le processus de la communication politique, elles se situent « côté auditeur » plus que « côté émetteur ». Elles n’existent que si elles sont émises, transmises ET enfin admises par le public, ce qui rend difficile leur manipulation. Mais Propagande n’élude pas la communication ascendante. Le livre souligne que le public est acteur de la propagande. Il contient des passages très pertinents sur le charisme des orateurs (p. 155), la pression par les pairs (p. 156), les biais cognitifs comme l’effet de simple exposition (p. 245), le biais d’endogroupe (p. 250) ou les stéréotypes (p. 286), etc. La quasi-absence des petites phrases n’en est que plus étonnante.

Peut-être faut-il y voir en partie une influence, ou plutôt une « non-influence », anglo-saxonne. David Colon connaît sur le bout du doigt Bernays, Boorstin, Chomsky, etc. Tous se sont intéressés aux slogans, aucun n’a étudié spécifiquement les petites phrases. Ne serait-ce que par absence d’un mot ou d’une locution pour les désigner. Mais le livre n’est pas le simple reflet de pratiques et de théories américaines.

Les petites phrases seraient-elles alors un « elephant in the room », un phénomène trop énorme pour qu’on l’appréhende délibérément ? Énorme en effet, car elles sont finalement, pour le citoyen ordinaire, la base de la culture politique, au sens de « ce qui reste quand on a tout oublié ». Ce ne serait pas sans précédent : après n’y avoir vu que des ornements pendant des millénaires, on n’a vraiment pris conscience du rôle capital des métaphores qu’en 1980, quand Lakoff et Johnson ont publié Metaphors We Live By.

Michel Le Séac’h

David Colon, Propagande – La manipulation de masse dans le monde contemporain, Paris, Flammarion (collection « Champs »), 2021. ISBN : 978-2-0815-2021-9. 448 pages, 12 euros.


[1] Oublié par l’index, « slogan » apparaît au moins une douzaine de fois.

[2] Bien qu'il soit difficile de prendre David Colon en défaut, il commet une autre erreur de date à propos du néologisme « conspirationniste ». Il serait apparu, dit-il p. 311, en 2012. On en trouve pourtant de nombreuses occurrences à la fin du 20e siècle.

30 mars 2021

« Dedans avec les miens, dehors en citoyen » : le slogan qui a failli devenir petite phrase

Slogans et petites phrases se ressemblent souvent dans leur forme. Surtout quand les secondes sont à l’impératif (« Ralliez-vous à mon panache blanc », « Tuez les tous, dieu reconnaîtra les siens », « N’ayez pas peur »…). Mais les premiers sont mieux cadrés que les secondes. Un slogan est choisi et délibérément répété par une organisation pour favoriser la réalisation de ses objectifs. Une petite phrase… c’est plus compliqué, mais il s’agit d’ordinaire d’une formule attribuée à un personnage désigné, prononcée une fois puis qui vit sa vie dans l’opinion.

Il arrive qu’une petite phrase devienne slogan. Le célèbre « Yes we can » de la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008 est issu d’un discours plus ou moins improvisé prononcé un soir de défaite à l’élection primaire du New Hampshire le 8 janvier de cette année-là[1]. Obama a noté la réaction positive de son auditoire et a fait de cette phrase minimaliste le leitmotiv de sa campagne victorieuse. Qu’un slogan devienne petite phrase serait davantage contre nature.

C’est pourtant ce qui a failli se passer avec le slogan de lutte anti-covid dévoilé le 22 mars par le Premier ministre Jean Castex : « Dedans avec les miens, dehors en citoyen ». Les réseaux sociaux y ont réagi assez systématiquement comme s’ils commentaient une phrase propre au Premier ministre et non un slogan du gouvernement. Ce qui n’est pas étonnant :

  • D’abord parce que Jean Castex l’a dévoilé lui-même. C’est par sa bouche que beaucoup de Français l’ont entendu pour la première fois.
  • Par ailleurs, ce slogan d’inspiration très XXe siècle, si ce n’est années 50, pouvait assez bien correspondre à l’image du Premier ministre. Ressemblance normale si, comme il l’a dit au Parisien, il en est l’auteur.
  • Enfin et surtout, il y a eu ce détournement immédiat et génial : « Dedans avec Durex, dehors avec Castex ». Il attachait irrémédiablement le slogan à l’hôte de Matignon. Et par-dessus le marché, il était bien plus percutant que l’original !

Puis cette attribution de petite phrase a paru retomber assez vite dans l’oubli. Le gouvernement lui-même semble s’être empressé de remiser le slogan au magasin des accessoires. Il ne figure plus sur la page d’accueil de son site ; on peut encore le trouver en rubrique « Covid-19 », mais il faut le chercher. Il paraît absent du site du ministère de la Santé et de la Solidarité. Une seule des treize agences régionales de santé (ARS) l’affiche en page d’accueil à ce jour.


À Jean Castex, on l’a déjà souligné, n’est encore attachée aucune petite phrase, qui marquerait l’opinion durablement. L’occasion s’est présentée, pourtant. Mais « ce n’est pas le moment pour desserrer la bride » ou « il ne suffit pas d’acheter des lits chez Ikea » n’ont pas tenu la distance. Il n’a sans doute pas lieu de s’en réjouir.

Certes, il n’est pas plus mal que les Français renoncent à accrocher à son veston un slogan « sinon incompréhensible, du moins maladroit », comme l’écrit Jean-Philippe Feldman. Mais, favorable ou non, une petite phrase qui marque signale l’appartenance de son auteur aux personnages politiques de premier plan.  On dirait que l’opinion publique refuse cette qualité à Jean Castex.

Michel Le Séac’h

Photo Florian David via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 4.0


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 121.

27 mars 2021

05 mars 2021

Derrière « Vous êtes gentils… », une grande violence

Avant les grands moyens, les petites phrases ? Emmanuel Macron a souvent été desservi par ses sorties non calculées. Mais il sait aussi calculer. Il l’a montré avec cette formule : « Vous êtes gentils, mais tant que vous avez des vaccins dans les frigos, je ne reconfinerai pas les gens ».

La phrase n’a pas été prononcée publiquement mais au cours d’un conseil de défense sanitaire mercredi 3 mars. Elle a été rapportée le lendemain par Elisa Bartholomey, de BFMTV. Une indiscrétion tout à fait délibérée et autorisée, très probablement.

Elle ne s’adresse pas au citoyen lambda mais à un public bien déterminé : le ministère de la Santé et l’hôpital public. Et ce n’est pas une considération générale : en utilisant le « vous », le président souligne qu’il parle en direct à un groupe. Le triptyque habituel des petites phrases, auteur-médias-public, est bien caractérisé.

La phrase est d’une grande violence. C’est « une façon de mettre la pression sur le gouvernement, sur le ministre de la Santé en particulier », a commenté Elisa Bartholomey. Mais la cible n’est pas un homme ou une institution. « Vous êtes gentils » s’adresse à des personnes. L’accusation implicite désigne les milieux de la santé publique : s’ils réclament un reconfinement, comprend-on, c’est parce que beaucoup d’agents hospitaliers refusent de se faire vacciner – d’où les « vaccins dans les frigos ». Pour s’épargner une contrainte, ils en imposent une plus dure au pays entier.

Cette violence au second degré reste pourtant maîtrisée. « Vous êtes gentils » est certes une antiphrase. Telle la réplique-culte américaine « nice shoes », elle n’annonce rien de bon. Pourtant, elle tempère l’expression par un peu de bonhomie. Un troisième degré encore plus menaçant pourrait se profiler par derrière. Il n’aura pas échappé au ministre de la Santé et à son directeur général. Une rumeur court à bas bruit depuis les débuts de l’épidémie de covid-19 : leur principal impératif aurait toujours été de protéger l’hôpital public. Il fallait contenir les infections avant tout parce que, techniquement et humainement, l’hôpital n’était pas en état de faire face. Ce qui revenait en somme à considérer la réduction de la mortalité comme un moyen et non une fin. Si au sortir de l’épidémie une opinion publique exaspérée par des mois de restrictions et de valses-hésitation réclame des têtes, on saura lui en désigner.

Michel Le Séac’h

Illustration : capture partielle d'écran BFMTV

02 mars 2021

Les magistrats « petits pois » : des dangers potentiels d’une petite phrase

Nicolas Sarkozy a-t-il été condamné pour une petite phrase ? Évidemment non, mais même si elle ne figure pas au dossier, elle pourrait bien en être un élément à charge.

Le 7 octobre 2007 Invité de l'émission Vivement dimanche prochain sur France 2, le président de la République racontait une séance solennelle à la Cour de cassation. Il avait été frappé par l’homogénéité des hauts magistrats : « mêmes origines, même formation, même moule, la tradition des élites françaises, respectables, bien sûr, mais pas assez de diversité ». Et il avait décidé d’y changer quelque chose : « je n'ai pas envie d'avoir le même moule, les mêmes personnes, tout le monde qui se ressemble aligné comme des petits pois, la même couleur, même gabarit, même absence de saveur ».

La métaphore étrange des « petits pois » avait intrigué. Brièvement. Google Trends ne révèle à l’époque qu’un bref surcroît de recherches sur l’expression « petits pois ». Il est probable que l’immense majorité des Français ont vite oublié cette petite phrase un peu ésotérique, dont ils ne savaient que faire. 

Mais ce que dit un dirigeant, fût-il le président de la République, ne touche pas nécessairement l’ensemble du public de la même manière. Bien des petites phrases frappent des sous-ensembles : personnes habitant un certain endroit, exerçant une certaine profession, adeptes de certains comportements, etc. Le public des petites phrases se choisit lui-même. Nicolas Sarkozy lui-même avait pu s’en rendre compte, déjà en 2005, comme ministre de l’Intérieur, avec les « racailles d’Argenteuil ». Sa petite phrase avait été reçue comme une offense non par les seules « racailles d’Argenteuil » mais par une fraction plus large de la jeunesse de banlieue.

De toute évidence, les magistrats français, et pas seulement ceux de la Cour de cassation, ont dû se sentir visés de manière assez générale par ces « petits pois ». En tout cas, leurs relations institutionnelles et autres avec le président de la République ont dès lors été exécrables. Nicolas Sarkozy a été visé par une ribambelle d’enquêtes auxquelles ses prédécesseurs Jacques Chirac et François Mitterrand n’avaient jamais eu droit. Acharnement judiciaire ? C’est probable, puisque plusieurs de ces enquêtes se sont achevées par un non-lieu. Enfin, ce 1er mars, voici Nicolas Sarkozy condamné pour corruption et trafic d’influence.

Indices et subjectivité

Et les petits pois reviennent aussitôt dans le débat. « La condamnation de Nicolas Sarkozy, une décision suspecte », estime Nicolas Beytout ce 2 mars à l’antenne d’Europe 1. « Tout est suspect, insiste le chroniqueur. D’abord, son histoire d’ancien président de la République et cette sourde bataille qui l’avait constamment opposé au monde judiciaire. Ce monde de petits pois ne lui a jamais pardonné. » Pour lui, la condamnation « souligne le corporatisme de cette profession. » Qui dit corporatisme dit identité collective – et les petites phrases font partie de celle-ci. Ce n’est pas une question d’orientation politique. Philippe Bilger, ancien avocat général, n’est pas connu pour ses opinions de gauche. Il exultait néanmoins hier sur Cnews à l’annonce de la condamnation, retrouvant le ton qu’il employait en 2014 pour dénoncer sur son blog « les grosses ficelles de Nicolas Sarkozy ».

Conscient de la charge psychologique qui intervenait dans son attitude, il concédait alors : « certains vont me reprocher mon manque de mesure, mon hostilité ». Ce côté passionnel ne fait aucun doute aujourd’hui. Le tribunal correctionnel de Paris l’a d’ailleurs signalé lui-même en assortissant son jugement d’hier de considérations morales (des actes ayant « lourdement porté atteinte à la confiance publique », etc.).

Ce qui ne poserait aucun problème si la condamnation était fondée sur des aveux ou des preuves matérielles. Mais elle l’est sur « un faisceau d’indices graves et concordants », c’est-à-dire sur l’interprétation subjective d’informations parcellaires. On imagine aisément que, le subconscient étant ce qu’il est, les petits pois ont pu faire partie du faisceau.

Michel Le Séac’h

Photo N. Sarkozy :  European People's Party - EPP Summit October 2010 via Wikipedia et FlickrCC BY 2.0

16 février 2021

« Petites phrases, grandes conséquences » : François Hollande et Emmanuel Macron au crible de LCP

Après la droite (des citations de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy), la gauche : LCP est revenu lundi 15 février sur des petites phrases de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Ce deuxième volet est intitulé « La gauche contre le peuple ». « Si le protégé a trahi son mentor, tous deux ont en commun d’avoir été pris en défaut par leurs petites phrases, accusés de mépris envers les plus pauvres », estime d’emblée le documentaire de Thomas Raguet.

La phrase de François Hollande est assez inhabituelle en son genre puisqu’on ne l’a jamais entendue dans la bouche de son auteur supposé. On ne la connaît que par un témoignage de son ex, Valérie Trierweiler, auteure de Merci pour ce moment (Les Arènes, 2014). Un livre que le documentaire présente comme « trois cents pages de règlement de comptes privés ». Cette phrase n’est d’ailleurs qu’une simple formule[1] : « les sans-dents ».

Pourquoi l’avoir tenue pour représentative de la pensée de François Hollande ? Pour accomplir les promesses du titre du documentaire, peut-être. « Moi je n’ai jamais entendu Hollande parler comme ça », affirme cependant Bernard Poignant. Ancien député socialiste du Finistère, il est sûrement, parmi les témoins du documentaire, celui qui connaît le mieux l’ancien chef de l’État.

Quant à la puissance de cette formule, elle ne fait aucun doute. Elle est bien expliquée par le sémiologue[2] Denis Bertrand : « l’expression ‘sans-dents’ a la force des expressions figuratives, c’est-à-dire qu’elle donne à voir. Elle énonce un thème, la pauvreté, non pas avec un concept comme la misère mais avec une image. » Une image qu’on peut comprendre de différentes manières : « la connotation, dans le contexte de François Hollande, c’est une connotation compassionnelle, alors que changée de contexte, ça devient une connotation méprisante ».

Le choix du mépris

Mais qui décide de la connotation d’une petite phrase ? « Si les mots ont été prononcés en privé, l’expression dans sa bouche est crédible », estime Thomas Raguet. Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po, va même plus loin : « si les leaders de gauche se mettent à parler comme ça, c’est peut-être pas par hasard ». Il évoque « une forme de mépris de classe », choisissant ainsi de confondre les deux « connotations » possibles de la phrase : la « connotation méprisante » appartiendrait directement à l’auteur de la petite phrase et pas seulement au public.

Centré sur les « sans-dents », le documentaire ne présente pas comme une petite phrase la citation a priori la plus fameuse de François Hollande : « mon ennemi, c’est la finance ». Il la considère comme un « programme ». Elle lui sert à contraster les intentions de la campagne présidentielle de 2012 et la formule propagée plus tard par Valérie Trierweiler. Il y aurait pourtant eu beaucoup à en dire, notamment pour sa déformation devenue presque systématique.

Car la déclaration exacte du candidat socialiste est : « Je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. ». Pourtant, même des experts s’y trompent. « On verra ce qu'il restera de cette expression : ‘mon ennemi, c’est la finance’ », note Pascal Perrineau, tandis que Marilyse Lebranchu, ancienne ministre, évoque « la fameuse phrase ‘mon ennemi, c’est la finance ». La mutation de l’adversaire en ennemi, notamment, aurait pu révéler beaucoup sur la mécanique intrinsèque des petites phrases.

Nous sommes tous des illettrées

Emmanuel Macron était en principe conscient de la force des mots. « J'arrive tout auréolé d'une réputation qui m'est faite dans la presse », déclarait-il à l’Assemblée nationale le 27 août 2014, le lendemain de sa nomination au ministère de l’Économie. « Jugez-moi sur les actes et sur les paroles. » Pour ce qui est d’être jugé sur des paroles, il a été servi. « À coups de petites phrases, il dresse le portrait d’une certaine France un pays de gaulois réfractaires où les jeunes devraient avoir comme ambition de devenir milliardaires plutôt qu’être enclins à la fainéantise », résume le documentaire.

Lequel, pourtant, s’intéresse principalement à un mot (plutôt qu’à une phrase au sens grammatical) bien éloigné de ce tableau : « illettrées ». Reçu par Europe 1, Emmanuel Macron évoque le cas de Gad, un gros abattoir breton en faillite. Plus de deux mille salariés risquent de perdre leur emploi : « il y a dans cet abattoir une majorité de femmes, il y en a qui sont pour beaucoup illettrées ! On leur explique qu'elles n’ont plus d’avenir à Gad et qu’elles doivent aller travailler à 60 km ! Ces gens n'ont pas le permis ! On va leur dire quoi ? » Dans la bouche du technocrate qu’était encore Emmanuel Macron trois semaines plus tôt, c’est un constat (pas forcément exact, d’ailleurs) qui lui sert à illustrer les difficultés de sa tâche.

De la bouche du ministre, la formule est reçue tout différemment sur le terrain. « Moi j’ai ressenti comme un deuxième coup de bâton à un moment où on n’en avait pas besoin », déclare Olivier Le Bras, alors délégué syndical de Gad. Ses collègues sont sur la même ligne. Ils prennent la déclaration du ministre comme une offense personnelle : « il nous parle comme si on était des moins que rien », « il nous insulte presque », « des choses comme il a dit, ça ne se dit pas ». Ce sentiment se répand même au-delà du personnel de Gad. « Je suis d’ici », s’émeut Marylise Lebranchu. « Les deux pieds dans cette terre qui est très touchée par la crise de l’agro-alimentaire et de Gad en particulier. Le matin, j’entends cette phrase comme un coup énorme et pour moi un coup dans le dos. La phrase, elle est d’une violence inouïe. »

Là encore, c’est la collision entre ces deux « connotations » antagonistes qu’il aurait été intéressant d’analyser. Mais le documentaire préfère prendre la petite phrase dans un sens compatible avec son titre. « Il y a toute une vérité d’Emmanuel Macron qui se dit dans ses petites phrases », commente Pascal Perrineau d’un air entendu. « Je pense pas que ce soit volontaire, le fait qu’il sorte des petits trucs comme ça. Quoique… », soupèse avec plus de réserve une ancienne ouvrière de Gad, Joëlle Crenn.

Emmanuel Macron manque de métier

Quelques autres formules d’Emmanuel Macron (« la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler », « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « on dépense un pognon dingue ») sont convoquées au passage pour parfaire le tableau d’un président « contre le peuple » ‑ c’est-à-dire pour parler de lui et non des petites phrases. À moins justement que ça ne soit la même chose...

Mais c’est Bernard Poignant qui reformule le mieux le problème d’Emmanuel Macron. « Erreur de jeunesse, si je puis dire » estime-t-il à propos des « illettrées ». « Un vieux de la vieille en politique n’aurait pas parlé comme ça. Il aurait dit : ‘dans cette entreprise que j’ai visitée il y a des gens qui sont attachés à leur travail qui le font avec un grand professionnalisme mais il y a un certain nombre pour qui il faudrait une formation complémentaire de ceci cela’. Mais le mot illettré ça donnait l’impression qu’il traitait une entreprise d’illettrée. Et… ah bien, ça lui revient dans la gueule, quoi. »

Et le vieux notable socialiste d’enfoncer le clou : « Emmanuel Macron, c’est quelqu’un qui n’a pas fait d’élection locale. On a tous connu ça quand on est élu local. Vous devez apprendre à leur parler, à ces personnes. Qu’est-ce qu’aurait fait un Mitterrand ? ‘Je vous comprends, jeune homme, je vous comprends – et à un conseiller : prenez note, écrivez-moi, je vous aiderai. Voilà. Parce que il y a du travail’. » Déprimante leçon : à défaut de régler les problèmes, la langue de bois évite qu’ils ne se retournent contre vous.

Débat

Le débat qui a suivi le documentaire s’est efforcé de quitter le terrain du commentaire politique pour revenir au sujet des petites phrases. Il associait Laurianne Rossi, députée LREM venue du P.S., Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof et Renaud Dély, éditorialiste à France Info. Ce dernier a contesté discrètement le choix des « sans-dents » pour caractériser François Hollande. « Mon ennemi c’est la finance » lui aurait paru plus représentatif. « C’est cet extrait qui va rester et le porte jusqu’à l’Élysée », estime-t-il. « C’est le marqueur qui va coller à François Hollande tout au long de son quinquennat… qui va en quelque sorte plomber le quinquennat, plutôt que les sans-dents qui est une phrase privée, une trahison personnelle. »

Bruno Cautrès a cherché à mieux qualifier la mécanique des petites phrases : « Ce que je trouve intéressant dans ces petites phrases, c’est leur côté performatif, comme disent les linguistes. La phrase fait exister les choses. » Il a aussi mis le doigt sur le sujet capital de l’intrication entre petite phrase et leader : « Mon hypothèse est que dans la crise des Gilets jaunes, le détonateur a été allumé en juillet quand Emmanuel Macron a dit : s’ils veulent un responsable qu’ils viennent me chercher. Comme aller chercher le roi à Versailles. »

Les deux parties du documentaire sont disponibles sur LCP jusqu’au 7 janvier 2023. Il sera intéressant de les revoir après l’élection présidentielle de 2022 !

Michel Le Séac’h

Illustration : capture partielle d’un écran LCP


[1] Au sens qu’Alice Krieg-Planque donne à ce mot ; voir « La notion de ‘’formule’’ en analyse du discours, Cadre théorique et méthodologique », Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté. 2009.

[2] Ainsi le documentaire le présente-t-il. On n’entrera pas dans le distinguo entre « sémiologue » et « sémioticien », mais Denis Bertrand est professeur de sémiotique générale à l’Université Paris VIII.