10 mai 2020

« Nous sommes en guerre » n’est pas une petite phrase. Quoique…

Rarement quatre mots auront suscité autant d’exégèses. Ces quatre mots, « nous sommes en guerre », ont été prononcés par Emmanuel Macron dans un discours du 16 mars 2020 à propos de l’épidémie de covid-19. Prononcés à six reprises, même : c’est dire s’il tenait à ce qu’on les remarque. Et en effet, remarqués, ils l’ont été. La plupart des commentateurs y ont vu une métaphore. Presque personne une petite phrase, ce qui est un peu étrange, s’agissant d’un président à qui l’on en a tant attribué.

La guerre est-elle encore une métaphore ? Elle n’est pas l’apanage d’Emmanuel Macron, en tout cas. On la voit invoquée à tout bout de champ. « Nous sommes en guerre », disait Nicolas Hulot en juin 2019 à propos du réchauffement climatique[1]. « Nous sommes en guerre contre les marchés financiers » assurait jadis Bruno Le Maire, alors ministre de Nicolas Sarkozy[2]. Une simple recherche sur internet permet de constater que des maires français, par exemple, ont au cours des derniers mois « déclaré la guerre » aux déjections canines, aux éoliennes, aux anglicismes, aux décharges sauvages, à la 5G, au gaz hilarant, aux mégots de cigarettes, aux perturbateurs endocriniens, etc.

Autrement dit, la guerre est devenue un cliché, un lieu commun, une « métaphore morte » ‑ concept auquel Emmanuel Macron devrait être sensible puisqu’il a été largement traité par son maître à penser Paul Ricœur[3].

Une métaphore montée à l’envers

Cette métaphore est d’autant plus morte que la guerre, pour la plupart des Français, est devenue théorique. C’est un fait du passé, ou un fait lointain (en Syrie, au Sahel…), pas un fait vécu. « À l’époque contemporaine, aucune métaphore n’a été plus utilisée, même si la chose à laquelle elle se réfère est sortie de l’horizon de l’expérience pour la plupart des gens dans le monde développé », souligne l’historien américain David A. Bell[4]. « La plupart d’entre nous n’a aucune expérience réelle de la guerre – aucun sens réel et viscéral de ce qu’elle implique et de ce qu’elle exige ».

Or une métaphore consiste d’ordinaire à remplacer de l’abstrait par du concret, comme l’a montré George Lakoff voici déjà plusieurs décennies. L’encyclopédie en ligne Larousse en a fait la définition même de la métaphore : « Emploi d'un terme concret pour exprimer une notion abstraite par substitution analogique, sans qu'il y ait d'élément introduisant formellement une comparaison ». Chaque année, une campagne publique nous incite à nous vacciner contre l’épidémie de grippe. Pour nous, celle-ci est plus « concrète » que la guerre. Comparer l’épidémie à la guerre serait donc une métaphore montée à l’envers. Une absurdité rhétorique.

Le communicant Florian Silnicki est de cet avis : « Ce vocabulaire martial est inapproprié et surtout, en inadéquation avec la culture sociétale et sociologique. La plupart des Français qui ont écouté ce discours n’ont pas connu la guerre. On ne peut pas espérer marquer les esprits selon une stratégie de choc de la même façon qu’auraient pu le faire un De Gaulle ou un Mitterrand[5]. »

Guerre éclair

Emmanuel Macron nourrirait-il cet espoir malgré tout ? Certains linguistes, politologues et autres experts réels ou supposés s’en sont dits convaincus. Pour Cécile Alduy, « il y a une visée politique dans ce registre martial : incarner le Père de la Nation à la Clemenceau, imposer par ricochet une unité nationale que seule la guerre justifie, faire taire donc les oppositions et les critiques[6]. » Apparemment, ce point de vue est partagé par beaucoup. « Depuis le discours d’Emmanuel Macron le 16 mars et son usage du terme « guerre », observateurs et politiques usent et abusent de la métaphore », note Gaïdz Minassian[7].

En effet, chose étrange, ce sont ces commentateurs qui filent la métaphore pour le compte d’Emmanuel Macron. Ils assimilent par exemple « l’exode parisien » à celui de mai 1940[8]. Le chef de l’État n’en demandait probablement pas tant. Car, chez lui, le thème de la guerre est étroitement daté.

Il est absent de sa première adresse aux Français à propos de l’épidémie, le 12 mars 2020, qui ne contient rien de plus belliqueux qu’un hommage aux « héros en blouse blanche ». Loin de saisir l’occasion de s’ériger en chef de guerre, le président exclut tout « repli nationaliste ». Il se dit à la remorque du monde médical.

Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c'est la confiance dans la science. C'est d'écouter celles et ceux qui savent.

Les six « nous sommes en guerre » n’apparaissent que dans la deuxième adresse aux Français, quatre jours plus tard, le 16 mars 2020. Ils sont précédés par cette explication :

alors même que les personnels soignants des services de réanimation alertaient sur la gravité de la situation, nous avons aussi vu du monde se rassembler dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé

La guerre reste très présente neuf jours plus tard, dans l’allocution du 25 mars prononcée à l’issue d’une visite du chef de l’État au CHU de Mulhouse :

je vous ai dit il y a quelques jours que nous étions engagés dans une guerre, une guerre contre un ennemi invisible, ce virus, le Covid-19 et cette ville, ce territoire porte les morsures de celui-ci. Lorsqu'on engage une guerre, on s'y engage tout entier…

Au-delà de ces deux discours, la guerre disparaît presque du vocabulaire d’Emmanuel Macron. Elle ne figure que comme une lointaine rémanence dans la troisième adresse aux Français, celle qui annonce une perspective de retour à la normale, le 13 avril :

nos entreprises françaises et nos travailleurs ont répondu présent et une production, comme en temps de guerre, s'est mise en place…

Rien de plus. C’est même ce qui frappe les observateurs perspicaces comme Philippe Moreau-Chevrolet : « Emmanuel Macron est redescendu sur terre. Il n'a plus parlé de guerre [comme il l'avait fait le 16 mars, lorsqu'il avait déclaré "nous sommes en guerre"]. Ce n’était plus Clemenceau. Il s'est placé au même niveau que ses ministres ou que le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, dans la gestion de la crise sanitaire[9]. » Cécile Alduy, en revanche, interrogée le 18 avril, ne semble pas avoir noté que « nous sommes en guerre » n’a été qu’une parenthèse dans la communication présidentielle[10].

Un registre pas si martial

Le thème de la guerre chez Emmanuel Macron n’est pas seulement limité à la période du 16 mars au 25 mars, il est aussi étroitement cantonné. L’adresse du 16 mars elle-même ne lui accorde pas d’autre place que ses « nous sommes en guerre » métaphoriques, édulcorés d’ailleurs par cet avertissement initial : « nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation ». On ne distingue rien de guerrier dans les conseils du président : « écoutons les soignants, qui nous disent : si vous voulez nous aider, il faut rester chez vous et limiter les contacts. C'est le plus important. » Ou encore : « Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation, le sens des choses est important. »

Il est étonnant que ceux qui distinguent un « registre martial » dans les propos d’Emmanuel Macron ne leur aient pas appliqué une démarche lexicographique. Ils auraient constaté que si « guerre » figure sept fois parmi les 2 621 mots de l’adresse du 16 mars, on y trouve aussi sept « virus », six « sanitaire(s) » et cinq « scientifique », le mot le plus fréquent, huit occurrences, étant… « soignants ».

Réflexe pavlovien

Il est donc clair que « nous sommes en guerre » n’est pas chez Emmanuel Macron l’indice révélateur d’un tropisme césarien ou « clemencien » mais une simple astuce publicitaire : il a parlé haut pour faire entendre son message. Les Français ne paraissent pas en avoir été autrement émus ; les nombreux sondages publiés ces dernières semaines n’en ont rien montré, en tout cas. « L’exode parisien » ne dénote pas une panique à l’approche d’un ennemi sanguinaire mais un désir de passer un confinement aussi confortable que possible (à la guerre comme à la guerre…). Ce souci pragmatique démontre l’échec de la métaphore plutôt que sa réussite.

Elle a pourtant réussi, si l’on peut dire, auprès d’un sous-groupe restreint de la population française. « Nous sommes en guerre » a fonctionné comme une petite phrase (ou au minimum une « formule », dans le vocabulaire d'Alice Krieg-Planque) auprès d’un microcosme intellectuel chez qui le mot « guerre » déclenche apparemment une sorte de réflexe pavlovien.

Michel Le Séac’h




[1] Philippe Lemoine et Yves-Marie Robin, « Entretien exclusif. Nicolas Hulot sur le réchauffement climatique : ‘Mobilisons-nous’ », Ouest France, 30 juin 2019.
[2] « Le Maire : ‘Nous sommes en guerre contre les marchés financiers' », L’Obs, 13 novembre 2011.
[3] Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, 1975, Le Seuil,
[4] David A. Bell, « ‘La guerre au virus’, le passé d’une métaphore », legrandcontinent.eu.fr, 7 avril 2020.
[5] Claire Conruyt « ‘Guerre’, ‘ennemi’, ‘première ligne’... Le vocabulaire d’Emmanuel Macron est-il pertinent face au coronavirus ? », Le Figaro, 26 mars 2020.
[6] Cécile Alduy, interrogée par Laure Bretton, « Métaphore de Macron sur la guerre : ‘Cela exonère le pouvoir de ses responsabilités’ », Libération, 30 mars 2020.
[7] Gaidz Minassian, « Covid-19, ce que cache la rhétorique guerrière », Le Monde, 8 avril 2020.
[8] Serge Schweitzer, « ‘Nous sommes en guerre’ : une faute de communication », contrepoints.org, 27 mars 2020.
[9] Lea Ouzan, « Emmanuel Macron est ‘redescendu sur terre’ : Jupiter, c’est fini ? », Gala, 24 avril 2020.
[10] Rebecca Fitoussi, « Cécile Alduy : ‘Notre langage est une manière de surmonter l’incertitude et l’angoisse que provoque l’épidémie’ », Public Sénat, 18 avril 2020.

16 avril 2020

« Whatever it takes » (quoi qu'il en coûte) ‑ tant que la foi demeure

« Whatever it takes », en V.F. « Quoi qu’il en coûte », pourrait bien demeurer la petite phrase emblématique de l’année 2020, si ce n’est de la décennie entière. Elle date pourtant de 2012. Et elle n’a même pas été prononcée dans des conditions spécialement remarquables.

En 2012, la crise de la dette grecque traîne en longueur depuis deux ans, l’Espagne, l’Italie, l’Irlande, le Portugal à leur tour peinent à financer leur dette publique. Le 1er juillet, l’Union européenne adopte un Mécanisme européen de stabilité. Cet été-là, les Jeux Olympiques se déroulent à Londres. Le gouvernement britannique veut en profiter pour attirer des entreprises. Avec quelques grandes entreprises, il a créé la British Business Embassy afin d’organiser des événements promotionnels destinés aux milieux économiques internationaux. Le premier de ces événements est la Global Investment Conference. Elle se déroule à Londres le 26 juillet 2012. Parmi les intervenants, un invité de marque : Mario Draghi, alors président de la Banque centrale européenne (BCE).

Son intervention n’est pas vraiment solennelle. Mario Draghi assure d’abord que l’euro et la zone euro sont « much, much stronger » qu’on ne le croit. Son second message est que des progrès « extraordinaires » ont été accomplis depuis six mois. Son troisième message est que l’euro est « irreversible ». Comme en prime, il ajoute qu’il veut aussi exprimer un autre message :

Within our mandate, the ECB is ready to do whatever it takes to preserve the euro. (Dans le cadre de mon mandat, la BCE est prête à faire tout ce qu’il faudra pour préserver l’euro.)

Ça n’a l’air de rien ? Les marchés obligataires et d’actions progressent fortement. Et certains commentateurs de marque en concluent : Mario Draghi a sauvé l’euro. Il lui a suffi pour cela d’une petite phrase. Sous la quinzaine de mots, les banques devinent les centaines de milliards d’euros tout neufs que la BCE va déverser sur les marchés afin d’acheter la dette de certains pays, en rupture avec les règles européennes antérieures. 

Depuis lors, chaque fois qu’une crise financière menace, les yeux se tournent vers la BCE et l’on rappelle les paroles de Mario Draghi. On les a rappelées encore, bien entendu, quand, le 12 mars, Emmanuel Macron a proclamé : « tout sera mis en oeuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises, quoi qu'il en coûte ». Ce « quoi qu’il en coûte » n’était évidemment pas innocent. Le président de la République a d’ailleurs veillé à le répéter deux fois. Ainsi, son parallèle avec « Super Mario » ne risquait pas de passer inaperçu. Mais il ne l’a peut-être pas poussé assez loin. 

En réalité, la petite phrase de Mario Draghi était double. Après « the ECB is ready to do whatever it takes to preserve the euro », il avait ajouté : « And believe me, it will be enough » (et croyez-moi, ça sera suffisant). « Saint Draghi a parlé », avaient noté plusieurs commentateurs : il n’y a que la foi qui sauve l’économie. Prions pour que saint Macron, qui a utilisé trois fois la formule « Quoi qu’il en coûte » dans son adresse aux Français du 12 mars 2020, inspire autant de piété.

Michel Le Séac’h

Photo Mario Draghi (2011) : INSM, Mario Draghi, Präsident der Euopäischen Zentralbank über die Europäische Währungsunion und die Schuldenkrise. Wohin steuert Europa?, via Flickr, CC BY-ND 2.0

23 février 2020

Je twitte donc je suis – L’art de gouverner selon Donald Trump, par Guillaume Debré

Donald Trump est-il contagieux ? Peut-on parler d’un personnage caricatural sans le caricaturer ? Pour écrire Je twitte donc je suis, Guillaume Debré disposait d’une ressource documentaire objective : les 13 421 tweets envoyés par le président américain entre son arrivée à la Maison-Blanche et le début de l’année 2020.

Décrire Donald Trump à travers ses tweets était un programme alléchant et nullement anecdotique. « Pour le Président, @realDonaldTrump est beaucoup plus qu’un outil de communication », écrit Guillaume Debré. « Il est devenu l’essence de sa présidence, son identité propre. Ses tweets sont à la fois sa doctrine et son programme, sa philosophie, son logiciel et son projet politique. » Restait à puiser dans cette masse pour dresser un portrait selon différentes thématiques : Donald Trump et l’électorat américain, et la vie à la Maison-Blanche, et les relations diplomatiques, et les autres chefs d’État, etc.

Le travail était énorme, et l’auteur a peut-être manqué de temps pour effectuer un vrai « minage » dans la masse des 13 421 tweets. Passé le premier chapitre du livre, consacré à la « Twitter addiction » du Président, ils n’occupent qu’une place secondaire d’illustration (Donald Trump a désigné son épouse par le prénom Melanie alors qu’elle s’appelle Melania ? C’est presque une affaire d’État !). Le livre relate surtout des faits et anecdotes déjà largement couverts par la presse. Environ la moitié de ses notes renvoient à des articles du New York Times, du Washington Post ou du Boston Globe.

La vérité c’est le mensonge ?

Corrélativement, il reflète l’hostilité générale de la presse américaine envers Donald Trump. Guillaume Debré y ajoute même une touche personnelle. Ainsi, p. 146, quand il traduit comme suit le début d’un tweet de 2018 : « Quand tu donnes sa chance à une crapule foldingue et pleurnicheuse ». Le texte originel de @realDonaldTrump, non repris dans le livre, disait : « When you give a crazed, crying lowlife a break », ce qui se traduirait plus normalement par : « Quand tu donnes une chance à une pauvresse affolée et en pleurs »[i]. Une mention toujours désobligeante mais quand même moins insultante. De même p. 75, à propos d’une conférence de presse, Guillaume Debré cite un journaliste voussoyant respectueusement le Président, qui en réponse le tutoie grossièrement. Alors qu’en V.O. l’un et l’autre se disent « you », bien entendu.

L’auteur va cependant au-delà de la caricature et montre que les tweets de Donald Trump ne sont pas des éructations irréfléchies. Il décrit le « protocole d’action clairement établi » instauré à la Maison-Blanche pour les gérer et le rôle que Trump assigne à Twitter, « un média qui lui permet de diffuser des messages courts, des pensées simples et d’éviter les nuances. Un média parfait pour renforcer les idées reçues et diffuser les caricatures ou les images à fort potentiel de mobilisation. Twitter est un forum qui n’invite pas le débat, qui protège autant qu’il expose et qui renforce la verticalité du pouvoir. » Trump y multiplie les erreurs factuelles ? Peut-être, mais « ces erreurs sont, pour beaucoup d’Américains, une preuve d’authenticité politique ». Le @realDonaldTrump est réellement réel ! Twitter le montre tel qu’en lui-même, hors toute langue de bois. Et permet d’exprimer « la dose de violence politique dont a besoin la base électorale du Président ».

M.A.G.A. élu par l’Amérique blanche

Une base électorale qui, en dépit de tout, persiste à le soutenir. Ce qui s’explique par son homogénéité : Donald Trump est le « premier président blanc de l’histoire » ‑ cette formule de l’écrivain noir américain Ta-Nehisi Coates sert de titre à l’un des chapitres du livre. Trump incarnerait le concept de « blanchitude », qui ne s’oppose pas à la négritude mais « au multiculturalisme bien-pensant, au politiquement correct, à l’élitisme urbain, à la discrimination positive, à l’égalité des genres, au progressisme inclusif ». Alors que les deux mandats de Barack Obama et la montée de l’immigration auraient suscité chez les « petits blancs » la peur de devenir minoritaires, « la blanchitude rassemble un ensemble de symboles et de référents qui dépasse le champ du politique et qui active chez les électeurs un réflexe de protection identitaire ». L’Amérique périphérique blanche, qui votait républicain dans le Sud et l’Ouest des États-Unis, et démocrate dans le Midwest et le Nord-Est s’est rassemblée autour de Donald Trump, dont elle attend une protection. Le sujet est capital, et il est évidemment dommage que l’auteur cite si peu de tweets présidentiels à l’appui de sa thèse ; le plus significatif affirme au contraire : « Je n’ai pas un os de raciste dans mon corps » !

Malgré leur virulence, les tweets de Donald Trump ne paraissent pas souvent destinés à devenir des petites phrases marquant durablement les esprits. Avec au moins une exception remarquable, à laquelle Guillaume Debré consacre un chapitre entier : « Make America Great Again ». Ce tweet posté le 7 novembre 2012, juste après l’élection de Barack Obama, devient viral en quelques heures. « Cette phrase combine les éléments d’une promesse électorale, d’un cri de ralliement et d’une profession de foi », note l’auteur. Trump observe la puissance tout à la fois de Twitter et de ces quatre mots, en quelque sorte élus par le public. Il en fera son slogan de campagne trois ans plus tard et, y compris sous la forme de l’acronyme M.A.G.A., les twittera plus de 1 100 fois en huit ans !

Michel Le Séac’h



[i]  Le passage relate un conflit entre Donald Trump et l’une de ses anciennes assistantes, Omarosa Manigault Newman, qui avait participé à ses émissions de télévision et qu’il avait embauchée à la Maison-Blanche dès son arrivée. Guillaume Debré raconte : « Dix mois plus tard, elle claque la porte et accuse le Président de mysogynie et de racisme. En réponse, elle reçoit une bordée d’insulte dans un tweet du 14 août 2018 » -- le tweet cité ici. Dix mois plus tard ? Entre janvier 2017 et août 2018, dix-neuf mois se sont écoulés. En réalité, l’intéressée a quitté la présidence en janvier 2018 et a publié en août 2018 un livre très hostile à son ancien employeur. C’est ce livre, et non son départ, qui a suscité le tweet présidentiel.


Je twitte donc je suis -- L'art de gouverner selon Donald Trump 
par Guillaume Debré
Paris, Fayard, 2020. 240 p., 18 €

04 décembre 2019

« L’Otan est en état de mort cérébrale » et les petites phrases internationales d’Emmanuel Macron

Les lycéens de bonne famille se dévergondent lors de leurs premiers séjours à l’étranger. Le cliché vaudrait-il aussi pour un jeune président ? Parmi les petites phrases les plus retentissantes d’Emmanuel Macron, plusieurs ont été prononcées hors de la métropole, notamment

en Algérie (« la colonisation est un crime contre l’humanité »),
au Danemark (« le Gaulois réfractaire au changement »),
en Roumanie (« les Français détestent les réformes »),
aux États-Unis (« présentez-moi une femme qui a décidé d'avoir sept,huit ou neuf enfants »),
à Mayotte (« le kwassa-kwassa ramène surtout du Comorien »).

Parler à la presse étrangère, fût-ce depuis l’Élysée, pourrait provoquer aussi une désinhibition. La dernière saillie présidentielle en date, « l’Otan est en état de mort cérébrale » a fait le titre d’un entretien publié le 7 novembre par The Economist. Lieu du décès : la Syrie, dont les États-Unis se sont retirés sans coordination avec leurs partenaires de l’Alliance et où la Turquie, membre de l’Otan, se livre à une « agression » pas davantage coordonnée.

Un titre de The Economist est toujours remarqué à l’étranger. Toute la presse française a cité celui-là, presque toujours en le simplifiant, quitte à le déformer un peu. L’hebdomadaire britannique avait titré : « Emmanuel Macron warns Europe: NATO is becoming brain-dead ». Il aurait donc été plus juste de traduire par : « L’Otan va vers la mort cérébrale ».

Il n’est de petite phrase qu’en fonction d’un public. L’état de l’Otan n’a guère ému l’opinion française. En revanche, on vient de le voir au sommet de Londres, les chefs d’États membres de l’Alliance en ont été marqués et l'ont fait savoir. MM. Trump et Erdogan ne se voient pas dans le rôle des parents de Vincent Lambert. Ils ont réagi envers Emmanuel Macron, toutes proportions gardées, comme l’avaient fait les Français face à « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou au « Gaulois réfractaire ».

Emmanuel Macron doit-il pour autant éviter de s’exprimer en anglais ? Non : sa plus belle réussite en matière de petite phrase reste quand même « Make our planet great again ».

Michel Le Séac’h

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Illustration : MM. Trump et Macron en 2017, extrait d’une photo de Shealah Craighead pour la présidence des États-Unis, domaine public, via Wikimedia Commons

14 novembre 2019

Gilets jaunes : avec le recul du temps, les petites phrases encore en cause ?

La France souffle la première bougie des « gilets jaunes ». À l’origine, ce mouvement semblait motivé par la hausse de la taxe sur les carburants. Son retrait n’avait pas ramené le calme. Le vrai problème était donc ailleurs.

Plusieurs observateurs désignaient les « petites phrases » d’Emmanuel Macron. Une déclaration d’un député anonyme de La République en marche était largement reprise dans la presse : « 80 % du bordel des "gilets jaunes" est le résultat des petites phrases du chef de l’État depuis six mois »[i]. Après tout, les petites phrases sont des intruses qui s’invitent dans un débat où elles ne devraient pas avoir leur place. Elles sont à l’éloquence politique traditionnelle ce que les gilets jaunes sont au corps politique traditionnel !

Pour les auteurs de Dans la tête des Gilets jaunes, le premier ressort de la révolte est le sentiment d’être méprisé éprouvé par les manifestants : « on se sent blessé en tant qu’individu par l’attitude d’un acteur en particulier, et c’est souvent par E. Macron intuitu personae qu’on est socialement humilié. Des phrases-cultes sur les illettrés, les Gaulois réfractaires, le pognon de dingue, les gens qui ne sont rien, ceux qui n’ont qu’à traverser la rue reviennent en boucle »[ii].

Au minimum, on pouvait voir dans les petites phrases le prétexte, l’allumette de la révolte des Gilets jaunes. Ainsi commence un appel solennel de Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher, fondateurs du mouvement de gauche Place publique, publié le 8 décembre 2018[iii] : « La crise vient de loin. Par des mesures injustes et des petites phrases arrogantes, Emmanuel Macron a certes allumé l’étincelle, mais le feu ne demandait qu’à prendre. ».

Mieux : l’épouse du chef de l’État serait sur la même ligne. À en croire Nathalie Schuck, co-auteure de Madame la Présidente, « Brigitte Macron déteste toutes les petites phrases : traverser la rue pour trouver du boulot ; les feignants ; les gens qui ne sont rien… explique-t-elle. Elle lui a dit : 'T'es en train de foutre en l'air ton quinquennat arrête tes conneries !' »[iv].

La thèse du rôle prééminent des petites phrases a été développée par Arnaud Mercier, professeur d’information-communication à Paris 2 Panthéon-Assas[v]. Selon lui, Emmanuel Macron a rompu le fil de la confiance « en multipliant depuis son élection, les petites phrases assassines à destination des Français qui ont été prises comme autant de marques d'humiliation à l'égard de ceux qui sont en galère, au profit des "premiers de cordée" ».

Des petites phrases assassines ! Le mot est fort, l’accusation est grave : un assassinat est un « meurtre commis avec préméditation » (article 221-3 du code pénal). Mais, « oh ! encore une question », comme dirait le lieutenant Colombo, quelles sont ces petites phrases assassines à destination des Français ?

Le professeur Mercier en cite quatre expressément : « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », « des Gaulois réfractaires au changement », « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « des gens qui ne sont rien ». Et en effet, ces formules ont souvent été reprises par les protestataires. « Dans le dos de leur habit fluo ou en chanson, les manifestants en colère se réapproprient des expressions du président qui les ont parfois agacés ou choqués » notait Camille Caldini[vi], qui avait repéré en particulier des « Gaulois réfractaires », des « pognon de dingue » et des « traverser la rue ».

Interrogeons davantage les quatre suspectes.

1. « Je traverse la rue, je vous trouve du travail »


Les visiteurs défilent au palais de l’Élysée, ouvert au public pour les Journées du patrimoine en septembre 2018. Emmanuel Macron leur fait les honneurs du logis et s’enquiert de leurs préoccupations. Un jeune horticulteur cherche du travail mais n’en trouve pas. Emmanuel Macron l’incite à en envisager d’autres métiers, car certains secteurs – le bâtiment, les hôtels-cafés-restaurants… – proposent des emplois à guichets ouverts : « Je traverse la rue, je vous en trouve ».

Cette petite phrase est-elle préméditée ? Évidemment non : le président n’a pu préparer les dizaines voire les centaines de dialogues brefs noués ce jour-là. Est-elle prononcée « à destination des Français » ? Pas davantage : elle s’adresse à un interlocuteur donné, localisé, confronté à une situation particulière. La formule se veut un encouragement, pas un reproche. Elle n’est même pas très claire à cause du relatif « en », dont l’antécédent est incertain (travail ? entreprise ?).

Néanmoins, la presse donne un retentissement national à la parole présidentielle. Elle la redresse aussi : la formule devient « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou « je vous trouve un emploi ». Ainsi clarifiée, elle devient l’épicentre des commentaires. Plusieurs médias, comme Le Midi libre, Paris Match, Gala, RTL, Sud Radio ou LCI la qualifient expressément de petite phrase. Elle est reprise des milliers de fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag #TraverseLaRueCommeManu lancé sur Twitter.

2. « Des Gaulois réfractaires au changement » 


Le 29 août 2018, en visite officielle au Danemark, Emmanuel Macron prononce un discours devant la reine Margrethe II. Comme le veut la coutume, il rend hommage au pays qui l’accueille. Il vante sa pratique de la « flexi-sécurité » et ajoute : « Il ne s'agit pas d'être naïf, ce qui est possible est lié à une culture, un peuple marqué par son histoire. Ce peuple luthérien, qui a vécu les transformations de ces dernières années, n'est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement ! Encore que ! Mais nous avons en commun cette part d'Européen qui nous unit. »

Y a-t-il préméditation ? Sans doute : un discours officiel prononcé lors d’une visite d’État a sûrement été préparé à l’avance. Est-il « à destination des Français » ? Non, il est destiné à la reine du Danemark et au-delà d’elle aux Danois : le président de la République française dit qu’ils ne sont pas des Gaulois. Il ne dit pas expressément que les Français en sont, même si la conclusion paraît s’imposer d’elle-même. Elle n’est pas forcément offensante pour un peuple qui a fait un triomphe à Astérix.

Mettre sur un même plan religion d’État (« peuple luthérien ») et origine ethnique (« Gaulois ») aurait pu choquer. Ce n’est pas ce raccourci qui est retenu. La presse française se focalise sur le volet « gaulois » de ce passage. Le JDD, LCI, France Culture et d’autres y voient explicitement une « petite phrase ». Les réseaux sociaux français font de même : le discours est tronqué, son sujet, les Danois, disparaît entièrement. Il n’y en a que pour le Gaulois (souvent mis au pluriel comme en atteste la version retenue par le professeur Mercier, « des Gaulois réfractaires au changement »). La réserve « encore que ! » est ignorée : la formule est prise pour une affirmation sans nuance.

3. « On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux » 


Le 12 juin 2018, des images « volées » d’une réunion de travail entre Emmanuel Macron et ses plus proches collaborateurs commencent à circuler sur l’internet. Dans une discussion à bâtons rompus, le président déclare : « La politique sociale, regardez, on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens, y sont quand même pauvres, on n'en sort pas, les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres, ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres, on doit avoir un truc qui permet aux gens de s'en sortir [...] Il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens pour qu'ils sortent de la pauvreté. Et sur la santé c'est pareil. » En réalité, cette petite vidéo d’un peu moins de deux minutes a été délibérément mise en ligne via Twitter par Sibeth Ndiaye, alors conseillère du président de la République chargée de la communication. « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux » y occupe trois secondes.

Y a-t-il préméditation ? A priori non, la scène est une véritable réunion de travail. En tout cas, la petite phrase n’est pas destinée à être mise en valeur. Est-elle à destination des Français ? Non, elle s’adresse aux collaborateurs de l’Élysée. Sibeth Ndiaye a tenté de précises son intention dans un tweet : « Le Président ? Toujours exigeant. Pas encore satisfait du discours qu’il prononcera demain au congrès de la Mutualité, il nous précise donc le brief ! Au boulot ! »  L’intention était de montrer le président au travail, pas de présenter une déclaration politique.

Peine perdue : la presse et les réseaux sociaux ne s’intéressent qu’au « pognon dingue », qualifié de « petite phrase » dans La Dépêche, Capital, Gala et d’autres. Sibeth Ndiaye a voulu montrer un président bosseur qui s’adresse à ses collaborateurs ; on voit finalement un président gaffeur qui s’adresse aux Français. L’objectif est de lutter contre la pauvreté ? Beaucoup croient comprendre qu’il s’agit de réduire les budgets sociaux.

4. « Des gens qui ne sont rien » 


La Station F est un lieu parisien très branché. Installée à l’initiative de Xavier Niel dans l’ancienne Halle Freyssinet de la SNCF, c’est le plus gros incubateur du monde pour les start-ups du numérique. François Hollande, président de la République, a posé la première pierre en 2014. Emmanuel Macron inaugure l’établissement le 29 juin 2017.

Devant un parterre d’invités de marque et de jeunes « start-upeurs », il rappelle que la Halle Freyssinet était un grand dépôt ferroviaire et brode sur l’esprit des lieux :  « Ne pensez pas une seule seconde que si demain vous réussissez vos investissements ou votre start-up, la chose est faite. Non, parce que vous aurez appris dans une gare, et une gare, c'est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien, parce que c'est un lieu où on passe, parce que c'est un lieu qu'on partage ». Les « gens qui ne sont rien » sont immédiatement isolés du discours et présentés comme une petite phrase.

Y a-t-il préméditation ? C’est douteux : prononcé sans prompteur, le discours d’Emmanuel Macron était très peu structuré ; il paraît largement improvisé. La petite phrase est-elle destinée aux Français ? Non, elle s’adresse explicitement aux dirigeants des start-ups hébergées par la Station F. Lesquels s’imaginent plutôt du côté des « gens qui réussissent » évoqués dans la même phrase.

°°°

Résumons les caractéristiques des quatre petites phrases suspectées d’avoir provoqué le mouvement des Gilets jaunes :


Préméditation
Destinataires immédiats
Orientation principale du passage incriminé
Interprétation dominante de la petite phrase
« Je traverse la rue, je vous trouve du travail »
Non
Un jeune chômeur
Où trouver du travail
Macron prend les chômeurs pour des flemmards
« Des Gaulois réfractaires au changement »
Oui
S.M. la reine Margrethe II
Les qualités du Danemark et des Danois
Macron juge les Français rétrogrades
« On met un pognon de dingue dans les minima sociaux »
Non
Des collaborateurs de l’Élysée
Comment sortir les gens de la pauvreté
Macron voudrait réduire les budgets sociaux
« Des gens qui ne sont rien »
Peut-être
Des créateurs de start-ups
Rien n’est acquis dans la vie
Macron prend les gens de haut

Ainsi, sur quatre « petites phrases assassines à destination des Français », au moins deux ne présentent pas le caractère de préméditation propre à l’assassinat, aucune n’est directement destinée à l’ensemble des Français et aucune ne reflète fidèlement le message du fragment incriminé.

Aujourd’hui, pour retrouver le sens réel de la plupart des formules citées ci-dessus, il faut se replonger dans la presse de l’époque. Seules demeurent dans les mémoires des petites phrases qui témoignent moins de ce que pense Macron que de ce que les Français ou les journalistes pensent qu’il pense.

Cela n’infirme pas du tout l’hypothèse du « bordel par les petites phrases ». Mais cela montre au minimum que le fonctionnement des petites phrases, aspect majeur de la communication politique, est bien plus complexe qu’on ne l’imagine parfois.

Michel Le Séac’h





[i] Mathilde Siraud, « La République en marche se fissure sur les ‘gilets jaunes’ », Le Figaro, 2 décembre 2018.
[ii] François-Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia, Dans la tête des giles jaunes, Paris, V.A. Éditions, 2018, p. 13.
[iii] Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher, «Fonder un nouveau pacte fiscal, social et écologique», Le Parisien, 9 décembre 2018, http://www.leparisien.fr/politique/fonder-un-nouveau-pacte-fiscal-social-et-ecologique-l-appel-de-place-publique-09-12-2018-7963845.php.
[iv] Interview de Nathalie Schuck dans un documentaire diffusé par BFM TV le 19 septembre 2019. Voir https://www.programme-tv.net/news/societe/239941-brigitte-macron-furieuse-contre-les-petites-phrases-demmanuel-macron-tes-completement-con-pourquoi-tu-as-dit-ca/.
[v] Arnaud Mercier, « "Gilets jaunes" contre Macron : aux racines de l’incommunication », TheConversation, 3 décembre 2018, https://theconversation.com/gilets-jaunes-contre-emmanuel-macron-aux-racines-de-lincommunication-108048
[vi] https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/video-gilets-jaunes-quand-les-gaulois-refractaires-reprennent-a-leur-compte-les-petites-phrases-d-emmanuel-macron_3085583.html#xtor=AL-67-[video]

07 août 2019

Des deux corps du roi aux deux paroles du président

« C’est une petite phrase qui devrait ravir ses opposants », assurait RTL voici tout juste quatre ans à la lecture d’un entretien avec Emmanuel Macron publié dans l’hebdomadaire Le 1[i]. « Emmanuel Macron […] a lâché quelques mots qui pourraient faire polémique », assurait pour sa part Le Point[ii]. « "Il nous manque un roi", a-t-il répondu au journaliste quand celui-ci lui a demandé si "la démocratie est forcément déceptive" ». « Il nous manque un roi » était aussi signalé par Le Lab d’Europe 1, qui publiait cependant un correctif en fin de journée : « cet article mentionnait à l'origine, et de manière erronée, cette citation d'Emmanuel Macron : "Il nous manque un roi." Une déclaration qui ne figure en réalité pas dans l'interview[iii]. »

Et de fait, pas trace de « il nous manque un roi » dans la réponse d’Emmanuel Macron à la question du 1« La démocratie est-elle forcément déceptive ? » :
« La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n'a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le Roi n’est plus là. »
L’hypothèque de la petite phrase écartée de justesse, bien des journaux se sont interrogés sur le fond de la déclaration. Pourquoi cet intérêt pour la « figure du Roi » ? Plus d’un a répondu : Emmanuel Macron est adepte de la théorie des « deux corps du roi » énoncée en 1957 par Ernst Kantorowicz[iv]. En substance, dans la tradition politique médiévale, le roi aurait deux corps. Le sien, charnel et mortel. Et aussi un corps politique et souverain qui incarne l’ensemble de son peuple, la communauté du royaume qui, elle, ne meurt pas. D’où la formule rituelle : « Le roi est mort, vive le roi ! ».

Mais au 21ème siècle, le souverain n’est plus seulement un corps. Il est aussi une parole que son peuple peut entendre tous les jours. À la figure du roi se superpose le discours du président. Se pourrait-il qu’il y ait deux paroles du président, ce qu’il dit et ce que l’ensemble de son peuple pense qu’il a dit ?


«  Emmanuel Macron a deux manières de s’exprimer en public », notait Émilie Zapalski[v]. « Dans l’une, il s’adresse à son interlocuteur comme s’ils étaient seuls. C’est là qu’on le sent sincère, authentique. » Dans l’autre, il adopte une solennité plus « officielle ». Dira-t-on alors que la première façon de s’exprimer est celle du « roi » charnel et mortel, alors que la seconde serait celle du peuple souverain ? Ce n’est pas si sûr. À une époque d’immédiateté médiatique, la parole « sincère, authentique » pourrait bien être celle qui représente le mieux la communauté du peuple.

Car c’est de cette parole « sincère, authentique » que naissent les pires petites phrases d’Emmanuel Macron, transfigurées par la vox populi ‑  presse et réseaux sociaux confondus. Emmanuel Macron n’a jamais réellement dit « les Français sont des Gaulois réfractaires au changement », ni « la vie d’un chef d’entreprise est bien plus dure que celle d’un salarié », ni « trop de Français n’ont pas le sens de l’effort ». Beaucoup le croient, pourtant.

Ces paroles du président qui ne sont pas vraiment du président dénotent-elles un intérêt crypto-monarchiste pour un discours présidentiel représentatif de la communauté nationale ? Elle ne paraissent pas empreinte d’un profond respect pour celui qui siège à l’Élysée, en tout cas. Le silence fonctionne-t-il mieux ? Peut-être le peuple dira-t-il un jour : « le président est muet, vive le président ! »

Michel Le Séac’h


[i] « J’ai rencontré Paul Ricœur qui m’a rééduqué sur le plan philosophique », entretien recueilli par Éric Fottorino, Laurent Greilsamer et Adèle Van Reeth, Le 1, 8 juillet 2015, https://le1hebdo.fr/journal/numero/64/j-ai-rencontr-paul-ricoeur-qui-m-a-rduqu-sur-le-plan-philosophique-1067.html. Publié aussi sur le site web de La République en marche : https://en-marche.fr/articles/medias/limparfait-du-politique
[ii] Valentin Chatelier, « Emmanuel Macron estime que ‘’le grand absent’’ est ‘’la figure du roi’’, 8 juillet 2015, https://www.rtl.fr/actu/politique/emmanuel-macron-estime-que-le-grand-absent-de-la-politique-est-la-figure-du-roi-7779039520. Voir aussi Le Point, https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-macron-plus-royaliste-que-socialiste-07-07-2015-1943115_20.php
[iii] « Pour Emmanuel Macron, il manque un roi à la France », 8 juillet 2015, https://lelab.europe1.fr/pour-emmanuel-macron-il-manque-un-roi-a-la-france-1365792
[iv] Ernst Kantorowicz, Les Deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1989.
[v] Sur BFMTV, le 4 octobre 2018.
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Photo d’Emmanuel Macron : Présidence de Russie, licence CC BY 4.0

10 juillet 2019

« Si je semble clair, vous m’avez probablement mal compris » : les petites phrases des banquiers centraux

« There is a risk that weak inflation will be even more persistent than we currently anticipate » (il existe un risque que l’inflation faible soit encore plus durable que nous ne le prévoyons actuellement), a déclaré tout à l’heure Jerome Powell, président de la Réserve fédérale (la « Fed ») américaine, devant le Congrès des États-Unis. Un risque qu’une prévision soit dépassée… Était-ce parler pour ne rien dire ?

L’outil principal des banques centrales, en principe, ce sont les taux d’intérêt. Mais quand les taux sont proches de zéro et qu’on n’ose pas les relever, que reste-t-il aux patrons des banques centrales ? La parole. Ce n’est pas nouveau : en 1781, Necker soulignait que « le mystère de l’état des Finances » favorisait les rumeurs*. Il en concluait que publier la situation du Trésor royal « pourrait avoir la plus grande influence sur la confiance publique »**.

Ce qui ne remplissait pas les caisses pour autant, bien entendu. Mais, avertissait Necker, l’augmentation des emprunts publics « qui séduit parce qu’elle éloigne le moment des embarras, ne fait qu’accroître le mal et creuser plus avant le précipice ». Une petite phrase à la manière de l’époque, clairement destinée au roi Louis XVI. On est parfois plus direct aujourd’hui, à l’instar de François Fillon déclarant en 2007 : « je suis le Premier ministre d’un État en faillite ».

Les petites phrases des banquiers centraux contemporains ne sont pas le fruit du hasard comme celles de nombreux hommes politiques. Elles sont pesées au trébuchet. Le rôle des banques centrales est délicat : elles doivent gérer des anticipations. Dire clairement ce qu’elles comptent faire, c’est risquer d’en épuiser l’effet avant l’heure. Il faut donc laisser des portes ouvertes. Cultiver l’ambiguïté.

Profession : interprète du Fedspeak

Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale (la « Fed ») américaine de 1987 à 2006, était réputé exceller dans cet art. Il a laissé plusieurs formules célèbres. La plus fameuse date de 2005 : « if I turn out to be particularly clear, you've probably misunderstood what I said » (si je semble clair, c’est probablement que vous m’avez mal compris -- mais la formule est souvent présentée sous la forme « si je semble clair c'est que je me suis mal exprimé » ). Il est à l’origine de ce qu’on a appelé le « Fedspeak », le langage de la Fed, fait d’allusions compréhensibles uniquement des initiés, et encore…

Car le Fedspeak a fait naître une caste d’interprètes ou d’augures censés le comprendre. Cécile Chevré nous ramène à l’Ancien régime quand elle écrit : « La Fed, c'est le Roi Soleil dans sa cour de Versailles : ce qu'elle fait, ce qu'elle dit, ce qu'elle mange, avec qui elle passe ses nuits... tout est analysé, décrypté, interprété (avec plus ou moins de justesse)... »***.

Les successeurs de Greenspan ont aussi laissé des petites phrases fameuses, tel l’« helicopter money » de Ben Bernanke. Les banquiers centraux européens ne sont pas en reste. Certain « whatever it takes » de Mario Draghi est resté aussi fameux que mystérieux.

Et non, ce n’est pas parler pour ne rien dire : ces paroles font de l’effet. La formule particulièrement alambiquée prononcée tout à l’heure par Jerome Powell a enthousiasmé la Bourse, car elle signifie (ou pourrait signifier…) que la Fed va maintenir des taux bas. À cause d’elle, l’indice S&P 500 a progressé de 0,6 %. Les actionnaires ont gagné des milliards de dollars en quelques minutes. Petites sont les phrases, grande est leur valeur.

Michel Le Séac’h
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* Joseph Droz, Histoire du règne de Louis XVI, Bruxelles, Société typographique belge Adolphe Wahlen et Compagnie, 1839, p. 265
** Jacques Necker, Compte rendu au Roi, Paris, Imprimerie royale, 1781.
*** Cécile Chevré, « Et si la Fed avait déjà relevé ses taux ? », La Chronique Agora, 11 novembre 2015

Photo : Jerome Powell devant un comité du Sénat des États-Unis, 17 juillet 2018, photo Board of Governors of the Federal Reserve Board, domaine public, via Wikipedia.