17 février 2017

Les petites phrases d’Emmanuel Macron : en marche avant ou en marche arrière ?

« Emmanuel Macron qualifie la colonisation de crime contre l’humanité » : à diverses variantes près, on a pu lire ce titre dans Le Monde, Libération, Le Figaro, L’Express, L’Obs, la plupart des quotidiens régionaux, et d’autres encore. Puis, le lendemain ou le surlendemain, dans une grande partie des mêmes : « Pour Emmanuel Macron, on a humilié les opposants au mariage pour tous ».

Deux petites phrases adressées par un candidat à des publics radicalement différents ? On pense aux méthodes mises en œuvre par le marketing politique américain depuis l’élection présidentielle de 1996 : face à un électorat éclaté aux valeurs disparates, il faut s’adresser tour à tour à chacune de ses « microtendances ». C’est du moins ce qu’a expliqué le publicitaire Mark Penn, inventeur du concept auprès du président Clinton[1]. Emmanuel Macron aurait-il tapé un coup subliminal à gauche puis un coup subliminal à droite ?

Certainement pas. Dans le premier cas, en visite à Alger, l’ancien ministre de l’Économie cherchait de toute évidence à se racheter d’une déclaration précédente, au Point, l’automne dernier : « en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie ». Ce relativisme lui avait été reproché. Et voici ce qu’il a déclaré cette semaine à la chaîne de télévision algérienne Echorouk News : « Je pense qu'il est inadmissible de faire la glorification de la colonisation. Certain ont voulu faire cela en France, il y a dix ans. Jamais vous ne m’entendrez tenir ce genre de propos. J’ai toujours condamné la colonisation comme un acte de barbarie. La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime contre l’humanité. » C’était une tentative « diplomatique » et non un message à l’électorat français.

Rectifier le tir ? On n’arrête pas une flèche partie

Hélas pour Emmanuel Macron, l’électorat français l’écoute. Et plus encore ses concurrents à l’élection présidentielle. Qu’elle ait amadoué ou pas les officiels algériens, sa déclaration, reformulée et simplifiée (« la colonisation est un crime contre l’humanité ») a été abondamment répétée, surtout par ses adversaires, et donc mémorisée à un certain degré par le public. Elle est devenue une petite phrase à part entière, et sa signification implicite est quelque chose du genre : « Emmanuel Macron fait des déclarations scandaleuses ».

Et voilà le candidat obligé (ou qui se croit obligé) de rectifier le tir une fois de plus dans une vidéo diffusée par les réseaux sociaux pour dénoncer « une instrumentalisation de ses propos », ce qui a surtout pour effet de les répéter une fois de plus, donc de favoriser davantage encore leur mémorisation… On n’arrête pas une flèche tirée, on ne peut qu’en tirer une autre.

C’est sans aucun doute par malchance, et non par calcul, qu’est paru dans L’Obs le surlendemain un entretien au cours duquel Emmanuel Macron déclarait : « Une des erreurs fondamentales de ce quinquennat a été d’ignorer une partie du pays qui a de bonnes raisons de vivre dans le ressentiment et les passions tristes. C’est ce qui s’est passé avec le mariage pour tous, où on a humilié cette France-là. Il ne faut jamais humilier, il faut parler, il faut "partager" des désaccords. » Là encore, l’ancien ministre cherchait probablement à se faire pardonner une visite précédente à Philippe de Villiers au Puy-du-Fou. Et le résultat est du même ordre : simplification (« on a humilié les adversaires du mariage pour tous »), répétition, mémorisation et signification implicite du genre : « Emmanuel Macron fait des déclarations scandaleuses ».

Le spectre de la bravitude

Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron est victime de petites phrases involontaires. Et qu’il se montre incapable de concevoir et de mettre en valeur des formules qui seront répétées et mémorisées à son avantage. Il aura intérêt à y veiller. L’électorat a besoin de formules concises qui résument ce qu’il croit savoir de la personnalité d’un candidat (osera-t-on l’expression « roman macronal » ?). Si on ne lui en donne pas, il en trouvera. Emmanuel Macron se trouve ainsi exposé à une mésaventure analogue à la « bravitude » de Ségolène Royal en 2007[2].

Et ce n’est sûrement pas en revenant sur ses interventions antérieures qu’il l'évitera. Les petites phrases n’ignorent pas le passé mais ne sont pas rétrospectives. En tant qu’heuristiques, elles guident une réaction présente ou future, elles ne disent pas ce qu’il aurait fallu faire ou penser hier[3]. En marche ! d’accord, mais pas en marche arrière.

Michel Le Séac’h

Illustration : capture partielle d’écran d'une vidéo explicative mise en ligne par Emmanuel Macron



[1] Voir Mark Penn, avec Kinney Zalesne, Microtrends – The  Small Forces Behind Todays’s Big Changes, New York, Twelve, 2007.
[2] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 85-86.
[3] Idem, p. 225-226.

06 février 2017

La trajectoire d’une petite phrase est imprévisible, n’est-ce pas François Fillon ?

Le destin d’une petite phrase n’est jamais écrit d’avance. François Fillon vient d’en faire la fâcheuse expérience.

L’ancien premier ministre n’avait jamais été réputé pour ses esclandres, à de rares exceptions près. Sa déclaration du 28 août 2016 a donc surpris à cause de ce passage : « Ceux qui briguent la confiance des Français doivent en être dignes. Ceux qui ne respectent pas les lois de la République ne devraient pas pouvoir se présenter devant les électeurs. Il ne sert à rien de parler d'autorité quand on n'est pas soi-même irréprochable. Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? »

Une petite phrase qui porte est rarement interrogative[1]. Mais ici, la question était purement rhétorique. Et personne ne l’avait prise au premier degré. Les commentateurs avaient aussitôt estimé qu’elle constituait une agression délibérée contre Nicolas Sarkozy, mis en examen dans deux affaires et que François Fillon allait affronter lors des primaires des Républicains pour la présidentielle.

Dans la presse et les médias sociaux, le passage s’était vite resserré autour du groupe de mots le plus fort : « général de Gaulle ». « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » était presque instantanément devenu l’une des premières petites phrases de la campagne présidentielle de 2017. « L’ancien Premier ministre est parvenu à signer la petite phrase qui a le plus fait parler d’elle : ‘ Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ?’ », estimait Louis Hausalter dans Marianne. (Selon un phénomène de simplification habituel, « un seul instant », qui n’apporte pas d’information spécifique, disparaît des citations à peu près deux fois sur trois.)

Il est probable que cette petite phrase, quand elle avait été retenue, avait pris des significations implicites différentes pour des publics différents :
  • « Nicolas Sarkozy n’est pas un candidat acceptable » pour une partie des électeurs de droite.
  • « François Fillon est irréprochable comme le général de Gaulle » pour une autre partie de l’électorat, probablement plus large.
  •  « François Fillon est un homme d’une agressivité condamnable » pour les cadres des Républicains (selon une dépêche AFP reprise notamment par L’Express et Le Nouvel Obs, MM. Larcher et Retailleau « reprochent à Fillon sa phrase assassine »).
Étant donné son retentissement médiatique à l’époque, il n’est guère envisageable que la déclaration du 28 août ait été sans effet sur l’électorat. Il est vrai que, dans l’immédiat, les sondages n’ont pas montré d’évolution en faveur de François Fillon pour la primaire de la droite. Pourtant, sa campagne commencée sur des intentions de vote décevantes a vite tourné à la marche triomphale. Un effet boule de neige amorcé par sa petite phrase ? Les enquêtes ne permettent pas de l’affirmer, mais l’hypothèse ne peut être écartée. Comme l’a souligné Emmanuel Voguet, la victoire de l’ancien premier ministre à la primaire a été une « victoire de la réputation sur la communication ».

Hélas, l’affaire Pénélope Fillon est venue troubler le jeu. La formule du mois d’août dernier est réapparue en force (Google en répertorie à peu moitié autant d’occurrences depuis la parution du Canard enchaîné le 25 janvier que dans les deux semaines qui ont suivi le 25 août), et elle ne cadre pas du tout avec la réputation victorieuse. Comment le cerveau de l'électeur peut-il s’accommoder de cette dissonance ? Il ne peut pas. Ou plutôt, il ne le peut qu’en réévaluant le sens implicite de la petite phrase :
  • « François Fillon est un hypocrite ».
Et tel est bien le sens d’une grande partie des commentaires qui circulent depuis une douzaine de jours sur les réseaux sociaux. Manuel Valls, qui sait ce que petite phrase veut dire, l’a bien saisi avec sa formule miroir : « Vous imaginez le général de Gaulle employer tante Yvonne à l'Elysée ? » Nicolas Sarkozy, à en croire Europe 1, renchérit en petit comité : « Et il dit quoi, le général, là ? ». (On note dans les deux cas la forme interrogative, qui souligne le parallélisme avec la phrase d’origine.)

Sans l’affichage implicite de sa probité, la faute commise par François Fillon en rémunérant son épouse aurait probablement été beaucoup moins grave pour sa campagne politique (après tout, il est loin d’être seul dans son cas et le comportement de François Mitterrand en son temps avait été autrement plus critiquable). Sa petite phrase du mois d’août, revenant comme un boomerang, a réduit en miettes la précieuse réputation qu’il avait réussi à construire. Quel gâchis !

Sa campagne n’est pas condamnée pour autant. L’opinion est volatile. Mais comme la petite phrase y laissera longtemps une rémanence, François Fillon devra se reconstruire une réputation différente. Faire oublier l’épisode ? Inutile d’y songer ! En revanche, il devrait chercher à l’intégrer dans son nouveau personnage. Dur métier.

Michel Le Séac’h

Photo de François Fillon : archives du gouvernement russe


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 244.

31 janvier 2017

« L’État, c’est moi » : quand la petite phrase façonne l’histoire

« L’État, c’est moi » : ces quatre syllabes d’un roi adolescent sont peut-être la citation la plus connue de toute l’histoire de France. Elles représentent l’archétype du mot historique : bref, célèbre, chargé de sens… et apocryphe.

La formule date du printemps 1655. La France a besoin d’argent, il faut augmenter les impôts pour faire face aux dépenses du royaume, en guerre contre l’Espagne. Depuis des années, le parlement de Paris conteste à peu près systématiquement les tours de vis fiscaux ; il est à l’origine de la révolte de la Fronde qui a ébranlé le pouvoir royal quelques années plus tôt. Cette fois encore, il se réunit pour manifester son opposition.

Louis XIV, qui n’a pas 17 ans, accourt aussitôt. Voltaire a décrit cette scène fameuse dans son Siècle de Louis XIV. Le roi se présente vêtu de son habit de chasse, « en grosses bottes, le fouet à la main » et déclare : « On sait les malheurs qu’ont produits vos assemblées ; j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. » Apparemment sûr de ses sources, Voltaire précise : « Ces paroles, fidèlement recueillies, sont dans les Mémoires authentiques de ce temps-là : il n’est permis ni de les omettre ni d’y rien changer dans aucune histoire de France.»

« L’État, c’est moi » ne figure pas dans la description de Voltaire mais dans les Mémoires secrets sur le règnes de Louis XIV, la Régence et le règne de Louis XV de l’historien breton Charles Pinot Duclos, qui en tant qu’historiographe royal assure avoir « lu une infinité de mémoires » ‑ mais qui ne dit pas où et quand la phrase aurait été prononcée. La tradition a rapproché l’image de Voltaire et les paroles de Duclos. Reste que les deux ouvrages ont été rédigés pas loin d’un siècle après la scène. Beaucoup d’historiens doutent que celle-ci ait réellement eu lieu.

Mais peu importe : la petite phrase est profondément ancrée dans les mémoires car elle « démontre » à l’évidence le comportement despotique des rois de France (tout comme d’autres formules plus douteuses encore : « ainsi sera car tel est notre bon plaisir »[1], « s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche »[2]…). Pourquoi sait-on que les rois étaient des despotes ? Parce que Louis XIV a dit : « l’État c’est moi » ! Même apocryphe, cette petite phrase a véritablement « fait l’histoire », elle raconte une histoire qu’elle a contribué à fabriquer. Y compris à l’étranger. « L’État c’est moi: the cult of Sarko », titrait en 2009 le quotidien britannique The Independent[3].


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 35.
[3] [3] John Lichfield, « L’Éétat c’est moi: the cult of Sarko », The Independent, 23 octobre 2009, http://www.independent.co.uk/news/world/europe/iltat-cest-moii-the-cult-of-sarko-1807658.html, consulté le 31 janvier 2017.

Portrait de Louis XIV en 1654 par Juste d’Egmont, musée du château d’Ambras à Innsbrück, Wikipedia Commons

16 janvier 2017

« Le 49.3 », une petite phrase numérique imposée par la presse à Manuel Valls ?

Une petite phrase n’est pas nécessairement faite de mots. C’est une « formule concise », or rien n’est plus concis qu’une formule mathématique ; le « E=mc2 » d’Albert Einstein renferme tout l’univers dans trois lettres, un chiffre et un signe. « Le 18 brumaire, « les 30 glorieuses », « les 200 familles », « le 11 septembre », « les 35 heures » fonctionnent comme des petites phrases : sous des dehors anodins, ces expressions évoquent instantanément une mémoire collective. Et aussi « 1789 », « mai 68 » ou « c’est reparti comme en 14 »[1].

En ira-t-il de même du 49.3 ? « Le » 49.3, c’est bien entendu le troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution, qui permet au gouvernement d’engager sa responsabilité devant le Parlement. Ce nombre double (on prononce « quarante-neuf trois », le point, qui peut aussi être un tiret, reste muet) sera-t-il une petite phrase de la campagne présidentielle de 2017 ? La question peut se poser depuis le 15 décembre. Manuel Valls, candidat à la primaire du Parti socialiste, était reçu par Patrick Cohen sur France Inter. Une revue de la presse dans les heures qui ont suivi cet entretien montre que les médias se sont surtout intéressés à cette annonce : « Je proposerai de supprimer purement et simplement le 49.3. »

Improvisation malheureuse ?

Était-ce l’effet recherché par Manuel Valls ? Probablement pas. L'article 16 de la Constitution, sur les pouvoirs exceptionnels du président de la République, a été dans les années 1960 un cheval de bataille de François Mitterrand. Puis ce dernier s'est aperçu que ce sujet qui passionnait les politiciens de la 4e République n'était plus de mise depuis que la 5e avait instauré l'élection du président au suffrage universel. Son lointain successeur sait bien que ces questions intéressent peu les électeurs.

Le 49.3 n’est arrivé que vers la fin de l’émission de France Inter, en réponse à une question de Patrick Cohen. Et la phrase de Manuel Valls était une bévue évidente. En effet, il venait d’exclure expressément la loi de finances de sa proposition, « parce que la nation a besoin d’un budget ». Or, qu’on relise l’article 49.3 (voir ci-dessous) : le vote de la loi de finances est bien son cas de figure essentiel. Manuel Valls ne songeait pas à supprimer « purement et simplement » le 49.3 mais seulement sa dernière phrase ! Et il a fallu une remarque de Patrick Cohen pour qu’il semble s’apercevoir que cette suppression exigerait une révision constitutionnelle.

Au cours de l’émission, Manuel Valls avait d’abord expliqué les raisons de sa candidature : faire gagner la gauche, rassembler les citoyens, humaniser la mondialisation... Puis, en une dizaine de minutes, il avait évoqué plusieurs points de son programme en insistant surtout sur son intention de rétablir la défiscalisation des heures supplémentaires – un sujet concret qui concerne de manière directe et quotidienne une fraction importante de l’électorat. Il avait aussi glissé deux ou trois petites phrases potentielles du genre « On a parlé de droit d’inventaire, moi je veux parler du droit d’inventivité » ou « je propose une renaissance démocratique ». Peine perdue…

Petite phrase vite oubliée

Que s’est-il passé ? Parmi les différents thèmes abordés par Manuel Valls, la suppression de l’article 49.3 a vite fait l’objet d’une dépêche AFP soulignant la divergence entre sa déclaration et sa pratique gouvernementale (il a utilisé six fois l’article 49.3 à l’occasion de deux textes différents, la loi Macron et la loi El Khomri). Cet angle clairement défavorable à l'ex premier ministre a été repris par plusieurs journaux de premier plan comme Le Monde ou Le Point. « Je proposerai de supprimer purement et simplement le 49.3. » est ainsi apparu comme le point essentiel de l’entretien pour les médias.

Mais le public n'a pas suivi. Comme le montre le graphique Google Trends ci-dessous, les recherches sur « 49.3 » (en bleu) ou « 49-3 » (en rouge) ont été considérablement moins nombreuses dans la semaine du 11 au 17 décembre que dans la deuxième semaine de mai 2016, à l’époque du vote de la loi Travail. Est-ce le sujet qui laisse l’opinion indifférente, ou bien est-ce le candidat ? On ne saurait le dire. Toujours est-il que, même si elle est massivement choisie par la presse, une petite phrase ne marque pas forcément le public.



 Article 49.3 de la Constitution
« Le premier ministre peut, après délibération du conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session. »
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[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 148.

Photo : [c] Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons

01 janvier 2017

« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » : l’investissement-image de Vladimir Poutine

« I always knew [V. Putin] was very smart » (j’ai toujours su que V. Poutine était très intelligent) a déclaré avant-hier Donald Trump dans un tweet repris urbi et orbi. Cet hommage explicite du président-élu américain au président en exercice russe porte à son sommet la réputation de ce dernier. Mais la principale qualité qu’on lui reconnaît en général n'est pas tant l’intelligence que la détermination. Il le doit pour une part à une déclaration de 1999 : « On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes ». Cette petite phrase est de très loin la plus connue de Vladimir Poutine, en France comme dans le monde entier.

 Elle remonte au 24 septembre 1999. Poutine, nouveau premier ministre du président russe Eltsine, tenait conférence de presse à Astana, au Kazakhstan. Des journalistes l’avaient interrogé sur les raids menés depuis trois semaines par l'aviation russe contre la Tchétchénie. Poutine avait réitéré la position déjà exprimée par le Kremlin : ils étaient destinées à lutter contre le terrorisme.

L'argot russe le plus grossier

La formule de Poutine citée par l’agence de presse russe Interfax (« Vy menja izvinite, v tualete pojmaem – my ix i v sortire zamochim ») avait été traduite ainsi à l’époque : « Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. » Curieusement, tualete et sortire sont deux synonymes issus du français, l’un convenable, l’autre vulgaire. Mais « i v sortire zamochim », approximativement rendu par « nous les buterons dans les chiottes », appartient sans conteste à l’argot russe le plus grossier, en vigueur dans les cercles mafieux des années 1990 – ainsi qu’au goulag, selon l’ancien dissident Vladimir Boukovski.

La saillie de Vladimir Poutine avait provoqué un bond immédiat de sa popularité en Russie mais avait été peu remarquée ailleurs à l’époque (les Russes eux-mêmes sont surpris aujourd’hui quand on leur dit qu’elle date du siècle dernier). D’abord, son sens n’est pas totalement clair. Au terme d’une analyse savante et détaillée, un universitaire français, le professeur Rémi Camus, en a proposé trois interprétations différentes. Mais surtout, à 46 ans, Vladimir Poutine était alors un personnage peu connu qui avait fait l’essentiel de sa carrière dans l’ombre, comme agent du KGB puis comme adjoint au maire de Saint-Pétersbourg.

La formule est présente le 29 janvier 2000 dans un dossier de Libération sur l’ascension de Poutine grâce à la guerre en Tchetchénie. « ‘S'il le faut, nous irons buter les terroristes jusque dans les chiottes’, lâche-t-il un jour », écrit l’auteur de l’article, Véronique Soulé. Mais elle ne fait que de rares apparitions dans la presse française avant 2011.

Une réplique à la Michel Audiard

« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » semble dater de septembre 2011 ; cette version, apparemment de source AFP, paraît alors dans Le Point et Le Figaro. Elle s’éloigne nettement de la formule d’origine (« Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. »). Mais elle est débarrassée de tout détail inutile et dynamisée par le pronom « on ». Bien qu’étranger à la langue russe, il accroît la sonorité de la phrase et en quelque sorte la francise : on la croirait sortie d’un film de Michel Audiard.

Sous cette forme « optimisée », la petite phrase connaît désormais un succès croissant. Surtout après les attentats du Stade de France et du Bataclan en novembre 2015. Elle devient alors « virale » sur les réseaux sociaux. Seize ans après avoir été prononcée (sous une autre forme…), la petite phrase apparaît comme un mot d’ordre pour l’opinion française ; la popularité du président russe fait un bond, comme le montre le fort pic de recherches sur son nom enregistré par Google Trends dans la semaine suivant les attentats (graphique ci-dessous). Aujourd’hui, Google en recense plus de 20 000 occurrences sur le web français, loin devant toute autre version.

Google Trends : recherches sur « Poutine » en France au cours de l'année 2015

Interrogé en 2011, Vladimir Poutine disait avoir d’abord regretté son langage grossier. Ce n’est pas ainsi qu’un premier ministre doit s’exprimer, lui avait-on fait savoir à l’époque. Pourtant, sa petite phrase s’est révélée à retardement un excellent investissement dans son image internationale. Conclusions : On ne sait jamais à l’avance quel sera le destin d’une petite phrase, elle échappe à son auteur et acquiert une vie propre. Et une grossièreté placée à bon escient, à l’instar du « Merde ! » du général Cambronne, peut avoir un effet puissant(1).

Michel Le Séac’h

Illustration : photo de Vladimir Poutine par Lhooqvsjoconda, CC 4.0 via Wikimedia Commons
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(1) Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 206.

29 décembre 2016

Le cerveau se mobilise pour défendre ses idées politiques

La petite phrase la plus percutante du monde n’est pas suffisante pour changer des opinions contraires. C’est ce que laisse supposer un article publié par Nature voici quelques jours sous le titre « Neural correlates of maintaining one’s political beliefs in the face of counterevidence » (Corrélations neuronales de la préservation des opinions politiques face à la preuve contraire).

Les auteurs de l’article, Jonas T. Kaplan et Sarah I. Gimbel (University of Southern California Los Angeles) et  Sam Harris (Project Reason Los Angeles), ont constitué un échantillon de quarante liberals (progressistes) bon teint. Ils leur ont présenté des arguments qui contredisaient certaines de leurs opinions politiques et observé les réactions de leur cerveau à l’aide d’un IRM. À titre de comparaison, ils ont aussi effectué le même test sur des opinions non politiques du genre « Edison a inventé l’ampoule électrique ».

Opinions et contre-arguments étaient exprimés sous forme brève (environ 11 mots en moyenne pour les première, une vingtaine pour les seconds). Il n’est pas question ici de « petites phrases », mais pas non plus de raisonnements bien étayés. Après lecture des contre-arguments, les opinions politiques évoluaient moins que les opinions non politiques.

Mais surtout, les parties du cerveau activées n’étaient pas les mêmes dans les deux cas. Les arguments non politiques activaient le cortex préfrontal dorsolatéral et le cortex orbitofrontal. Les arguments contestant des opinions politiques donnaient lieu à une activité accrue dans les régions du réseau du mode par défaut (DMN) : précunéus, cortex cingulaire postérieur, cortex préfrontal médian, etc. Or des études antérieures ont montré que les mêmes régions interviennent dans les croyances religieuses fortes. Le DMN se mobilise pour la défense des opinions profondes en rapport avec l’identité sociale.

Cette étude en laisse espérer d’autres. Puisque les « progressistes » sont si réticents à modifier leurs idées, en va-t-il de même chez les conservateurs ? Et si, au lieu de formulations génériques, on soumettait au test des petites phrases politiques très connues, les résultats seraient-ils différents ?

Michel Le Séac’h
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Illustration : parchemin anglais, v. 1300, domaine public, Wikimedia Commons

21 décembre 2016

Zsa Zsa Gabor : sa légende est aussi dans ses petites phrases

« Le meilleur rôle de  Zsa Zsa Gabor a été le sien », notait Time voici quelques jours en annonçant la mort à 99 ans de l’une des actrices les plus légendaires de Hollywood. Ses rôles au cinéma ont associé Zsa Zsa Gabor à quelques répliques fameuses, comme celle-ci, dans Moulin Rouge, le film qui a assis sa célébrité en 1952 : « J’ai eu 25 ans pendant quatre ans ».

Sa carrière professionnelle prestigieuse et sa vie personnelle tapageuse (elle a eu neuf maris et d’innombrables amants) lui ont valu de participer à des centaines d’émissions de divertissement à la radio et à la télévision. Elle y déployait une verve ravageuse rehaussée par une pointe d’accent hongrois. Les petites phrases qu’on lui prête ne sont peut-être pas toutes authentiques, mais on ne prête qu’aux riches... Voici certaines des plus fameuses :

  • « Le sexe, je n’y connais rien car j’ai toujours été mariée. »
  • « Les hommes n’aiment la profondeur chez les femmes que dans leur décolleté. »
  •  « Il est toujours plus difficile de satisfaire son mari que celui d’une autre. »
  • « Combien j’ai eu de maris ? Vous voulez dire à part les miens ? »
  • « Je suis pour les grandes familles. Une femme devrait avoir au moins trois maris. »
  • « Je sais très bien tenir une maison. Chaque fois que je quitte un homme, je garde sa maison. »
  • « Les meilleurs amis d’une femme, ce sont ses bijoux. Le meilleur ami d’un homme, c’est son chien. Vous voyez quel est le sexe le plus sensé. »
  • « Je n’ai jamais détesté un homme au point de lui rendre ses bijoux. »
  • « Mon mari m’a dit un jour : ‘c’est moi ou le chat’. Je le regrette quand même un peu. »
  •  « Je veux un homme gentil et compréhensif. Est-ce trop demander à un millionnaire ? »
  • « Le mariage, c’est du 50/50. L’homme doit avoir au moins 50 ans et 50 millions de dollars. »
  • « Une femme doit se marier par amour. Et recommencer jusqu’à ce qu’elle le trouve. »
  •  « Être aimée est une force. Aimer est une faiblesse. »
  • « Je ne fais la cuisine que quand je suis amoureuse. »
  • « Un homme amoureux est incomplet tant qu’il n’est pas marié. Après, il est fini. »
  • « Divorcer parce qu’on n’aime pas un homme est aussi idiot que de l’épouser parce qu’on l’aime. »
Michel Le Séac'h
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Illustration : Zsa Zsa Gabor dans Moulin Rouge, domaine public via Wikimedia Commons.

20 décembre 2016

« Ich bin Charlie » : un double snowclone en avance sur une actualité tragique

« Ich bin Charlie », titraient voici quelques jours de nombreux journaux, dans la presse française aussi bien qu’allemande ou anglophone. Ils annonçaient la parution de la première édition internationale, en allemand, de Charlie Hebdo.

La formule vous rappelle une chose, bien sûr. Ou peut-être deux ? Elle est formée sur deux formules qui ont couru dans le monde entier :
  • « Ich bin ein Berliner » (« je suis un Berlinois »), phrase prononcée par John Fitzgerald Kennedy à Berlin en juin 1963. Il exprimait ainsi la solidarité des États-Unis avec les habitants de Berlin-Ouest soumis au blocus soviétique.
  • « Je suis Charlie », slogan créé par le graphiste Joachim Roncin en janvier 2015 après l’attentat contre Charlie Hebdo et qui a déferlé en quelques heures sur le web français puis international[1].
Ces deux petites phrases sont si connues qu’elles sont toutes deux devenues des snowclones, c’est-à-dire des formules dont ont réutilise des éléments caractéristiques pour former d’autres phrases présentant une parenté sémantique, sous la forme « Ich bin ein XXXer » pour l’une, « Je suis XXX » (avec souvent reprise du graphisme d’origine) pour l’autre. Le titre né de leur fusion bénéficie d’emblée d’une grande puissance évocatrice. L’attentat commis au marché de Noël de Berlin hier lui a donné un caractère terriblement prophétique.

Au passage, « Ich bin Charlie » donne une nouvelle illustration de la capacité de l’Agence France Presse (AFP) à imposer des petites phrases. La formule, qui figurait dans une de ses dépêches, a simplement été reprise par un certain nombre de journaux.

Michel Le Séac’h


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 228. Sur  « Ich bin ein Berliner », voir Pierrick Geais, « 'Ich bin ein Berliner', une petite phrase dont l'histoire continue de s'écrire », Vanity Fair, 20 décembre 2016.

13 décembre 2016

Fake news et petites phrases

Punir les « allégations, indications ou présentations faussées et de nature à induire intentionnellement en erreur » qui viseraient à dissuader des femmes d'avorter : tel est l'objectif de la loi « relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse » adoptée voici quelques jours par l'Assemblée nationale. Spécialement visé, l’internet – car c’est là en pratique que s’exerce le militantisme anti-IVG.

Pourquoi borner cette exigence de vérité, sanctions pénales à la clé (deux ans de prison quand même) aux questions relatives à l’IVG ? Pourquoi ne pas punir tout simplement la diffusion d’allégation, indications ou présentations faussées, quelle qu'en soit l'intention ? Justement, le débat fait rage aux États-Unis. Les rumeurs et les bobards ont toujours joué un rôle en politique ; l’internet n’a fait qu’accélérer leur diffusion. On l’a bien vu pendant la campagne présidentielle américaine. Barack Obama s’est publiquement inquiété de la désinformation et des théories du complot circulant sur les réseaux sociaux. La presse écrite, très majoritairement favorable à Hillary Clinton, a critiqué certains sites web pour n’avoir pas fait le ménage dans les messages de leurs utilisateurs concernant la candidate démocrate. Depuis une quinzaine de jours, à la suite du Washington Post, certains journaux affirment même que le gouvernement russe a volontairement répandu des fausses nouvelles sur l’internet pour favoriser l’élection de Donald Trump (le complotisme serait-il en train de changer de bord ?).

L’Oxford English Dictionary vient de valider l’expression « post-truth » (post-vérité), qui désigne « les circonstances dans lesquelles les faits objectifs exercent moins d’influence sur la formation de l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux croyances individuelles ». Les grands de l’internet, Google et Facebook en tête ont annoncé leur intention de priver de publicité les sites qui contiennent des fausses nouvelles. Pendant la campagne électorale américaine, le compte Twitter de Donald Trump était intitulé @realDonaldTrump pour tenter de se distinguer de tous les faux Trump.

Les petites phrases fausses ont parfois l'air plus vraies que nature

Mais en quoi consistent les fake news ? Dans le New York Times, un professeur de philosophie, Michael P. Lynch, a tenté un distinguo entre « mensonge » et « tromperie ». « Mentir », selon lui, « c’est délibérément dire ce que vous pensez faux avec l’intention de tromper votre auditoire. Je peux vous tromper sans mentir (un silence à un moment clé, par exemple, peut être trompeur). Et je peux vous mentir sans tromperie. Cela peut être parce que vous êtes sceptique et ne me croyez pas, mais aussi parce que mon propos se trouve par hasard être vrai. » Cette manière de couper les cheveux en quatre annonce d’intéressants débats à venir !

L’observation des petites phrases pourrait apporter des éléments à ces débats. Une petite phrase qui réussit est largement répétée, mais pas toujours comme elle a été prononcée (d’ailleurs, comme le dit le professeur Lynch, un silence peut être trompeur, or la petite phrase n'en rend pas compte). Il est difficile aujourd’hui de vérifier que Marie-Antoinette a dit, ou pas : « s’ils n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche »[1]. Mais il n’est pas difficile de vérifier qu’Emmanuel Macron a dit « la vie d'un entrepreneur est bien plus dure que celle d'un salarié » : la petite phrase ne date que de janvier dernier. Et alors là, surprise : le voyant rouge « fake news » se met à clignoter. En réalité, Emmanuel Macron a dit : « la vie d'un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d'un salarié ». L’omission du mot « souvent » change beaucoup la tonalité de la phrase – s’agirait-il du silence trompeur dont parlait Michael P. Lynch ? Or la première formule (fausse) est dix fois plus fréquente sur l’internet que la seconde (vraie) !

La presse américaine n’est pas à l’abri de ce genre de fantaisies, volontaires ou pas. Washington Post et New York Times en tête, en dépit de leur hostilité aux « fake news », de nombreux journaux ont tronqué une déclaration de Donald Trump (« I will accept the results of the election – if I win »), lui donnant ainsi une tonalité putschiste. Le « sound bite » a fait un tabac sur l’internet. On voit plus aisément une paille dans l’œil du voisin que le fake qui est dans son œil à soi.

Michel Le Séac’h


[1] Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 95.