28 août 2015

Emmanuel Macron a-t-il critiqué les 35 heures ? « C’était des fausses idées » !

« Les petites phrases font mal à la vie publique », a déclaré Manuel Valls hier dans une petite phrase en abyme. De l’avis unanime des commentateurs, il visait une déclaration d’Emmanuel Macron, prononcée la veille devant l’université du Medef.

Qu’avait déclaré le ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique ? « La gauche a pu croire à un moment, il y a longtemps, […] que la France pourrait aller mieux en travaillant moins. C’était des fausses idées. » Voilà une déclaration qui, à première vue, ne ressemble pas vraiment à une petite phrase, parce qu’elle est faite de morceaux empruntés à une énumération bien plus longue* et parce qu’elle évoque le passé**.

Selon le mode d’emploi qu’on lui appliquait, d’ailleurs, cette déclaration pouvait signifier des choses fort différentes. On aurait pu entendre, par exemple, « la gauche a pu croire, il y a longtemps, que la France pourrait aller mieux en comptant davantage de chômeurs », « …en mécanisant davantage », etc. Mais la presse et les auditeurs semblent avoir tous compris : « …en renonçant aux 35 heures ». « En travaillant moins » était évidemment une métaphore des 35 heures tout autant que « Travailler plus pour gagner plus » était une métaphore de l’opposition aux 35 heures. Voici trois exemples de titres parus dans la presse :
Pour qu’une petite phrase marque les esprits, il doit y avoir alignement entre les propos de son auteur, l’interprétation des médias et la culture du public touché. À première vue, cette condition était parfaitement satisfaite. Hélas, deux publics ont été touchés et non un seul : l’un côté Medef, l’autre côté Parti socialiste. Tous deux ont bien perçu la même petite phrase, tous deux l'ont comprise au présent et non au passé... mais elle ne leur a pas fait du tout le même effet ! « Emmanuel Macron, star au Medef, épouvantail au PS », a titré Le Monde.

La vraie petite phrase était ailleurs

Or les uns et les autres se trompaient ! Emmanuel Macron l’a dit ce vendredi : « Je ne parlais pas des 35 heures mais du rapport au travail. Il en faut plus, pas moins. C'est le plus beau combat de la gauche car le travail, c'est le moteur de l'émancipation individuelle ». Cet erratum, certes, n’est pas d’une totale clarté puisque le passage du « en travaillant moins » au « il en faut plus pas moins » n’est pas évident.

Mais le ministre avait deux atouts dans son jeu. D'une part, l'expression « 35 heures » ne figurait pas expressément dans la phrase qu'on lui reproche -- ce qui rappelle l'« effet fuite d'eau » provoqué au mois de juin par une déclaration de Nicolas Sarkozy. Ensuite, la formule d’origine était suffisamment alambiquée pour autoriser les dénégations. Michel Rocard n'avait pas eu ce luxe avec son fameux « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »***.

Emmanuel Macron a joué de malchance. Il avait bien glissé une petite phrase dans son discours : « Ne vous demandez pas ce que le pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour le pays ». Elle avait déjà fait ses preuves puisque c’est le passage le plus célèbre de l’un des discours les plus célèbres du 20e siècle, prononcé par le président John F. Kennedy lors de son investiture, le 20 janvier 1961 : « Ask not what your country can do for you, ask what you can do for your country ». Kennedy avait alors 43 ans, Emmanuel Macron en a 37, on ne pouvait manquer de le noter. C’est un autre passage qui a été retenu : l’homme politique propose, le public dispose.
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* « La gauche a pu croire, à un moment, il y a longtemps, que la politique se faisait contre les entreprises, ou au moins sans elles, qu’il suffisait de décréter et de légiférer pour que les choses changent, qu’il n’était pas nécessaire de connaître le monde de l’entreprise pour prétendre le régenter, que la France pourrait aller mieux en travaillant moins.» 
** Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 225.
*** Idem, p. 101.
Photo d’Emmanuel Macron : OFFICIAL LEWEB PHOTOSFlickrcc-by-2.0.

22 août 2015

« Il y aura des baisses d’impôts quoi qu’il arrive » : la petite phrase déconditionnalisée de François Hollande

François Hollande avait choisi avec soin son moment et sa mise en scène en donnant à Francis Brochet et Pascal Jalabert un entretien pour le Groupe EBRA, premier groupe français de presse régionale (Le Dauphiné Libéré, Le Progrès…), le 18 août. En ce jour de conseil des ministres de rentrée, la vie politique reprenait, mais elle n’était pas encore saturée par les universités d’été des partis. Le chef de l’État était certain que ses déclarations auraient un impact maximum. De fait, elles ont été abondamment reprises, citées et commentées.

« Le président Hollande va probablement
ponctuer l'intervalle qui nous sépare du
scrutin de décembre de petites phrases
dignes d'une vraie ‘câlinothérapie’
» --
Jean-Yves Archer, tribune FigaroVox
Et en particulier ce passage : « Après une première baisse de la fiscalité en 2014 qui a concerné plus de 3 millions de ménages, elle est plus importante en 2015, puisque neuf millions de foyers fiscaux sont concernés. Si la croissance s’amplifie en 2016, nous poursuivrons ce mouvement car les Français doivent être les premiers bénéficiaires des résultats obtenus. » Ces deux phrases étaient mises en valeur : presque seules, elles étaient reprises dans l’extrait de l’entretien publié sur les sites web du Groupe EBRA. Le titre de l’article (« Si la croissance s’amplifie, nous baisserons les impôts en 2016 »), certainement validé par l’Élysée, était construit sur elles.

Pas de « si » dans les petites phrases

La réorientation du discours présidentiel de la baisse du chômage (mot qui ne figure pas dans l’entretien) vers la baisse de la fiscalité, peut-être davantage à la portée du gouvernement, était évidemment un fait majeur. Mais les deux phrases ci-dessus n’avaient aucune chance de marquer les esprits. D’abord, elles étaient deux, c’est une de trop. Elles contenaient au moins trois idées (impôts, croissance, nombre de bénéficiaires), c’est deux de trop. Et surtout, y figurait le mot « si ».

Les petites phrases conditionnelles sont rarissimes. Qu’on songe aux mots historiques : on n’en trouvera guère qui incluent la conjonction « si » ou un verbe au conditionnel (« Se non e vero e ben trovato »* ne fait pas vraiment exception !). Les petites phrases ont une valeur heuristique ici et maintenant, pas dans l’avenir. Le message implicite d’une phrase comme « les impôts baisseront si… » n’est pas que les impôts baisseront peut-être demain mais que François Hollande fait des promesses hasardeuses aujourd'hui. Et ça n’a pas manqué. « François Hollande promet de nouvelles baisses d'impôts, si… » a titré, par exemple, La Dépêche du Midi.

Du gros son pour tes oreilles

Peut-être les communicants de l’Élysée ont-ils compris trop tard l’effet déplorable de ce « si ». Dès le lendemain, en tout cas, lors d’un déplacement dans l’Isère, François Hollande déclarait : « Il doit y avoir une croissance plus forte en 2016, il y aura donc, nous verrons quelle est l’ampleur, nous y travaillons, mais il y aura donc des baisses d’impôts quoi qu’il arrive en 2016. » Une phrase trop longue pour devenir une petite phrase, bien sûr, mais qui comporte un fragment détachable évident : « il y aura des baisses d’impôts quoi qu’il arrive en 2016 ».

Ce « quoi qu’il arrive » paraît trop forcé pour être fortuit. Il vise certainement à faire oublier le « si » par une affirmation appuyée, qui rompt avec la prudence verbale habituelle de François Hollande. Cette tactique peut-elle être efficace ? L’opinion retiendra-t-elle la promesse et non le doute ? « Quoi qu'il arrive t'auras du snip (snip) du gros son pour tes oreilles, du bon son pour qu'tu t'éveilles », scandaient les rappeurs du groupe Sniper dans la bande-son du film Taxi 4. Mais ils avertissaient aussi : « Quoi qu'il arrive c'est les mêmes effets pour les mêmes causes ».
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* Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? p. 187.

Photo François Hollande en 2012 : Toufik-de-planoiseWikimedia CommonsCC-BY-SA-3.0

19 août 2015

De la démocratie en Amazon

Jeff Bezos, patron-fondateur d’Amazon, fait les titres de la presse internationale depuis hier pour s’en être pris à un article du New York Times. La portée de l’événement dépasse de loin le sujet du débat : les conditions de travail chez le leader mondial de la distribution en ligne.

C’est qu’un article du New York Times n’est pas n’importe quel article. Le journal exerce une influence internationale. Les titres de la presse européenne font souvent écho à ses titres de la veille. Même Le Figaro, dans sa charte de participation des internautes à ses débats, donne comme exemple de « bon » commentaire : « C’est d’ailleurs la une du New York Times, ce matin ! » Paradoxalement, la riposte de Bezos a été mise en valeur par le New York Times lui-même – sans quoi elle serait probablement passée inaperçue hors des États-Unis. Le New York Times est l’exemple même du quatrième pouvoir, si ce n’est de la pensée unique mondialisée*.

La réaction de Bezos viole une règle de base de la communication de crise : ne pas critiquer frontalement les articles négatifs. Le fondateur d’Amazon est connu pour son tempérament éruptif. Mais c’est aussi un champion de la communication (il a d’ailleurs racheté en 2013 l’un des autres quotidiens de référence américains, le Washington Post). Il est entouré de tous les conseils utiles. Sa décision de contester l’article du New York Times est probablement délibérée. Il n’est d’ailleurs pas le premier grand patron à faire ce choix. En 2013, par exemple, Elon Musk, fondateur de Tesla, avait vertement répliqué à un article négatif du New York Times sur ses automobiles électriques.

Les dirigeants de la nouvelle économie commencent à ignorer délibérément les règles de l’ancien système de pouvoir. Le quatrième pouvoir, donc, mais pas seulement. Ainsi, contournent-ils souvent le pouvoir judiciaire par des systèmes d’arbitrage et de transaction. Et le pouvoir législatif en jouant leur propre mondialisation contre les droits nationaux. Il s'agit moins de désaccords ponctuels que d’incompréhension mutuelle croissante. « Cet article ne décrit pas l'Amazon que je connais » dit Jeff Bezos à propos des critiques du New York Times.

Si Tocqueville revenait de nos jours, vers où se tournerait-il pour étudier le monde à venir comme il l’a fait avec De la démocratie en Amérique ?
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* Le New York Times n’échappe pas au déclin de la presse papier, mais le web a renforcé son influence internationale. Le classement Alexa le range parmi les tout premiers sites de presse mondiaux (à propos, le site Amazon.com figure en sixième position dans ce classement, derrière Google, Facebook, YouTube, Baidu et Yahoo).

Photo : Jeff Bezos par Steve Jurvetson, Wikimedia, CC-BY-2.0

13 août 2015

« J’y pense en me rasant » : la petite phrase volée à Fabius par Sarkozy

Qui a dit, à propos de l’élection présidentielle : « J’y pense en me rasant » ? Nicolas Sarkozy, répond-on le plus souvent. Or le véritable auteur de la phrase est Laurent Fabius. Pensez-vous à l’Élysée ? lui avait-on demandé au cours de l’émission 100 minutes pour convaincre, le 15 octobre 2003 sur France 2. « J’y pense parfois le matin en me rasant », avait répondu l’ancien Premier ministre de François Mitterrand.

C’est par référence explicite à cette réplique que, quelques semaines plus tard, le 20 novembre 2003, Alain Duhamel demande à Nicolas Sarkozy : « Quand vous vous rasez le matin […] est-ce qu’il vous arrive à ce moment-là de penser à l’élection présidentielle ? » (voir extrait vidéo de l’INA). « Pas simplement quand je me rase », répond sobrement Sarkozy.

« La petite phrase a le don d’agacer quelques-uns de ses amis », note le lendemain le journal de France 2. Ces réactions, relayées par la presse, ancrent les paroles de Sarkozy dans les mémoires : désormais, l’auteur de la réplique, c’est lui ! Et sans doute est-ce lui qui a pensé le plus fort en se rasant puisqu’il est candidat à l’élection présidentielle de 2007, et pas Laurent Fabius

Probablement pas très connue du grand public, la petite phrase a marqué le personnel politique et les journalistes spécialisés. Elle est même devenue chez eux une sorte de leitmotiv. « Quand je me rase, je pense à ne pas me couper », ont répondu en substance aux journalistes qui les interrogeaient Xavier Bertrand en 2008, Manuel Valls en 2013, Dominique Strauss-Kahn (par l’intermédiaire d’Anne Sinclair) en 2003 et même… Laurent Fabius en 2014. Et le JDD d’insister à propos de ce dernier : « en référence à une célèbre réponse de Nicolas Sarkozy » ! La petite phrase a bel et bien échappé à son véritable auteur.

Pourtant, la forme qui est restée vient directement de celle que lui avait donnée Laurent Fabius : « J’y pense [parfois le matin] en me rasant ». Comme beaucoup de petites phrases, celle-ci a été spontanément optimisée par le public* :  les trois mots « parfois le matin » disparaissent le plus souvent. Ils ne sont pas seulement inutiles, ils contredisent le message tel qu'il est compris aujourd'hui. Dans la bouche de Laurent Fabius, la formule signifiait quelque chose comme « j'y pense de temps en temps ». Désormais, elle signifie plutôt :   « je ne pense qu'à ça » et connote un personnage aux dents longues. Sans doute Nicolas Sarkozy correspondait-il mieux que Laurent Fabius à ce portrait-robot .

Michel Le Séac'h
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* Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, p. 179.

Photo U.S. Department of State, domaine public, Flickr

10 août 2015

No One Understands You and What to Do About It, par H.G. Halvorson

À la sortie de l’hôpital, un patient remercie son psychiatre de l’avoir guéri : il ne se prend plus pour un morceau de sucre. Passe un chien. Le patient effrayé referme vite la porte.
- Voyons, dit le médecin, vous savez bien que vous n’êtes pas un morceau de sucre.
- Je le sais moi, mais le chien, lui, il ne le sait pas !

Tout deviendra plus clair pour le patient et le chien une fois qu’ils auront lu No One Understands You and What to Do About It, de Heidi Grant Halvorson. Professeur de psychosociologie à Columbia Business School, celle-ci explique pourquoi les autres ne nous voient pas comme nous croyons être, pourquoi ils comprennent de travers ce que nous leur disons.

Le livre s’ouvre sur un débat télévisé pendant la campagne présidentielle américaine de 2012. Barack Obama est réputé excellent orateur. Pour se donner l’air « présidentiel » et ne pas apparaître « sarcastique », il épargne à son adversaire, Mitt Romney, les petites phrases préparées par ses assistants. Il quitte la salle sûr de sa victoire. En réalité, le débat est un désastre : selon un sondage le président est apparu « léthargique et indifférent », il n’est donné pour vainqueur du débat que par 25 % du public. Comme quoi, il vaut peut-être mieux ne pas se priver de petites phrases !

Prononcer une petite phrase ne suffit pas. Elles « ne signifient pas grand chose par elles-mêmes », note Heidi Grant Halvorson. « Nous devons découvrir leur sens  – d’après le contexte et d’après tout ce que nous savons (ou croyons savoir) d’autre sur leur auteur. » Autrement dit, le sens d’une petite phrase est conditionné par ce qui se trouve déjà dans la tête des auditeurs. Or ces auditeurs sont, comme nous tous, des « avares cognitifs », selon l’expression des psychologues Susan Fiske et Shelly Taylor : il se passe tant de chose autour de nous que, pour simplifier, nous devons nous en remettre à des raccourcis.

Le « biais de confirmation » est le plus puissant d’entre eux. Dans ce que nous voyons ou entendons de nouveau, nous cherchons la confirmation de ce que nous savons ou croyons déjà. Modifier les impressions d’autrui est possible ; c’est juste très difficile. Les deux derniers tiers du livre de Heidi Grant Halvorson disent comment faire. Mais on en retiendra qu’un homme politique ne devrait pas tenter de petite phrase en contradiction avec son image dans l’opinion. Au mieux, elle passera inaperçue. Au pire, elle sera comprise de travers et pourra même tourner vinaigre, comme Nicolas Sarkozy en a fait l’expérience avec « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ».
Heidi Grant Halvorson, No One Understands You and What to Do About It, HBR Press, Boston 2015.

30 juillet 2015

« Tchip-tchip », la petite phrase du poulailler

Une dinde peut aimer un putois pourvu qu’il fasse « tchip-tchip », note Robert Cialdini dans les premières pages d’Influence et manipulation*. La dinde est une mère dévouée envers ses petits, elle les nourrit, les réchauffe, les protège. Or « tous ces soins maternels se déclenchent sous l’effet d’une seule chose : le ‘tchip-tchip’ émis par les poussins dindonneaux ». Malheur au poussin muet : sa mère le délaisse. Inversement, tout ce qui fait « tchip-tchip » est un poussin pour la dinde.

Celle-ci n’a pas le choix : le piaillement déclenche chez elle les soins maternels, c’est inscrit dans ses gènes. Bien entendu, ce genre de phénomène n’est pas propre à la dinde : il existe chez un grand nombre d’espèces, comme l’ont montré depuis longtemps Konrad Lorenz et ses collègues éthologues. Certains sons déclenchent certaines séquences de comportement.

Et chez l’homme, animal programmable, tel est bien le but de certains dictons, slogans, préceptes, commandements et autres petites phrases.
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* Robert Cialdini, Influence et manipulation, Paris, First, 2004. Édition Pocket, 2014, p. 16-17.

Photo Jamain, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-3.0,2.5,2.0,1.0

24 juillet 2015

Snowclones : ce n'est pas toujours l'Allemagne qui gagne

« Et à la fin c’est l’Allemagne qui gagne », je l’ai dit ici, est probablement la petite phrase la plus connue du domaine sportif. L’énorme quantité de snowclones auxquels elle a donné lieu confirme son statut de vedette. On en a encore vu un exemple fin mai 2015 avec un article de l’AFP intitulé « FIFA : et à la fin c’est Blatter qui gagne… », repris par plusieurs grands titres après la mise en examen de plusieurs dirigeants de la Fédération international de football. « Et à la fin, c’est le Barça qui gagne », proclamait Le Télégramme le 7 juin à propos du match Barcelone-Juventus en Ligue des champions. « Et à la fin, c’est toujours Sion qui gagne », titrait Le Temps le lendemain à propos de la finale de la Coupe de Suisse.

Mais cette formule n’est pas confinée aux milieux du football, bien qu'elle y soit plus fréquente. En voici quelques exemples récents :
  • Cyclisme : « Et à la fin, c’est Perrin-Ganier qui gagne », Le Progrès, titre du 15 mai 2015
  • Voile :  « Solitaire du Figaro : et à la fin, c’est Eliès qui gagne... », Le Parisien, titre du 17 juin 2015
  • Tennis : « Et à la fin, c’est Nadal qui gagne »,  Le Midi libre, première phrase d'un article du 3 juin 2015 sur Roland-Garros
  • Automobile : « Et à la fin, c’est Rolex qui gagne », L'Est républicain, intertitre d'un article du 11 juin 2015 sur les sponsors des 24 Heures du Mans
  • Basket-ball : « Et à la fin, c’est Limoges qui gagne », L'Alsace, titre du 21 juin 2015
La formule n'est même pas l'apanage du sport. Au mois d’avril, L’Obs publiait un article économique sous le titre : « Et à la fin c’est le marché qui gagne ». Le 5 juin, commentant le congrès du Parti socialiste, Libération notait : « Et à la fin c’est François Hollande qui gagne ». On pourrait multiplier les exemples : vingt-cinq ans après, les paroles de Lineker résonnent toujours, bien au-delà de son sport, à travers des milliers de snowclones.

Michel Le Séac'h
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* Voir Michel Le Séac'h, La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, Paris, Eyrolles, 2015, p. 135.

Photo TottenhamFan, Flickr, CC licence 2.0

19 juillet 2015

#ThisIsACoup : une petite phrase internationale

Le tweet n’est pas le parangon de la petite phrase : 140 signes, c’est déjà beaucoup. D’où la multiplication, sur Twitter comme ailleurs, des hashtags, ou mots-dièse, signalés par un croisillon (#). À l’origine destinés à marquer un contenu, certains hashtags tendent à devenir des contenus en soi, et même des formules concises destinées à marquer les esprits, c’est-à-dire des petites phrases à part entière.

La crise grecque vient d’en offrir un bel exemple : le hashtag #ThisIsACoup. Il est lancé le dimanche 12 juillet à 20 h 01 par un professeur de mathématiques de Barcelone, Sandro Maccarrone, avec le tweet suivant : « La propuesta del eurogrupo es un golpe estado encubierto contra el pueblo griego #ThisIsACoup #Grexit » (la proposition de l’Eurogroupe est un coup d’État contre le peuple grec). Quel que soit son degré de validité, cette affirmation se répand sur le web comme une traînée de poudre.
Sandro Maccarrone affirme que le hashtag n’a pas été créé au hasard ; c’est, en somme, un coup monté. Il provient d’un groupuscule militant inspiré par les méthodes du Printemps arabe. #ThisIsACoup aurait été choisi de préférence à une formule du genre #SaveGreece ou #HelpGreece car il exprime une « narration offensive » (« aggressive narrative »). L’histoire qu’il raconte implicitement n’est pas seulement celle d’une négociation internationale difficile mais celle d’une action brutale violant la volonté du peuple : de quoi susciter l’indignation des démocrates.

Géré en collaboration grâce au service TitanPad, le hashtag est aussitôt relayé en différentes langues par les autres membres du groupe puis, deux heures plus tard, par le prix Nobel d’économie Paul Krugman sur son blog du New York Times (« la liste des exigences de l’Eurogroupe est de la folie. Le hashtag en vogue ThisIsACoup est parfaitement exact »). Krugman fait-il partie du complot ? Ni lui ni Maccarrone ne le dit. Mais cette onction intellectuelle apportée à une formule polémique est un formidable coup d’accélérateur : en quelques heures, le hashtag devient le deuxième le plus fréquent sur le web. La grande presse, de Libération au Figaro, rend bientôt compte du phénomène. Même ceux qui contestent énergiquement la narration implicite du hashtag, comme le Telegraph, contribuent à le diffuser.

Le succès de ce hashtag est l’histoire d’un bon alignement entre contenu, contexte, et culture :
  • Contenu : puissamment narratif, sur un mode vindicatif et non plaintif,
  • Contexte : sujet d’actualité, maîtrise des médias sociaux, choix avisé du moment (compte tenu du décalage horaire et des relais du groupe sur le continent américain, le hashtag sera déjà très présent sur le web quand l’Europe s’éveillera le lundi matin), intervention d’une personnalité majeure, reprise par la presse
  • Culture : le public touché n’est pas national mais international, il se rattache à une frange activiste internationale sensible à la notion de coup d’État (selon Maccarrone, le hashtag faisait aussi référence à#NotACoup, utilisé en Égypte).

Michel Le Séac'h

16 juillet 2015

Savoir défendre ses idées… et influencer les autres, de John Daly

John Daly, professeur à l’University of Texas at Austin, est l’un des grands spécialistes américains de la persuasion et de l’influence. Savoir défendre ses idées… et influencer les autres ! est le premier de ses livres traduits en français. Il part d’un constat simple : pour qu’une idée réussisse, il ne suffit pas qu’elle soit bonne (on en a souvent vu de mauvaises s’imposer !), il faut aussi persuader qui de droit. Cet ouvrage est une sorte de vademecum du porteur d’idée désireux de devenir aussi persuadeur.

Complet, ce livre bourré d’exemples concrets passe en revue la formulation du message mais aussi tout ce qui permet de lui donner de la force : l’attitude personnelle, l’orientation des problèmes, la construction d’une réputation, la connaissance du décideur, les alliances, le réseautage, le choix du moment, la gestuelle…

« Pouvez-vous faire tenir votre idée en moins de 100 mots », demande d’emblée John Daly. « Moins de 50 mots ? Moins de 10 mots » On s’approche clairement de la petite phrase ! Le premier exemple fourni est d’ailleurs le célèbre « It’s the economy, stupid », de Bill Clinton. Et l’auteur d’insister aussitôt sur les vertus de la répétition, qui joue un rôle si important dans la petitephraséification.

Chemin faisant, de nombreuses remarques sont utiles à la réflexion sur les petites phrases. Ainsi, Daly propose la notion de « nom-marque » : le nom du persuadeur est déjà un message à lui seul. Dans les entreprises, on constate que les tâches intéressantes sont souvent confiés aux mêmes, « pas nécessairement parce que ce sont les meilleurs, mais parce que leur nom vient immédiatement à l’esprit », automatisme qui rappelle celui de la petite phrase, dont on se souvient spontanément. Daly insiste aussi sur l’importance du récit, du storytelling : les histoires influentes comportent des messages, dit-il, elles sont bien racontées, elles expriment des valeurs, elles sont crédibles et personnelles.

Le livre note aussi l’importance des « étiquettes » : la manière de nommer une chose influe beaucoup sur la manière dont elle est perçue (« allocation » est moins porteur que « solidarité », par exemple) et, en politique, les sobriquets attachés aux adversaires jouent un rôle efficace. Enfin, les idées doivent être vendues avec un langage adapté : simple, inclusif, vigoureux, déterminé, tourné vers l’action.

Michel Le Séac'h
John Daly, Savoir défendre ses idées... et influencer les autres ! Pearson, Paris 2014, 392 pages, 29 €
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Disclosure : l’auteur de cet article est également traducteur du livre de John Daly.

13 juillet 2015

Le snowclone, bâton de maréchal de la petite phrase

Le snowclone est devenu quasi clandestinement l’une des figures de style les plus courantes de notre époque. Inutile de le chercher dans les dictionnaires : il n'y est pas. Wikipédia le présente comme « le terme anglais qui désigne une expression ou une phrase connue très souvent parodiée ». C’est un peu court, jeune homme !

On définira mieux le snowclone comme « une figure de style qui consiste à réutiliser une expression ou phrase très connue par mutation d’un ou plusieurs de ses éléments caractéristiques de manière à ce que le sens de l’expression ou phrase d’origine s’applique, au moins métaphoriquement, aux éléments mutés ». Cela paraît compliqué ? Quelques exemples seront plus éloquents !
Le mot snowclone (littéralement « clone de neige ») est apparu voici une dizaine d'années. C'est un sous-produit d'un débat ésotérique entre linguistes sur la diversité du vocabulaire des esquimaux pour désigner la neige. Un chercheur américain, Geoffrey K. Pullum, contestant une affirmation de Franz Boas, a noté en substance que « si les Esquimaux ont N mots pour désigner la neige, alors les X ont Y mots pour désigner Z ». De ce débat est né le mot snowclone pour désigner des formules brèves transformées par le public en phrases-modèles (phrasal templates) à compléter selon les pointillés.


Ce logo créé par Milton Glaser en 1977
fonctionne comme un snowclone : on peut
remplacer NY par n'importe quoi -- Paris,
Mozart, les fraises... -- l'allusion à la
formule d'origine reste claire et son
sens non ambigu.
 
Les Américains s’y sont intéressés davantage que les Français. Le mot lui-même soulève des débats. Pour certains, le snowclone est le modèle sur lequel est construite l’imitation. Pour d’autres, c’est l’imitation elle-même. « L’histoire des snowclones se déroule en deux parties », estime ainsi Arnold Zwicky, professeur de linguistique à Stanford. « Dans la première phase, un modèle fixe s’impose, dans la seconde des variations apparaissent autour du modèle et conduisent quelquefois à un second ancrage, une cristallisation de ces allusions ludiques sous forme de snowclone. »

En tout état de cause, il n’y a snowclone que si la phrase-modèle s’est imposée au point d’être reconnaissable immédiatement dans l’imitation. Ce critère de spontanéité rappelle évidemment la petite phrase : on la reconnaît sans peine. Si l’on entend ses premiers mots, le Système 1 du cerveau* la complète automatiquement. L’apparition d’imitations signale donc que le modèle s’est inscrit dans l’esprit du public. Le snowclone est ainsi la preuve concrète du succès de la petite phrase, son bâton de maréchal**.

Michel Le Séac'h
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* Voir Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012, p. 29.
** Voir Michel Le Séac’h, La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ?, Eyrolles, Paris 2015, p. 135.