26 février 2015

« Toutes les violences antisémites sont commises par des jeunes musulmans »

Roger Cukierman savait-il où il allait en déclarant à Europe 1, le 23 février, que « toutes les violences [sous-entendu : antisémites], aujourd’hui, il faut dire les choses comme elles sont, sont commises par des jeunes musulmans » ?

Le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) a une certaine expérience de la petite phrase qui fait scandale. En 2002 déjà, il avait dit à un quotidien israélien que le score électoral de Jean-Marie Le Pen était « un message aux musulmans leur indiquant de se tenir tranquilles »(Libération du 23 avril 2002). Un peu plus tard, une autre petite phrase visant l’extrême-gauche antisioniste lui avait valu un procès pour injures ; il avait été relaxé.

Roger Cukierman s’exprimait le jour-même du dîner du CRIF, événement très médiatique qui réunit chaque année l’élite du monde politique, à commencer par le président de la République. Il ne pouvait ignorer que ses propos seraient largement répercutés. Sa formule énonciative sur un thème très prégnant dans l’opinion avait tous les atouts pour devenir une petite phrase. Et ça n’a pas manqué.

M. Cukierman a aussitôt glissé une formule d’apaisement : « Bien sûr, c’est une toute petite minorité de la communauté musulmane et les musulmans en sont les premières victimes ». Mais une petite phrase visant à en corriger une autre passe presque toujours inaperçue, et ça n’a pas manqué non plus. En fait, cette seconde phrase n’a été remarquée que par des commentateurs encore plus durs à l’égard de l’islam ; un collaborateur d’AgoraVox y a ainsi vu « une phrase autrement plus choquante mais qui n'a choqué personne, et qui démontre pourtant que le CRIF est totalement soumis à l'islam ».

Photo : Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons - cc-by-sa-3.0

12 février 2015

Petites phrases et faux souvenirs

Brian Williams, présentateur vedette de la chaîne de télévision américaine NBC, n’ose plus se montrer. La semaine dernière, un reportage le mettant en scène assurait qu’il se trouvait dans un hélicoptère touché par un tir ennemi lors de l’invasion de l’Irak en 2003. C’était faux : il se trouvait… dans l’hélicoptère suivant. La presse américaine ne badine pas avec le bidonnage : Brian Williams s’est mis en congé d’antenne.

Sa consoeur Tara Parker-Pope est venue à son secours dans son blog du New York Times. Après avoir consulté des chercheurs en sciences cognitives – Elizabeth Loftus, Christopher Chabris, Steven J. Frenda –, elle avance une hypothèse : Brian Williams aurait été victime d’un « faux souvenir ».

« Les souvenirs ne persistent pas comme des événements uniques et complets dans un endroit précis du cerveau », explique-t-elle. « Ce sont en réalité des fragments d’information enregistrés dans différentes parties de notre esprit. Au fil du temps, quand nous recherchons nos souvenirs, ou quand nous voyons des émissions d’actualité à propos de l’événement ou que nous en parlons avec quelqu’un d’autre, le récit peut évoluer car l’esprit réagence ces morceux d’information et les stocke par erreur comme des souvenirs. Ce processus aboutit au fond à créer une nouvelle version de l’événement qui, pour celui que le raconte, donne l’impression d’être la vérité. »

Les petites phrases ne fonctionnent-elles pas comme ces « fragments d’information » ? Stockées dans un coin de notre cerveau, elles orientent notre compréhension des événements, quitte à déformer un peu ce que nous en retenons*. Et leur caractère culturel favorise la naissance de souvenirs collectifs, pas tout à fait exacts peut-être mais indispensables à une identité nationale.
______________
* Voir La Petite phrase, p.173.
Photo de Brian Williams : David Shankbone, Wikipedia, CC BY 3.0

11 février 2015

« Qu’est devenu le récit national ? »

Jean-Pierre Chevènement au Figaro (15 janvier 2015) : « Comment peut-on intégrer les jeunes gens nés de l’immigration à un pays qui se débine en permanence et qui n’enseigne plus sa propre histoire ? Est-ce que les jeunes Français ont une vision positive de leur pays ? Qu’est devenu le récit national ? Comment a-t-on pu tolérer que celui forgé au XIXe siècle par Michelet se soit complètement effacé ? »

Une partie de ce « récit national » passe par des petites phrases du genre « Souviens-toi du vase de Soissons », « l’État c’est moi » ou « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ». Elles résument des messages complexes qui dessinent une sorte de paysage du politiquement correct. Nulle société n’est dépourvue de petites phrases. Reste à savoir quelles sont celles qui dessinent le récit national de notre temps. « Casse-toi pauv’ con » ? « Moi président » ? « Je suis Charlie » ? Un constat s’impose : si les petites phrases d’autrefois s’imposaient via une répétition sur les bancs d’école, celles d’aujourd’hui empruntent davantage la voie de la télévision et des médias sociaux.
 
 Photo : Guillaume Paumier, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-2.5

04 octobre 2014

La petite phrase, antichambre de la dictature ?

Les acteurs de l’internet britanniques (fournisseurs d’accès, réseaux sociaux, etc.) pourraient être bientôt obligés d’enregistrer toutes les données concernant les utilisations de leurs clients afin de les tenir à la disposition de la police pendant un an. C’est du moins le projet annoncé voici quelques jours par Theresa May, secrétaire d’État à l’Intérieur du Royaume-Uni, devant une conférence du parti conservateur. L’objectif est de lutter contre les « extrémistes ».

Le projet a fait réagir la National Union of Journalists, syndicat des journalistes britanniques, qui a condamné le projet dans un communiqué plutôt virulent. « Tout secrétaire d’État à l’Interieur se doit sans doute de faire des déclarations intransigeantes devant les membres du parti conservateurs », y déclare la NUJ*. « Mais transformer des petites phrases intransigeantes en lois répressives ne serait pas bon pour une presse libre ni pour la démocratie. »
____________
* « Talking tough to Conservative Party members might be perceived as the job of all Home Secretaries. But turning tough sound-bites into repressive laws will not be good for a free press and will not be good for democracy. »

« Droit dans mes bottes »

Alain Juppé tient la corde dans les sondages pour 2017. On rappelle sa petite phrase prononcée au journal de TF1 le 6 juillet 1995 : « Je reste droit dans mes bottes et je ferai mon travail ».

Elle contenait deux idées. La seconde était trop banale et exprimée au futur, ce qui n’est jamais porteur pour une petite phrase*.  Le public n’a donc retenu que « je reste droit dans mes bottes ».En le réduisant souvent à « droit dans mes bottes », plus concis.

La formule n’était probablement pas spontanée. Alain Juppé était alors Premier ministre. On lui reprochait d’avoir bénéficié d’un appartement à Paris à un tarif très, très réduit. Il a voulu s’en défendre avec une formule alors plus ou moins synonyme de « la bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe ». Hélas, la phrase était inconnue de l’immense majorité du public. On la lui a attribuée, et les bottes et la droiture n’ont fait qu’alimenter l’image d’un homme raide et dogmatique. « Droit dans mes bottes » est devenu synonyme d’autoritarisme.

Mais les temps changent : la formule pourrait retrouver un sens positif pour des électeurs las d’un Sarkozy trop agité et d’un Hollande trop mou. Rien n’est gagné pour autant. Dans Les Brigands, Offenbach célèbre les bottes, les bottes, les bottes… des ca-ra-bi-niers. Mais ces derniers avouent : « nous arrivons toujours trop tard ».
________________________________
* Cf. La Petite phrase, p. 226.

Photo R. D. Ward, US DOD (Wikimedia)

« En politique, on n’est jamais fini. Regardez-moi »

Fin septembre, le jury du Prix Press Club Humour et politique a décerné son grand prix annuel à Alain Juppé pour la phrase suivante : « En politique, on n’est jamais fini. Regardez-moi ! » En humour aussi, on le voit, il n’y a jamais de cas désespéré…

« La gauche peut mourir »

Manuel Valls n’a pas fait dans la dentelle en déclarant le 14 juin 2014, devant le conseil national du parti socialiste : « la gauche peut mourir ». La formule est instantanément devenue une petite phrase reprise dans toute la presse. Au 4 octobre 2014, Google en recense plus de 16.000 occurrences.

Mort, mourir, sont des mots forts, qui ne passent pas inaperçus du public. Cependant, ils font peur. Faire peur, a priori, n’est pas favorable à une petite phrase*. Dans « nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », on entend surtout « nous autres civilisations », et l’on s’en rengorge**. Le cerveau préfère ignorer ce qui effraie et paralyse.

Mais « la gauche peut mourir » est-elle une phrase qui fait peur ? Ou bien est-elle comprise comme un encouragement ? Un indice : au 4 octobre 2014, Google en recense 9 occurrence sur le site de Libération, 33 sur celui du Monde et… 1.360 sur celui du Figaro !
_________________________________
* Cf. La Petite phrase, p. 208.
** Cf. La Petite phrase, p. 78.