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10 avril 2019

Un colloque sur les petites phrases à l’Université de Poitiers

La petite phrase fait son chemin dans l’université. Après un numéro spécial de la revue Mots. Les langages du politique l’an dernier, l’Université de Poitiers va accueillir au mois d’octobre un colloque « international, interdisciplinaire et transhistorique » sur « La petite phrase, de Proust à Twitter : percussion et répercussion (discours, littérature, arts) ». Longtemps traitée avec dédain (comme récemment encore par Cécile Alduy), la petite phrase est peu à peu reconnue comme un phénomène de communication spécifique, digne d’être étudié en tant que tel.

La nouvelle du colloque est annoncée par le site web de la Société des anglicistes de l’enseignement supérieur (SAES). Est-ce un paradoxe ? « Petite phrase », on le sait, est généralement rendu en anglais par « sound bite ». Si le français évoque un texte, l’anglais évoque un son. Cette différence peut être un handicap conceptuel : parle-t-on bien de la même chose ? Mais elle peut inversement ouvrir sur des réflexions plus larges : le syntagme ne désigne-t-il pas un phénomène mental ou cognitif plus général ?

Telle est apparemment la démarche adoptée par la Maison des sciences de l’homme et de la société (MSHS) de l’Université de Poitiers. Elle voit dans la petite phrase « un des traits essentiels du discours politique contemporain » mais ajoute qu’« il reste également à interroger la pertinence de l’acception « petite phrase » dans d’autres champs discursifs (littéraire en particulier, mais aussi philosophique, etc.), dans les arts visuels et les arts du temps que sont la musique, la danse, le théâtre, la vidéo ou le cinéma ». À condition de ne pas oublier que la « petite phrase » peut s’y appeler tout autrement – par exemple « réplique culte » au cinéma.

La référence à Marcel Proust dans le titre même du colloque est incontournable et symptomatique : la « petite phrase »[1] de la sonate de Vinteuil est clairement un phénomène mémoriel. Comme d’ailleurs bien d’autres « petites phrases » musicales : ainsi les « quatre coups du Destin » de Beethoven ou le chœur Va pensiero de Verdi n’ont pas besoin de paroles pour évoquer un vaste contexte politique[2].

Ainsi ouverte, la réflexion du colloque aura sans doute du mal à tenir dans les trois jours prévus (23-25 octobre 2019) !

Michel Le Séac’h

Photo : Marcel Proust en 1895, par Otto Wegener, domaine public, Wikipedia



[1] L’expression « petite phrase » n’est pas propre à Marcel Proust : avant le 20e siècle, elle relevait principalement du domaine musical. Il suffit pour s’en convaincre de rechercher l’expression dans les ouvrages du 19e siècle à l’aide de Google Recherche de livres (https://www.google.com/search?q=%22petite+phrase%22&hl=fr&tbm=bks&source=lnt&tbs=cdr:1,cd_min:1800,cd_max:1899&sa=X&ved=0ahUKEwiwubqd3sXhAhVRyYUKHZBlCIEQpwUIIQ&biw=1280&bih=923&dpr=1). La MSHS cite elle-même un texte de Balzac (« la France est le seul pays où quelque petite phrase puisse faire une grande révolution ») qui renvoie aux « airs les plus poétiques ». Avis contestable d’ailleurs : on pourrait en dire autant de l’Italie.
[2] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 148.

07 juillet 2016

Petite phrase et petite musique, de Proust à Natacha Polony

Ce qui fait la petite phrase n’est pas la volonté de son auteur mais la mémoire de son public. Comme le dit l’Académie française, une petite phrase « vise à marquer les esprits » : sujet du verbe (c’est elle qui « vise »), elle doit trouver des cerveaux réceptifs. Et son cheminement est souvent mystérieux. Natacha Polony en donne un exemple très intéressant dans sa dernière tribune du Figaro[1].

« Paris, Xe arrondissement. Un ''poète'' sème des vers sur les murs de mon quartier », raconte-t-elle. « Parfois des vers de mirliton, et puis cette phrase : ''Que Paris est beau quand chantent les oiseaux, que Paris est laid quand il se croit français.'' Mon fils de 8 ans l’a retenue parce que, dit-il, ''elle reste dans la tête''. Il me demande ce qu’il doit en penser. »

Ce graffiti inscrit sur le mur du Xe arrondissement est issu d’une chanson des Têtes raides, groupe musical qui eut son heure de gloire à la fin du siècle dernier. La phrase, qui date de 2000, a inspiré un grapheur de 2016 suffisamment pour qu’il la reproduise sur un mur. Là, elle arrête à son tour un garçon de 8 ans : il ne la comprend pas, et pourtant elle lui « reste dans la tête ». C’est assurément cela que l’Académie française signifie quand elle dit que la petite phrase « vise à marquer les esprits ».

D’où vient la force de cette phrase ? Il est difficile de savoir quel point sensible elle a touché dans le cerveau du grapheur et dans celui de l’enfant. Mais on note qu’elle contient deux rimes (beau/oiseaux et laid/français). Les rimes favorisent la mémorisation. « Un homme retient mieux dans sa mémoire un vers qu’une phrase en prose », soulignait Nietzsche dans Le Gai savoir. Mieux : comme l’a démontré une étude célèbre[2], une formule rimée est perçue comme plus « vraie » qu’une formule de sens identique mais ne rimant pas. C’est pourquoi les poètes de l’Antiquité grecque n’étaient pas seulement des artistes mais des « maîtres de vérité »[3]. Pour faire bonne mesure, la phrase des Têtes raides contient aussi une anaphore (que Paris est).

Que doit en penser le fils de Natacha Polony ? Pas du bien, selon sa maman, qui ne suit pas Anne Hidalgo, maire de Paris, quand elle dissocie Paris de la France en opposant États-nations passéistes et « villes-monde » innovantes dans la déclaration qu’elle a signée la semaine dernière avec Sadiq Khan, maire de Londres. Mais là n’est pas la question. « Mon fils, lui, gardera cette petite musique-là dans sa mémoire », suppose l’éditorialiste. Cette « petite musique-là » : la petite phrase demeure dans la mémoire comme des sons plus que comme des mots.

De fait, les rimes sont des sons. Et, en anglais, « petite phrase » se dit « sound bite » -- littéralement « bouchée sonore ». Si vous recherchez les « petites phrases » sur un moteur de recherche, l’une des plus fréquentes est « la petite phrase de Vinteuil », qui bien sûr n’est pas verbale mais musicale. Or elle est, elle aussi, le support d’un souvenir, elle « reste dans la tête » ‑ peut-être est-elle « entêtante » ? « La petite phrase continuait à s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour Odette », écrit Marcel Proust. Proust a été un pionnier des études sur la mémoire ; « Proust Was a Neuroscientist », assure même le titre d’un livre de Jonah Lehrer. Elle aussi pilier du Figaro, Natacha Polony prolonge à sa manière cet aspect de son œuvre !

Michel Le Séac’h

Photo : Natacha Polony, par Georges Biard, licence CC, Wikimedia Commons



[1] Natacha Polony, « Paris se débarrasse de la France », Le Figaro, 2 juillet 2016.
[2] Matthew S. McGlone et Jessica Tofighbakhsh, « Birds of a feather flock conjointly (?): rhyme as reason in aphorisms », Psychological Science, septembre 2000, vol. 11, 5, p. 424-428.
[3] Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Le Livre de Poche, 2006.

13 mai 2016

On déteste les petites phrases en gros mais pas en détail

De « abaissante » à « zlatanesque », toute sorte d’adjectifs ont été accolés à l’expression « petite phrase ». Étant donné la mauvaise réputation des petites phrases, on pourrait croire que les adjectifs les plus fréquents sont aussi les plus négatifs. Ce n’est pas vrai.

L’adjectif le plus fréquent est plutôt positif. Il s’agit de « philosophique » : le moteur de recherche Google recense environ 79 300 occurrences de « petite phrase philosophique ». La deuxième marche du podium est certes occupée par la « petite phrase assassine », mais avec une fréquence presque quatre fois moindre. Loin derrière vient « polémique », suivi d’une macédoine d’adjectifs divers. Voici une liste établie à l’aide de Google :

Adjectif
Résultats
Philosophique
79300
Assassine
20100
Polémique
4110
Amusante
2640
Sympa
2500
Malheureuse
2430
Magique
2290
Musicale
2100
Gentille
2020
Humoristique
1890
Incompréhensible
1740
Drôle
1460

(On notera que la « petite phrase musicale » doit beaucoup à Marcel Proust : les deux tiers des cas recensés se rapportent à la sonate de Vinteuil, la plus célèbre des œuvres musicales fictives !)

Mais ces résultats peuvent être trompeurs. La « petite phrase philosophique », que d’autres appelleraient aussi maxime, adage, aphorisme, sentence ou pensée, apparaît le plus souvent au présent. Au pluriel (« petites phrases philosophiques »), Google n’en compte plus que 627. En revanche, les « petites phrases assassines » sont au nombre d’environ 23 800. C’est-à-dire qu’on en parle encore plus collectivement qu’individuellement !

Le phénomène est identique avec « haineuse », « agressive », « négative », « insultante », etc. Comme les patrons, les fonctionnaires et bien d’autres catégories, les petites phrases sont critiquées en bloc ; mais si on les prend individuellement, si l’on songe à une petite phrase en particulier, elles paraissent bien moins antipathiques.

Prise comme antécédent, cependant, la petite phrase s’avère plutôt agressive. Selon Google, « la petite phrase qui tue », sœur jumelle de la « petite phrase assassine », vient en tête avec environ 9 390 résultats, suivie par la « petite phrase qui fâche » (5 480), loin devant la « petite phrase qui fait du bien » (4 390) ou la « petite phrase qui fait réfléchir » (2 790).

Michel Le Séac’h

Illustration : extrait d’une vidéo Open Thots, YouTube

23 septembre 2015

Petite phrase… pourquoi petite, d’abord ?

Linguistes et humoristes, l'ont noté : l’adjectif « petit » occupe une place à part dans la langue française. Dans son usage courant, il s’applique à une chose de peu d’importance ou de taille inférieure à la moyenne : un petit pain, un petit moment, le petit doigt, Le Petit Poucet… Mais il sert aussi à exprimer l’affection, la sympathie (on parle d’usage « hypocoristique ») : une petite dame, un petit ami, le petit père des peuples… Et même l’admiration : petite merveille, petit génie… Mais aussi l’ironie : petit confort, petite vie… voire le mépris : petite crapule, petit blanc…

Auquel de ces usages la petite phrase renvoie-t-elle ? Ce n’est pas une question de taille. La petite phrase est brève, bien sûr, mais l’immense majorité des phrases brèves ne sont pas des petites phrases. L’expression n’est manifestement pas affectueuse ni admirative, pas vraiment ironique non plus. Le mépris, alors ? Cela ne paraît pas plus satisfaisant.

Si l’on se tourne vers le passé, on constate que l’expression « petite phrase » connote depuis très longtemps un texte dont l’importance est bien supérieure à la taille. Une devise est ainsi décrite au 18e s. comme «  une petite phrase ou sentence qui n’est quelquefois composée que d’un mot pour signifier quelque qualité que l’on attribue aux choses »*. Dans La Description d’Égypte, best-seller du début du 19e s., Edme Jomard mentionne une « petite phrase » sculptée systématiquement sur des bas-reliefs représentant des prêtres ; il parle aussi de « légende sacerdotale »**.

On constate aussi qu’au 19e siècle, l’expression relève davantage du domaine de la musique que de celui des inscriptions et belles-lettres. Dans la Recherche, Marcel Proust évoque ainsi à plusieurs reprises la « petite phrase de la sonate de Vinteuil », qui sublime l’amour de Swann pour Odette (« à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse »).

Qu’elle soit composée de lettres ou de notes, la petite phrase semble donc avoir toujours signifié beaucoup plus qu’elle-même.

Michel Le Séac’h
____________________________________
* Nouveau dictionnaire historique-géographique universel pour l’intelligence des affaires d’État, des nouvelles publiques et des conversations du tems qui s’y rapportent, Jean Rodolphe Imhof & fils, Bâle 1766, p. 461.
** Description de l’Égypte, ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’Armée française, publié par les ordres de sa Majesté l’Empereur Napoléon le Grand, T. I, chap. 5, Imprimerie impériale, Paris, 1809, p. 35.

Portrait de Marcel Proust à 21 ans par Jacques-Émile Blanche, Musée d’Orsay, domaine public