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18 décembre 2018

Les trois phases de la petite phrase

Un moustique est un insecte qui vole et qui pique. Cet énoncé est vrai et faux à la fois puisque seul vole et pique l’adulte (imago) qui succède à la larve et à la nymphe, lesquelles n’en sont pas moins moustique elles aussi. L’analogie est rustique, sans doute, mais une petite phrase, qui vole et qui pique à sa manière, passe elle aussi par trois phases[1] :

  1. Petite phrase émise, telle qu’elle est prononcée ou écrite par son auteur.
  2. Petite phrase transmise, telle qu’elle est citée et reproduite dans la presse et les médias sociaux.
  3. Petite phrase admise, telle qu’elle est comprise par un public et s’inscrit plus ou moins durablement dans sa mémoire.
Ces trois phases sont des champs d’étude pour des sciences différentes. Chacune de ces sciences est susceptible de définir différemment la petite phrase. Et l’on ne peut comprendre la nature globale de celle-ci qu’à condition de considérer ses trois phases.

Mais à quoi bon un long discours ? L’idée peut être résumée par ce simple tableau :

PHASes de la petite phrase
émise
Transmise
Admise
Missions
Expression
Diffusion, discussion
Interprétation, mémorisation
Description
Il le dit
On dit qu’il l’a dit
On sait – ou croit savoir – qu’il l’a dit
Protagonistes
Auteur
Médias, réseaux sociaux
Public
Déterminant
Contenu
Contexte
Culture
Mouvement
Pousser
Transmettre
Tirer
Domaines d'étude
Linguistique, sémiologie, lexicologie, analyse du discours
Sciences de l’information et de la communication, science politique
Psychologie, psychosociologie, sciences cognitives, neurosciences

Juste une observation supplémentaire sur la rubrique « déterminant ». Pour qu’il y ait petite phrase, il faut qu’il y ait un contenu, des mots (en petit nombre, voire un seul), d’où l’intérêt que lui portent les sciences du langage.

Mais ce contenu n’est pas nécessairement très saillant au premier degré. Ce qui le rend remarquable et fait qu’il sera transmis, repris par la presse et les réseaux sociaux, est sa pertinence à l’égard d’un contexte : la petite phrase émane d’un personnage important, elle se rapporte à un événement en cours, elle concerne beaucoup de monde, etc.

En fin de compte, la petite phrase sera admise si elle correspond à la culture de son public. Celui-ci la comprend ou l’interprète aisément, il la range plus ou moins durablement dans une doxa qu’elle contribue à alimenter. En cas de dissonance cognitive, elle ne prospère pas.

Ces trois déterminants, contenu, contexte et culture, peuvent être retenus comme les « 3C ». Mais si l’on veut les mémoriser aisément, les trois premières syllabes présentent peut-être certaines vertus mnémoniques…

Michel Le Séac’h



[1] Voire quatre en cas de recyclage sous forme de snowclone.

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Illustration : cycle de vie d'un moustique du genre Culex, par Mariana Ruiz Villarreal LadyofHatsWwikipedia Commons


29 décembre 2016

Le cerveau se mobilise pour défendre ses idées politiques

La petite phrase la plus percutante du monde n’est pas suffisante pour changer des opinions contraires. C’est ce que laisse supposer un article publié par Nature voici quelques jours sous le titre « Neural correlates of maintaining one’s political beliefs in the face of counterevidence » (Corrélations neuronales de la préservation des opinions politiques face à la preuve contraire).

Les auteurs de l’article, Jonas T. Kaplan et Sarah I. Gimbel (University of Southern California Los Angeles) et  Sam Harris (Project Reason Los Angeles), ont constitué un échantillon de quarante liberals (progressistes) bon teint. Ils leur ont présenté des arguments qui contredisaient certaines de leurs opinions politiques et observé les réactions de leur cerveau à l’aide d’un IRM. À titre de comparaison, ils ont aussi effectué le même test sur des opinions non politiques du genre « Edison a inventé l’ampoule électrique ».

Opinions et contre-arguments étaient exprimés sous forme brève (environ 11 mots en moyenne pour les première, une vingtaine pour les seconds). Il n’est pas question ici de « petites phrases », mais pas non plus de raisonnements bien étayés. Après lecture des contre-arguments, les opinions politiques évoluaient moins que les opinions non politiques.

Mais surtout, les parties du cerveau activées n’étaient pas les mêmes dans les deux cas. Les arguments non politiques activaient le cortex préfrontal dorsolatéral et le cortex orbitofrontal. Les arguments contestant des opinions politiques donnaient lieu à une activité accrue dans les régions du réseau du mode par défaut (DMN) : précunéus, cortex cingulaire postérieur, cortex préfrontal médian, etc. Or des études antérieures ont montré que les mêmes régions interviennent dans les croyances religieuses fortes. Le DMN se mobilise pour la défense des opinions profondes en rapport avec l’identité sociale.

Cette étude en laisse espérer d’autres. Puisque les « progressistes » sont si réticents à modifier leurs idées, en va-t-il de même chez les conservateurs ? Et si, au lieu de formulations génériques, on soumettait au test des petites phrases politiques très connues, les résultats seraient-ils différents ?

Michel Le Séac’h
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Illustration : parchemin anglais, v. 1300, domaine public, Wikimedia Commons

07 juillet 2016

Petite phrase et petite musique, de Proust à Natacha Polony

Ce qui fait la petite phrase n’est pas la volonté de son auteur mais la mémoire de son public. Comme le dit l’Académie française, une petite phrase « vise à marquer les esprits » : sujet du verbe (c’est elle qui « vise »), elle doit trouver des cerveaux réceptifs. Et son cheminement est souvent mystérieux. Natacha Polony en donne un exemple très intéressant dans sa dernière tribune du Figaro[1].

« Paris, Xe arrondissement. Un ''poète'' sème des vers sur les murs de mon quartier », raconte-t-elle. « Parfois des vers de mirliton, et puis cette phrase : ''Que Paris est beau quand chantent les oiseaux, que Paris est laid quand il se croit français.'' Mon fils de 8 ans l’a retenue parce que, dit-il, ''elle reste dans la tête''. Il me demande ce qu’il doit en penser. »

Ce graffiti inscrit sur le mur du Xe arrondissement est issu d’une chanson des Têtes raides, groupe musical qui eut son heure de gloire à la fin du siècle dernier. La phrase, qui date de 2000, a inspiré un grapheur de 2016 suffisamment pour qu’il la reproduise sur un mur. Là, elle arrête à son tour un garçon de 8 ans : il ne la comprend pas, et pourtant elle lui « reste dans la tête ». C’est assurément cela que l’Académie française signifie quand elle dit que la petite phrase « vise à marquer les esprits ».

D’où vient la force de cette phrase ? Il est difficile de savoir quel point sensible elle a touché dans le cerveau du grapheur et dans celui de l’enfant. Mais on note qu’elle contient deux rimes (beau/oiseaux et laid/français). Les rimes favorisent la mémorisation. « Un homme retient mieux dans sa mémoire un vers qu’une phrase en prose », soulignait Nietzsche dans Le Gai savoir. Mieux : comme l’a démontré une étude célèbre[2], une formule rimée est perçue comme plus « vraie » qu’une formule de sens identique mais ne rimant pas. C’est pourquoi les poètes de l’Antiquité grecque n’étaient pas seulement des artistes mais des « maîtres de vérité »[3]. Pour faire bonne mesure, la phrase des Têtes raides contient aussi une anaphore (que Paris est).

Que doit en penser le fils de Natacha Polony ? Pas du bien, selon sa maman, qui ne suit pas Anne Hidalgo, maire de Paris, quand elle dissocie Paris de la France en opposant États-nations passéistes et « villes-monde » innovantes dans la déclaration qu’elle a signée la semaine dernière avec Sadiq Khan, maire de Londres. Mais là n’est pas la question. « Mon fils, lui, gardera cette petite musique-là dans sa mémoire », suppose l’éditorialiste. Cette « petite musique-là » : la petite phrase demeure dans la mémoire comme des sons plus que comme des mots.

De fait, les rimes sont des sons. Et, en anglais, « petite phrase » se dit « sound bite » -- littéralement « bouchée sonore ». Si vous recherchez les « petites phrases » sur un moteur de recherche, l’une des plus fréquentes est « la petite phrase de Vinteuil », qui bien sûr n’est pas verbale mais musicale. Or elle est, elle aussi, le support d’un souvenir, elle « reste dans la tête » ‑ peut-être est-elle « entêtante » ? « La petite phrase continuait à s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour Odette », écrit Marcel Proust. Proust a été un pionnier des études sur la mémoire ; « Proust Was a Neuroscientist », assure même le titre d’un livre de Jonah Lehrer. Elle aussi pilier du Figaro, Natacha Polony prolonge à sa manière cet aspect de son œuvre !

Michel Le Séac’h

Photo : Natacha Polony, par Georges Biard, licence CC, Wikimedia Commons



[1] Natacha Polony, « Paris se débarrasse de la France », Le Figaro, 2 juillet 2016.
[2] Matthew S. McGlone et Jessica Tofighbakhsh, « Birds of a feather flock conjointly (?): rhyme as reason in aphorisms », Psychological Science, septembre 2000, vol. 11, 5, p. 424-428.
[3] Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Le Livre de Poche, 2006.