Affichage des articles dont le libellé est migrants. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est migrants. Afficher tous les articles

23 septembre 2023

« Rendez à César… » : abrogation de la petite phrase la plus célèbre de l’histoire ?

Très Saint Père, est-il permis d’accueillir/de rejeter les migrants [rayer la mention inutile] ? La question n’a pas été posée au pape François, de visite à Marseille – à Marseille et non en France a-t-il précisé – mais il s’en est emparé.

Chacun connaît l’épisode où, au faîte de sa gloire après plusieurs miracles, entré dans Jérusalem sous les acclamations, Jésus s’entend demander : « Est-il permis de payer le tribut à César ? » Autrement dit, doit-on verser un impôt à l’occupant romain ? Rebelle ou collabo selon sa réponse, il court de sérieux risques immédiats, venant soit des autorités, soit du peuple. Comme on sait, Jésus s’échappe de la question fermée en répondant : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »[i].

Cette phrase aurait pu être vite oubliée. On aurait pu n’y voir qu’une réplique habile, une simple pirouette qui évacue la question sans la régler. Ou un acte d’allégeance formulé en termes diplomatiques, puisque au fond la réponse est « oui » ; saint Paul, estime ainsi qu’elle impose au chrétien la soumission envers l’autorité publique. Cependant, de nombreux exégètes y voient en réalité la première expression du principe de séparation de l’Église et de l’État. Une petite phrase résolument politique : pour la première fois, le pouvoir religieux ne cherche pas à imposer une position au pouvoir politique. Ce qui facilitera bien sûr l’essor de la nouvelle religion à travers le monde romain, puis au-delà.

Quelle qu’ait pu être son intention réelle, la petite phrase de Jésus a pris une importance unique dans l’histoire. C’est « la proposition qui a sans doute joué le rôle politique le plus durable et le plus décisif de toute l’histoire de la pensée », estime le philosophe Roger Dadoun[ii]. Elle est, de loin, la citation de Jésus la plus fréquente sur le web. Et en numéro deux vient une autre petite phrase à connotation politique qui fait figure de confirmation : « Mon royaume n’est pas de ce monde. »
La petite phrase de Jésus est-elle mortelle ? Le pape François a-t-il voulu rompre avec elle et prendre une position ouvertement politique ? Ce ne serait pas la première fois qu’il s’écarte de la parole divine. « Si un ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal », déclarait-il en 2015 – loin du « Tendez la joue gauche », un message à l’aspect d’autant plus blasphématoire qu’il venait quelques jours après l’attentat islamiste contre Charlie Hebdo

Pontife de son époque, François pourrait considérer qu’en comparaison de la question migratoire et des noyades en Méditerranée, la position fiscale de Jésus paraît presque anodine, pour ne pas dire gentillette. Lui-même prône une modification de l'ordre du monde. Il va au-delà du devoir de charité à l’égard du frère humain menacé de noyade en réclamant, au moins entre les lignes, un accueil inconditionnel des migrants. Et à ses côtés, l’archevêque de Marseille fustige expressément les « institutions politiques ».

Il faut noter cependant que le pape, qui sait parfaitement user des petites phrases, semble avoir évité toute formule explicite et concise qui se prêterait à des citations hostiles comme une sorte de corps du délit. De plus, rien ne dit qu’il s'adresse, lui, aux « institutions politiques » ni même à un peuple français très majoritairement opposé à l’accueil inconditionnel. En disant et en répétant qu’il se trouve non en France mais à Marseille, carrefour de la Méditerranée où trois continents se rencontrent, il s’adresse peut-être en réalité aux candidats à la migration, sans doute beaucoup plus nombreux dans une Afrique de 1,4 milliard d’habitants. Après tout, l’Église en manque de prêtres et de fidèles aurait quelques raisons de se considérer comme un « métier en tension ».

M.L.S.

___________

[i] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, Paris, 2015, p. 64.

[ii] Roger Dadoun, « Du politique comme violence : corps mystique etcorps naturel », in:  Littérature, N°64, 1986. Propositions critiques pour Jean Levaillant. pp. 23-29. doi : 10.3406/litt.1986.1403. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1986_num_64_4_1403.

Photo presidencia.gov.ar, via Wikimedia CommonsCC-BY-SA-2.0


05 novembre 2022

« Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique » : logos, ethos, pathos

Grégoire de Fournas, jeune viticulteur bordelais et député du Rassemblement national, a acquis instantanément une notoriété démesurée. Le jeudi 3 novembre, à l’Assemblée nationale, son collègue député LFI du Val-d’Oise Carlos Martens Bilongo s’inquiète du sort de l’Ocean Viking, un navire bloqué en mer avec 234 migrants à son bord. « Qu’il retourne en Afrique », s’écrie Grégoire de Fournas. Hourvari dans l’hémicycle. « Dehors, dehors », réclament bruyamment les députés LFI (voir vidéo de LCP).

Grégoire de Fournas assure avoir visé le bateau et ses occupants. Une grande partie de la presse et des politiques considèrent néanmoins son exclamation comme un « propos raciste » adressé à un député d’origine africaine. « L’élu d’extrême droite avait lancé "qu’il retourne en Afrique !" au député LFI Carlos Martens Bilongo, qui est noir, lors de l’intervention de ce dernier au sujet d’un bateau transportant des migrants », insiste Le Monde.

Logos : exégèse de l’inaudible

Quelques médias qualifient l’exclamation de « petite phrase » ; figurent parmi eux FranceTVinfo, Sud-Ouest, Closer ou La Charente libre. Son contenu est jugé ambigu. Certains écrivent systématiquement : « qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ». « En effet, cette phrase, exprimée à l'oral, pourrait aussi bien avoir été prononcée au singulier ("Qu'il retourne en Afrique") ou au pluriel ("Qu'ils retournent en Afrique") », explique France info. On suppute que, au singulier, elle aurait visé Carlos Martens Bilongo, et au pluriel les migrants ; grammaticalement parlant, pourtant, elle peut aussi bien concerner le navire que ses occupants.

Le compte rendu de l’Assemblée nationale renonce aux parenthèses et tranche : « qu’il retourne en Afrique ». Mais dans l’après-midi du 4 novembre, le bureau de l’Assemblée nationale propose à celle-ci de prononcer à l’encontre de Grégoire de Fournas « une censure avec exclusion temporaire, sur le fondement de l’article 70 de notre règlement, en vertu duquel peut être sanctionné un député "qui se livre à des manifestations troublant l’ordre ou qui provoque une scène tumultueuse" ». Ce choix n’est pas neutre. Car l’article 70 permet aussi de sanctionner un député « qui se livre à une mise en cause personnelle, qui interpelle un autre député ou qui adresse à un ou plusieurs de ses collègues des injures, provocations ou menaces ». Autrement dit, le bureau de l’Assemblée ne retient pas l’injure raciste.

Au surplus, si le bureau de l’Assemblée avait considéré l’exclamation du député RN comme un propos raciste, donc délictueux, l’article 78 du règlement lui aurait imposé d’informer sur-le-champ le procureur général. Implicitement, il ne reproche à Grégoire de Fournas que d’avoir provoqué une « scène tumultueuse ».

Ethos : l’Afrique des uns n’est pas l’Afrique des autres

Enjoindre à des migrants africains de retourner en Afrique pourrait être qualifié de brutal, d’inhumain, etc. Ici, cependant, la presse parle majoritairement de racisme. Car l’exclamation ne vient pas de nulle part. Un député qui parle d’Afrique parle d’Afrique. Mais quand c’est un député RN, le spectre du racisme plane sur le nom « Afrique » lui-même.

Le message réel d’une petite phrase est souvent dissocié de son contenu stricto sensu. Parce qu’elle vient d’Emmanuel Macron, l’expression « Gaulois réfractaires » est réputée méprisante. Ne l’est pas, en revanche, parce qu’elle vient du général de Gaulle, la présentation de Clemenceau comme un « vieux Gaulois acharné à défendre le sol et le génie de notre race »[1]. La réputation du locuteur, son « ethos » aurait dit Aristote, est consubstantielle à la petite phrase.

Elle peut même l’emporter sur ce qui a réellement été dit. Selon LFI, sur son compte Twitter officiel, « alors que notre député @BilongoCarlos pose sa question au gouvernement, un député RN lui lance : "Retourne en Afrique" ». La deuxième personne du singulier de l’impératif substituée ici à l’exclamation d’origine introduit une tonalité méprisante et hostile.

Pathos : des auditoires inconciliables

Sur ce point, cependant, on peut envisager l’effet du « pathos », les passions et convictions des auditeurs. Il n’est pas impossible que l’auteur du tweet ait entendu ce qu’il désirait entendre. L’URL du tweet comporte d’ailleurs cette séquence : « voici-ce-qua-dit-le-depute-rn-gregoire-de-fournas-selon-le-compte-rendu-de-lassemblee-nationale ». Son auteur, donc, aurait non seulement mal entendu l'exclamation mais mal lu le compte rendu de l’Assemblée. Le biais de confirmation est une force puissante.

Cependant, dans un monde riche en médias, il n’y a pas un auditoire mais plusieurs. Majoritairement condamné par la presse, Grégoire de Fournas trouve des défenseurs en nombre sur l’Internet. Par exemple, quand Johanna Rolland, maire socialiste de Nantes, réélue en 2020 avec 60 % des suffrages, twitte : « Cette sanction contre les propos indignes d’un député du RN s’imposait », elle s'attire en une journée une cinquantaine de réponses, toutes hostiles à deux exceptions près. « Cette polémique pourrait se retourner en faveur du parti d’extrême-droite », s’inquiète France Culture.

Bien entendu, la position du bureau de l’Assemblée renforce ce risque. Pour avoir provoqué un tumulte, Grégoire de Fournas est exclu de l’hémicycle pendant quinze jours et privé de la moitié de ses indemnités parlementaires pendant deux mois. Mais les tumultes ne manquent pas au Palais-Bourbon. Or une telle sanction n’avait été prononcée qu’une fois antérieurement, contre le député communiste dissident Maxime Gremetz, pour avoir fait scandale en commission à propos de véhicules ministériels mal garés. Le RN n’aura pas de mal à se plaindre d’une victimisation. La petite phrase de Grégoire de Fournas pourrait même en devenir le symbole.

Michel Le Séac’h


[1] Discours prononcé sur la tombe de Georges Clemenceau, 12 mai 1946.

16 avril 2019

« Les ONG ont pu se faire complices des passeurs » : la non-petite phrase de Christophe Castaner

Le 5 avril 2019, clôturant la réunion des ministres de l’Intérieur du G7 à Paris, Christophe Castaner a fait une déclaration qui contenait le passage suivant :

Les ONG jouent un rôle essentiel pour apporter une aide aux migrants, cela ne fait aucun doute. Toutefois, en Méditerranée centrale on a observé de façon tout à fait documentée, je vous le dis, une réelle collusion, à certains moments, entre les trafiquants de migrants et certaines ONG. On a observé que certains navires d'ONG étaient ainsi en contact téléphonique direct avec des passeurs qui facilitaient le départ des migrants depuis les côtes libyennes dans des conditions effroyables, souvent au péril de leur vie. Les ONG, dans ce cas-là, ont pu se faire complices des passeurs.

Cette déclaration a soulevé une émotion certaine dans les milieux de gauche, qui ont surtout cité sa dernière phrase – sous une forme optimisée (« les ONG ont pu se faire complices des passeurs »). Pourtant, la presse n’a presque jamais utilisé l’expression « petite phrase » à son sujet. Cette absence de qualification est anecdotique, bien sûr. Elle a pourtant de quoi étonner puisque, de nos jours, l’étiquette « petite phrase » s’accroche aisément à tout propos un peu détonant d’un personnage politique.

Sur un thème connexe, le prédécesseur de Christophe Castaner au ministère de l’Intérieur, Gérard Collomb, avait évoqué au printemps 2018 « les migrants qui font un peu de benchmarking pour regarder les différentes législations à travers l’Europe ». À l’époque, cette sortie avait été largement qualifiée de « petite phrase », par exemple chez France Télévisions, Le Parisien ou France Soir.

Comment expliquer cette différence de traitement ? La question, je le redis, est purement anecdotique. Mais peut-être la réponse éclairerait-elle un peu le fonctionnement des petites phrases ? Trois types d’explication, correspondant aux trois phases d’une petite phrase, sont envisageables.

  1. Au niveau du contenu, le léger doute introduit dans la formule généralement citée (« ont pu ») l’affaiblit peut-être. Surtout, il n’est pas impossible que l’allégation du ministre de l’Intérieur soit déjà largement admise implicitement, y compris par certains de ceux qui s’offusquent de l’entendre explicitée. La convergence d’intérêts entre passeurs, migrants et sauveteurs relève du simple bon sens. La mer est grande. Plutôt que de la parcourir à la recherche de petites embarcations comme des aiguilles dans des bottes de foin autant aller chercher du côté où un coup de fil vous a obligeamment dit qu’elles pourraient se trouver, comme l’a noté Frontex p. 32 de son rapport d’analyse des risques de 2017. La déclaration de M. Castaner a pu paraître purement factuelle et objective.
  2. Au niveau du contexte, une petite phrase suppose un grand personnage – grand par rapport à son sujet, du moins (tout est relatif !). Peut-être Christophe Castaner n’était-il pas audible, début avril, sur un thème politique majeur. À cette date, son image était sûrement influencée par sa fameuse fiesta en boîte de nuit. En tout cas, sa sortie à propos des ONG a été relativement peu reprise sur les réseaux sociaux. Et les recherches sur Google ne mentent pas : le graphique de tendance des recherches reproduit plus bas montre un grand intérêt pour la recherche « Castaner + boîte de nuit » au mois de mars et pratiquement aucun pour « Castaner + ONG » début avril (le résultat est le même si la recherche porte sur « passeurs » ou sur « migrants »). Un gros plan sur le début avril (second graphique) montre que le thème des ONG n'éclipse que très fugitivement celui de la boîte de nuit.
  3. Au niveau de la culture, la déclaration du ministre de l’Intérieur n’a pas de valeur heuristique, elle ne dit ni quoi faire ni quoi penser. Sa version « canonique » (« Les ONG ont pu se faire complices des passeurs ») évoque des acteurs qui concernent peu l’opinion publique. Celle-ci connaît les migrants, pas les passeurs ni les ONG. Si M. Castaner avait plutôt présenté les ONG comme « complices des migrants », sa déclaration aurait sans doute trouvé plus d’écho. Mais lequel ? Selon le dernier sondage Harris Interactive Epoka, l’immigration est le thème qui préoccupe le plus les électeurs aujourd’hui. En définitive, la déclaration du ministre de l’Intérieur était peut-être trop consensuelle pour faire petite phrase.
Michel Le Séac’h




09 juillet 2017

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : Emmanuel Macron dédouane Michel Rocard

Lors de la réunion préparatoire du G20 à Berlin, le 29 juin 2017, Emmanuel Macron a cité Michel Rocard. Selon le communiqué officiel allemand, il a déclaré : « Michel Rocard hat in Frankreich einmal gesagt: Man kann nicht die gesamte Misere der Welt auf sich nehmen, aber jeder muss seinen Anteil übernehmen. » Ce qui en langue rocardienne d’origine doit signifier : « Michel Rocard disait un jour : La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde mais elle doit en prendre sa part. » La presse française a peu relevé cette déclaration. Il s’agit pourtant d’un marqueur politique.

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », qui date de 1989, est assurément l’une des petites phrases politiques les plus célèbres de la fin du 20e siècle[i]. À première vue, c’est un truisme. Selon la Banque mondiale, 767 millions de personnes vivent dans une extrême pauvreté, dont la moitié en Afrique subsaharienne. Les accueillir toutes propulserait la densité de la population française au-delà de 1 240 personnes par km² : moins que Monaco, la bande de Gaza ou le Vatican, mais bien plus que le Bangladesh. Pourquoi, alors, cette simple évidence est-elle devenue petite phrase ?

Une petite phrase est ce qu’en fait le public

Sans doute parce que, reprise à droite et à l’extrême-droite, elle a vite été comprise comme « halte à l’immigration ! » voire comme « les immigrés dehors ! ». Elle a pris un sens implicite qui n’était probablement pas dans l’intention de son auteur : une petite phrase n’en fait qu’à sa tête – ou plutôt elle est ce qu’en fait le public. Par contrecoup, la formule de Michel Rocard, alors premier ministre de François Mitterrand, est devenue scandaleuse à gauche. Dans Le Monde diplomatique, le journaliste Thomas Deltombe y a vu une « tache indélébile », un exemple type de ces « ces ‘petites phrases’ compromettantes qui trottent dans toutes les têtes, et que les journalistes — toujours prompts à jouer leur rôle de contre-pouvoir, comme on sait… — aiment à rappeler. » La même petite phrase est appréciée des uns et honnie des autres, dans les deux cas au nom d’une signification qu’on lui prête au second degré. Ce qui dénote au minimum une césure culturelle : il y a bien un « peuple de droite » et un « peuple de gauche ».

Michel Rocard a tenté de redresser le tir. En 1996, il a publié dans Le Monde une tribune libre intitulée : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde mais elle doit en prendre fidèlement sa part ». Il y sous-entendait, dans une de ces explications obscures dont il avait le secret, que sa déclaration, au « destin imprévisible », avait été tronquée. Il a réitéré sa tentative en 2009. Objectivement, les deux formules sont parfaitement compatibles : l’une dit que la France ne peut accueillir 100 % de la misère du monde, l’autre qu’elle doit en accueillir davantage que 0 %. Subjectivement, elles sont radicalement différentes : l’une est comprise comme une condamnation de l’immigration, l’autre comme un plaidoyer pour l’accueil des migrants.

Division au sein de la gauche

Réécrire sa phrase d'origine était a priori une tentative baroque de la part de Michel Rocard. En effet, une vidéo de l’INA permet à quiconque de vérifier ce qu'il a réellement dit. Et pas seulement une fois puisqu’il a répété sa phrase en janvier 1990 dans un discours officiel : « Je l'ai déjà dit et je le réaffirme : " nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde " ».

Néanmoins, à cette époque où l’on ne parlait pas encore de fake news, beaucoup ont affecté de croire l’ancien premier ministre sur parole. Et même, note Thomas Deltombe, « on entendra de nombreux journalistes conspuer ceux qui osent reprendre la phrase rocardienne ‘hors de son contexte’ ». Au-delà de la presse, « la gauche reprend en chœur » la partie ajoutée de la phrase, indique Geoffroy Clavel dans le Huffington Post au lendemain de la mort de Michel Rocard, en juillet 2016.

Ce n’est pourtant pas totalement exact. Il est vrai que la droite a continué à citer la petite phrase dans sa version d’origine, à l’instar d’Alain Juppé sur TF1 le 25 août 2015. Mais à la césure gauche/droite s’est ajoutée une cassure à l’intérieur de la gauche entre ceux qui, voulant bien faire, font mine de croire à la rectification, et les adversaires de Michel Rocard pour qui sa formule d’origine révélait la noirceur du personnage. C’est à gauche que la tentative de transformation de la petite phrase a été le plus énergiquement dénoncée, par exemple par Pascal Riché dans Le Nouvel Observateur ou Juliette Deborde dans Libération. Inversement, Michel Rocard est cité ainsi qu’il le souhaitait par le Dicocitations du Monde. Et donc désormais par le président de la République. 

Michel Le Séac’h



[i] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 101-103.

Photo : Michel Rocard à la conférence du MEDEF 2008, par Olivier Ezratty via Wikipedia

09 décembre 2016

« Wir schaffen das » : Angela Merkel est-elle débarrassée de sa petite phrase ?

Angela Merkel a été réélue cette semaine à la tête de la CDU après avoir tourné la page de son « wir schaffen das! » (« nous y arriverons »). Cette petite phrase date d’une conférence de presse du 31 août 2015. Très affectée, dit-on, par la découverte en Autriche, quelques jours plus tôt, de 71 cadavres de clandestins dans un camion frigorifique, la chancelière allemande avait décidé d’accueillir sans réserve les migrants qui affluaient via les Balkans. L’Allemagne est un pays puissant, avait-elle dit, « wir haben so vieles geschafft – wir schaffen das » (« Nous avons déjà tant fait – nous y arriverons »).

Pendant des mois, ce  « wir schaffen das » lui a été reproché par ses opposants – et par une opinion allemande qu’un sondage disait hostile à 82 %. Cité par Politico, Joachim Scharloth, professeur de linguistique à l’université technique de Dresde, assure que c’était inévitable car la formule d’Angela Merkel renvoyait à « une référence complètement obscure ». Arriver à quoi ? On n’en savait rien.

Certes, mais on pourrait en dire autant du « Yes we can » de Barack Obama lors de sa campagne présidentielle de 2008[1]. Or cette petite phrase-ci, au contraire, a été reçue positivement en Amérique et dans le monde occidental – alors que peu de gens pourtant auraient pu dire qui était « nous » et surtout ce que ce nous pouvait.

Dès leurs débuts, les deux petites phrases ont connu des sorts différents[2]. Celle de Barack Obama a été instantanément plébiscitée par le public, au point de supplanter le slogan officiel de la campagne (« Change we can believe in »). Celle d’Angela Merkel est d’abord passée inaperçue. Les statistiques de Google Search ne révèlent aucun intérêt particulier pour elle dans la semaine du 30 août au 5 septembre 2015 (voir le graphique Google Trends ci-dessous).


Pour qu’une petite phrase marque les esprits, il faut qu’elle soit répétée. Angela Merkel s’en est chargée elle-même. Elle a réitéré sa formule, et les résultats n’ont pas tardé : les manifestations hostiles se sont multipliées et le parti anti-immigration Alternativ fûr Deutschland a décollé dans les sondages, puis dans les urnes.

Angela Merkel en a tiré les conséquences : elle a fait machine arrière. Mais peut-on effacer à volonté la marque laissée par une petite phrase ? Michel Rocard n’a jamais pu faire oublier « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (autres temps, autres petites phrases !). Il avait tenté sans grand succès d’y ajouter après coup un appendice (« mais elle doit en prendre sa part »)[3]. Angela Merkel a fait plus direct et plus radical : au mois de juillet elle a répudié expressément son « wir schaffen das » devenu selon elle une « formule creuse ».

Il semble que ses partisans ne lui en tiennent pas rigueur : la CDU l'a réélue par 89,5 % des voix – une élection de maréchal, même si son score avait atteint 96,7 % en 2014. Est-ce à dire que la petite phrase est oubliée, alors que plusieurs centaines de migrants sont entrés en Allemagne dans l'intervalle ? Il faudra attendre des résultats électoraux grandeur nature. Mais ce n’est pas impossible : la dissonance était telle entre une personnalité populaire et une position impopulaire que cette dernière pourrait avoir disparu comme si elle n’avait jamais existé.

Michel Le Séac'h


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 121.
[2] « Wir schaffen das » n’est pas la traduction exacte de « yes we can » mais, curieusement, elle pourrait avoir la même origine : un personnage de dessins animés pour enfant, Bob le Bricoleur (Bob the Builder aux États-Unis, Bob der Baumeister en Allemagne). À son équipe d’ouvriers, Bob demande rituellement : « Pouvons-nous le faire ? ». Et les autres de répondre « Yes we can » dans la version en anglais… et « Yo ! wir schaffen das » dans la version allemande.
[3] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.

Photo : copie partielle d'écran Phoenix

17 septembre 2015

Manuel, as-tu du cœur ?

Lors du débat consacré à « l’accueil des réfugiés en France et en Europe », hier à l’Assemblée nationale, Manuel Valls a une fois de plus illustré son goût (ou celui des rédacteurs de ses discours) pour les petites phrases. Parmi ses formules bien trempées, une a particulièrement retenu l’attention de la presse : « il faut du cœur, bien sûr, mais un cœur intelligent, un cœur ferme et un cœur lucide ».

Cette formule, pourtant, ne dit rien d’autre que : « il faut du sentiment et de la raison », ce qui paraît être un minimum de la part d’un chef de gouvernement. Mais elle possède la force mystérieuse des répétitions internes, fameusement illustrée par Danton : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » Elle a aussi l’avantage de pouvoir être reprise aussi bien par les partisans du sentiment que par ceux de la raison : chacun pourra placer le curseur à sa guise entre le cœur d’une part, l’intelligence, la fermeté et la lucidité de l’autre.

Les mains du Premier ministre soulignent cette recherche d’équilibre et de neutralité. Parlant au perchoir, il veille à les garder à plat sur le pupitre. Un peu plus tard dans la même séance, échauffé par le débat, il reviendra à une gestuelle qui exprime sans doute mieux sa personnalité, braquant l’index droit alternativement vers le ciel et vers ses interlocuteurs.

Michel Le Séac'h 

Photos : copies partielles d’écran, vidéo de l’Assemblée nationale, séance du 16 septembre 2015 à 1:27:02 et 3:47:54