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18 janvier 2023

L’intelligence artificielle de ChatGPT et les petites phrases

OpenAI, « société de recherche et de déploiement » spécialiste de l’intelligence artificielle installée à San Francisco, a superbement réussi le pré-lancement de son robot conversationnel ChatGPT. Cet outil répond en langage naturel à toutes sortes de questions grâce à une énorme base de données. Pour les besoins de sa mise au point, il est accessible en ligne gratuitement et croule sous les connexions.

Toutes les disciplines, dirait-on, ont voulu savoir ce que ChatGPT pouvait dire d’elles. À notre tour, interrogeons le robot sur les petites phrases :

  • [Question] : Qu'est-ce qu'une petite phrase ?
  • [Réponse] : Une petite phrase est une expression courte et concise qui peut avoir plusieurs significations ou utilisations différentes. Elle peut être utilisée pour résumer une idée, pour exprimer une émotion ou pour formuler une question.

Étrangement, si l’on relance aussitôt le robot, ses réponses varient quelque peu : 

  • Qu'est-ce qu'une petite phrase ?
  • Une petite phrase est une phrase courte et concise qui exprime une idée simple. Elle peut être utilisée pour résumer une idée, communiquer une émotion ou une pensée, ou pour attirer l'attention sur un point particulier. Les petites phrases peuvent être utilisées dans divers contextes, comme les slogans publicitaires, les citations ou les proverbes.

Puis :

  • Qu'est-ce qu'une petite phrase ?
  • Une petite phrase est une phrase courte et simple qui exprime une idée ou une pensée. Elle peut être utilisée pour résumer une idée plus complexe ou pour communiquer une information de manière concise.

Ces réponses cursives ne sont pas totalement homogènes. L’émotion est absente de la troisième, par exemple. La première envisage qu’une petite phrase ait « plusieurs significations ou utilisations différentes » alors que pour la seconde elle « exprime une idée simple ». Toutes cependant s’entendent pour attribuer à la petite phrase un but pratique : elle est « utilisée ». Mais par qui ? Car on note surtout qu’aucune des trois définitions n’accorde de place au locuteur, alors qu’une petite phrase a toujours un auteur. Implicitement, la seconde définition évacue celui-ci en confondant petites phrases, slogans, citations et proverbes. L’auditoire est pareillement oublié. Si elles ne sont pas absurdes, les définitions de la petite phrase données par ChatGPT sont d’une simplicité abusive.

Leur reprochera-t-on de ne pas rattacher la petite phrase à la communication politique ? Paradoxalement, si l’on s’élève d’un échelon dans la complexité de la question, ChatGPT se montre plus convaincant :

  • Les petites phrases sont-elles propres aux hommes politiques ?
  • Les petites phrases sont souvent associées aux hommes politiques car ils utilisent souvent des expressions courtes et mémorables pour communiquer avec leurs électeurs ou les membres de la presse. Cependant, les petites phrases peuvent également être utilisées dans d’autres domaines, tels que la publicité, les discours d’entreprise ou les conversations de tous les jours. Les petites phrases sont utilisées pour capter l’attention et pour faire passer un message de manière efficace.

C’est bien vu. On note surtout qu’ici « capter l’attention » renvoie implicitement à l’auditoire et « faire passer un message » au locuteur.

Puisque ChatGPT paraît plus à l’aise avec les questions complexes qu’avec les questions simples, poursuivons dans cette voie :

  • Les petites phrases sont-elles toujours positives ?
  • Les petites phrases ne sont pas toujours positives. En fait, elles peuvent être utilisées pour exprimer des idées, des opinions ou des émotions négatives. Les petites phrases peuvent être utilisées pour critiquer ou pour dénigrer une personne, une idée ou un groupe. Les petites phrases peuvent également être utilisées pour tromper ou manipuler les gens. Il est donc important de considérer le contexte et de vérifier la véracité des informations avant de croire ou de partager une petite phrase.

Puis :

  • Parler de petite phrase assassine est excessif car personne ne meurt
  • Vous avez raison, parler de "petite phrase assassine" est certainement excessif car personne ne meurt. Cependant, il est vrai que certaines petites phrases peuvent être très nocives ou offensantes, et peuvent causer de la douleur ou de la désinformation. Les petites phrases peuvent être utilisées pour propager la haine, l'intolérance ou la discrimination, ou pour dénigrer une personne ou un groupe de personnes. Il est donc important de réfléchir aux conséquences de nos paroles avant de les utiliser, et de prendre soin de ne pas blesser ou offenser les autres avec nos propos.

Pas mal trop mal. Cependant, dans ces deux derniers cas, les réserves formulées in fine derrière « il est donc important de » ont de quoi surprendre. OpenAI a probablement cédé à l’immense pression du politiquement correct à l’américaine : il ne fallait pas que ChatGPT puisse donner l’impression de préconiser l’usage de petites phrases négatives, voire « assassines ». Mais ces leçons morales élémentaires donnent l’impression qu’il prend ses utilisateurs pour des débiles. « L’intelligence artificielle est l’inverse de la connerie naturelle », plaisantait-on autrefois…

Enfin, si l’on interroge le robot sur des petites phrases spécifiques, on constate qu’il a du mal à contextualiser. Il ne reconnaît pas ces formules comme des petites phrases attachées à un personnage et à des circonstances spécifiques. Il les interprète au premier degré et disserte sur elles en conséquence sans percevoir le sous-entendu qu’elles recèlent presque toujours, l’élément de connivence entre leur auteur et leur auditoire.

En voici un exemple célèbre qui a une longue histoire puisqu’il date de 1989 :

  • La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
  • Il est vrai que la France, comme tous les autres pays, a ses propres limites et contraintes en termes de capacité à accueillir des réfugiés et des migrants. Cependant, il est important de se rappeler que les personnes qui fuient la pauvreté, la persécution ou les conflits sont des individus qui cherchent à améliorer leur vie et celle de leur famille. Il est important de traiter ces personnes avec dignité et compassion, et de chercher des solutions qui tiennent compte de leurs besoins et de leurs droits. Il est également important de souligner que la migration est un phénomène mondial qui ne peut être résolu par un seul pays seul, mais qui nécessite une coopération internationale pour résoudre les causes sous-jacentes qui poussent les gens à migrer.

ChatGPT reconnaît, ce qui est déjà remarquable en soi, que cette phrase porte en réalité sur l’immigration et pas sur « la misère » en général. Mais il s’empresse de dérouler longuement un prêchi-prêcha très conventionnel, en vue apparemment de valider ou pas son affirmation. Surtout, il passe totalement à côté du destin de cette phrase dans la vie politique française et ne l’associe même pas à son auteur, Michel Rocard.

ChatGPT peine davantage encore sur un sujet plus récent :

  • Je traverse la rue, je vous trouve du travail.
  • Il s'agit d'une expression idiomatique qui signifie que quelque chose est facile à réaliser, ou que la personne qui parle est confiante dans sa capacité à réussir. Cela peut sous-entendre que la tâche en question est simple ou qu'il y a peu de défis à relever. Cette expression est souvent utilisée pour exprimer une attitude décontractée ou insouciante envers une tâche qui est considérée comme facile à accomplir.

Si l’on soumet la petite phrase au moteur de recherche de Google, ses résultats l’associent à Emmanuel Macron dans plus des trois quarts des cas. Cette expression est « souvent utilisée » non pour exprimer la décontraction dans l’absolu mais pour illustrer une attitude méprisante prêtée au chef de l’État. Là, on est tenté de dire que ChatGPT n’est pas seulement insuffisant mais qu’il se trompe largement. À moins que la formule ne soit trop banale pour que l’intelligence artificielle pense à l’associer au président de la République ? Essayons alors une déclaration plus spécifique :

  • Les non-vaccinés, j'ai très envie de les emmerder.
  • Il est important de rappeler que chaque individu a le droit de prendre des décisions concernant sa santé en toute connaissance de cause. Il est également important de respecter les opinions et les croyances des autres, même si elles diffèrent des nôtres. Parler de vouloir "emmerder" les personnes qui ne souhaitent pas se faire vacciner peut être vu comme étant inapproprié et manque de respect envers les individus concernés. Il est important de rappeler que la vaccination est une décision personnelle et qu'il est important de respecter les choix de chacun.

Là encore, ChatGPT passe complètement à côté des deux éléments capitaux qui n’échapperaient pas à un Français moyen : cette phrase concerne la vaccination anti-Covid et a été prononcée par le président de la République. À ce dernier, le robot dispense consciencieusement une leçon de morale. Il assortit même la question comme la réponse de cette mention inscrite en rouge : « This content may violate our content policy. If you believe this to be in error, please submit your feedback — your input will aid our research in this area. » Sans nul doute, le mot « emmerder » en est la cause, même entre guillemets. Décidément, le politiquement correct est un lourd fardeau pour ChatGPT.

Un dernier exemple de petites phrase réelle retourne une réponse plutôt cocasse :

  • Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ?
  • Je suis désolé, mais en tant que modèle de traitement du langage, je ne suis pas capable de dire qui a imaginé ou a mis en scène un tel scénario, surtout que cela n'a jamais été le cas en réalité. Le général Charles de Gaulle était un dirigeant politique français important et influent du XXe siècle, et il n'a jamais été mis en examen dans sa carrière politique. Il a plutôt été élu président de la république française, et a dirigé le pays pendant plusieurs années.

Cette fois, ChatGPT se soucie de l’auteur de la phrase (« qui a imaginé… ») sans  trouver François Fillon, ce qui semble indiquer que sa base de données n’est pas si riche en réalité. Mais au lieu de décrire les circonstances dans lesquelles cette petite phrase a été prononcée, il s’embarque dans un cours d’histoire élémentaire, d’ailleurs pas tout à fait exact puisque le général de Gaulle a été non seulement inculpé mais condamné deux fois en 1940, dont une fois à la peine de mort.

En réalité, ChatGPT n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il n’a rien à dire. Là encore, pourtant, il lui arrive de ne pas être aussi exact qu’on pourrait le souhaiter :

  • Emmanuel Macron sera-t-il réélu en 2027 ?
  • Il est impossible de prédire avec certitude si Emmanuel Macron sera réélu en 2027, car cela dépendra de nombreux facteurs tels que l'évolution de la situation économique et politique en France, les actions et les politiques qu'il mettra en place au cours de son mandat, la popularité de ses concurrents, et les événements imprévus qui pourraient survenir. En tant que modèle de traitement du langage, je n'ai pas la capacité de prédire l'avenir et je suis formé à partir des données jusqu'à 2021, il est donc préférable de se concentrer sur les actions et les politiques actuelles et futures de Emmanuel Macron et de ses concurrents pour se faire une idée de son potentiel de réélection en 2027.

Peut-être ben qu’oui, peut-être ben qu'non, en somme. Or c’est faux : l’article 6 de la Constitution interdit à Emmanuel Macron d’effectuer plus de deux mandats présidentiels consécutifs. Il est donc possible de prédire avec certitude qu’il ne sera pas réélu en 2027, sauf modification constitutionnelle d’ici là. Dommage : alors qu'il aurait eu l’occasion de donner une réponse précise et certaine, le système tombe dans un piège grossier.

ChatGPT parvient remarquablement à imiter le langage naturel. Ses textes sont impeccables dans leur forme. Pour le fond, c’est une autre affaire. En particulier, confronté à une petite phrase, le robot passe complètement à côté des sous-entendus. Pour le moment.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie partielle d’écran du site OpenAI, openai.com

08 juillet 2021

Macron ou le mystère du verbe, de Damon Mayaffre : le mystère fait de la résistance

La déclaration de candidature d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2022 fait un tabac ! Elle est l’œuvre d’un algorithme d’intelligence artificielle. Il y a bien longtemps que des humoristes ont proposé des générateurs de langue de bois, dans la foulée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert ou de l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy. On en trouve en ligne chez Odexa, ActuFinance, Nota-PME et d’autres. Mais celui-ci est spécialisé dans le « parler Macron ». On s’y croirait ! On s’y croirait, et en même temps, on sent qu’il manque quelque chose. On y reviendra plus bas.

Ce texte est l’épilogue fantaisiste d’un ouvrage tout à fait sérieux, Macron ou le mystère du verbe – Ses discours décryptés par la machine, un gros livre (342 pages) à la présentation sobre et qualitative. Son auteur, Damon Mayaffre, enseigne à l’Université Côte d’Azur. Docteur en histoire, il a bifurqué vers la linguistique via l’étude logométrique du discours politique. Après Chirac, Sarkozy et les autres, il se penche sur celui d’Emmanuel Macron ‑ du moins celui du « jour d’avant » puisque la pandémie de covid-19 a changé subitement le discours du chef de l’État. Le livre est fondé sur l’étude de cent discours soumis au crible du logiciel Hyperbase développé par l’Université Côte d’Azur et le CNRS.

Il est divisé en trois parties : la « naissance » d’Emmanuel Macron en 2017, sa « généalogie » révélée par les parentés de son discours avec celui de ses prédécesseurs et son « actualité », c’est-à-dire ses principales thématiques.

Spécificités du discours macronien

Dès sa naissance, le discours d’Emmanuel Macron privilégie le mouvement (le nom « En Marche ! » en est témoin). Avant l’élection présidentielle il est truffé de verbes comme « changer », « transformer », « bouger », « construire » et toute une série de mots en « re- » : « renouveler », « refonder », « réformer », « recréer » et les substantifs correspondants. Emmanuel Macron adore la lettre « r », plaisante Damon Mayaffre.

S’y ajoute une particularité remarquable repérée par la logométrie : « Chez Macron, les verbes de changement sont très souvent employés de manière intransitive, c’est-à-dire sans complément d’objet. (…) Macron peut répéter ‘’je veux transformer’’, ‘’il faut réformer’’, sans avoir à préciser l’objet politique de la transformation ou des réformes souhaitées : le mouvement présenté comme une fin en soi » (p. 62). Ce que confirme la fréquence, dans ses discours, du suffixe « -tion » (évolution, libération…), qui connote le mouvement.

S’il est question de « projet », ce mot lui-même est répété « pour ne pas nécessairement avoir à dire de quel projet il s’agit ». Les pronoms « je » et « nous » sont multipliés « pour fabriquer une communauté de destin indépendamment du contenu ou du programme » et « s’en tenir au processus pour performer un consensus qui apparaîtra d’autant plus évident qu’il est non explicité ». Est-ce spontané ou délibéré ? Le résultat en tout cas, est que « la parole que Macron s’applique à prononcer est consciemment fuyante en cherchant à ne rien dire de net qui puisse choquer, diviser, idéologiser. »

Ex Machina

Les cent discours analysés constituent donc un « corpus » fragile et définir le « macronisme » est difficile. Damon Mayaffre y voit d’abord  une « rhétorique du processus ». Mais il se présente aussi comme un « pragmatisme », une « rhétorique de l’explication, un discours du ‘’parce que’’ », une « troisième voie entre l’ultra-libéralisme et le social-réformisme » et un « idéal européen ». Le « mystère du verbe » est loin d’être totalement levé.

Si la logométrie permet de repérer la structure du discours macronien dans la première partie du livre, elle met aussi en évidence, dans la troisième partie, quatre thématiques prioritaires : l’économie, la société, le social et le régalien (qui inclut l’Europe). La santé n’y est pas, pour des raisons de calendrier : la grande majorité des discours cités datent de la période 2017-2019 et sont donc antérieurs à l’épidémie de covid-19. L’auteur examine le sujet à part, dans un avant-propos intitulé « Macron ‘’ex machina’’ » ‑ autrement dit, un commentaire de texte rédigé sans l’aide de l’ordinateur.

Et à vrai dire, ce qualificatif pourrait aussi concerner largement la troisième partie du livre. L’ordinateur repère les thèmes du discours à travers des mots, voire des phrases. Rien de plus en réalité. Damon Mayaffre leur donne du sens par le commentaire. Il est dommage qu’il manifeste souvent des sentiments personnels à l’égard de son sujet d’étude. Exemple : « La forme la plus anecdotique de cette présidence publicitaire est sans doute l’éloge funèbre que le premier des Français se sent obligé de prononcer, devant les caméras de télévision, pour un chanteur franco-belge exilé fiscal aux États-Unis et aux mœurs dissolues, mais dont le chef de l’État semblait vouloir récupérer auprès des fans un peu d’aura et de notoriété » (p. 178).

Emprunts ou ressemblances ?

Revenons sur la deuxième partie du livre. Elle examine les « emprunts du discours » d’Emmanuel Macron à « ses huit devanciers » (sept en réalité), les précédents présidents de la Ve République. « L’intelligence artificielle peut chiffrer avec précision ces emprunts multiples », assure l’auteur ; « après apprentissage, l’algorithme évalue chaque phrase de Macron pour lui trouver une forme de paternité ou de source d’inspiration dans le corpus présidentiel » (p. 126). L’ordinateur de Damon Mayaffre calcule même un « taux d’inspiration » : Emmanuel Macron serait ainsi inspiré à 2 % par de Gaulle, 7 % par Pompidou, 3 % par Giscard, 12 % par Mitterrand, 21 % par Chirac, 29 % par Sarkozy et 26 % par Hollande.

Mais comment faire la part de ce qui est « emprunt » ou « inspiration » et de ce qui est air du temps ou préoccupations communes chez les titulaires successifs d’une même fonction ? « Quand Macron imite Giscard, nous versons ainsi dans un discours sans visage ni patrie », écrit par exemple Damon Mayaffre. Faut-il y voir une imitation de l’un par l’autre ou plutôt la marque commune d’un passage par l’ENA et l’Inspection des finances ? Sans doute, « à quarante ans de distance, Macron se rapproche de Giscard […] sur un thème particulier et récurrent du débat politique français : le nucléaire. » Ce rapprochement n’est pas quantitatif : Emmanuel Macron parle peu du nucléaire – moins que Mitterrand ou Sarkozy. Mais ses positions « rappellent étrangement celles de Giscard d’Estaing ». On soupçonne pourtant que tous deux parlent métier, tout simplement : l’un a présidé au grand programme nucléaire, le second est soumis à la clause de revoyure implicite de ce programme après quarante ans de vie des premières centrales.

Les petites phrases absentes

« Pour qui n’a qu’un marteau, tout a l’air d’un clou », disait Abraham Maslow. Ici, l’algorithme examine tous les passages de Macron et mesure systématiquement leurs ressemblances avec les discours des présidents précédents. Fatalement, il en trouve. Mais conclure à des inspirations ou des emprunts peut être une extrapolation hâtive. Exemple : « Jacques Chirac articule, pendant douze ans, majoritairement des platitudes ou des généralités. Et Emmanuel Macron, lorsqu’il l’imite, n’hésite pas à prononcer quelques discours à l’eau tiède, mouillés de bons sentiments et pleins de vide » (p. 185). On soupçonne que cette « imitation de J.C. » est en fait un caractère commun aux adeptes de la langue de bois. Mais puisque seuls les discours de Chirac figurent dans la base de données, le logiciel conclut que ceux de Macron s’en inspirent.

Si ce livre est riche en observations, son principal enseignement est « en creux ». « Comprendre le macronisme, c’est d’abord – tel est le postulat de ce livre – comprendre les mots-images, les phrases-idées, les discours-symboles par lesquels Emmanuel Macron s’exprime et espère convaincre les Français. » Cependant, si le logiciel repère bien les mots, les phrases et les discours, il ne saisit pas encore bien les images, les idées et les symboles. Surtout, il ne saisit pas les sous-entendus et l’arc émotionnel que les mots peuvent traduire ou susciter entre un leader et son peuple. C’est pourquoi il ignore les petites phrases.

Ces dernières, pourtant, traversent furtivement le livre : « supposons que Macron prononce une phrase comme ‘’vous n’avez pas le monopole des sentiments’’ ou même ‘’vous n’avez pas l’exclusivité des sentiments’’ ou encore ‘’le monopole du cœur n’est pas votre propriété’’. Alors, le logiciel identifiera automatiquement, après examen du lexique, de la grammaire et de la syntaxe, une ressemblance linguistique avec Giscard d’Estaing lors de son fameux débat avec Mitterrand en 1974 » (p. 126). Mais saurait-il exclure « vous n’êtes pas le seul à posséder un muscle cardiaque » ? Comprendrait-il la ressemblance sémantique avec : « cessez donc d’arborer vos sentiments en bandoulière » ?

La singularité confirmée des petites phrases

Mieux encore : « supposons maintenant que Macron s’écrie à la tribune : ‘’Je vous ai entendus !’’ Hyperbase détectera l’inspiration gaulliste d’un discours de juin 1958 à Alger » (p. 126). Mais Hyperbase ignorera probablement le double sous-entendu du « je vous ai compris » gaullien (« …mais je ne ferai pas ce que vous désirez » pour l’un, « …donc il fera ce que nous désirons » pour les autres). Hors contexte, n’importe quel politicien peut dire « je vous ai compris », « je vois ce que vous voulez » ou « je perçois vos désirs » sans que le rapprochement avec de Gaulle soit le moindrement pertinent. Paradoxalement, Emmanuel Macron lui-même a bel et bien dit « Je vous ai compris » dans un discours du 18 février 2017. Hyperbase ne l’a pas repéré car ce discours ne figurait pas dans la base de données.

Celle-ci n’incluait pas non plus les discours d’Emmanuel Macron à l’étranger car ils « ne sont pas directement adressés aux Français et se trouvent très contraints linguistiquement par les circonstances et par le protocole » (p. 50). Mais les Français écoutent leur président même quand il ne s’adresse pas directement à eux ! Certaines de ses petites phrases les plus remarquées ont été prononcées à l’étranger (« le Gaulois réfractaire » au Danemark, « les Français détestent les réformes » en Roumanie, « la colonisation est un crime contre l’humanité » en Algérie…).

En les ignorant, ce livre confirme implicitement le caractère singulier des petites phrases dans le discours politique. Encore inaccessibles à l’intelligence artificielle, elles impliquent à la fois l’orateur et l’auditoire. Une petite phrase, saillante et détachable, c’est justement ce qui manque au pastiche, réussi par ailleurs, de la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron. Peut-être n’en est-il que plus vrai à cause de cela : la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron en 2016 n’en contenait pas non plus. Mais le président de la République a sans doute assez appris pour ne pas refaire cette erreur.

Michel Le Séac’h

Damon Mayaffre
Macron ou le mystère du verbe – Ses discours décryptés par la machine
Éditions de l’Aube, 2021. ISBN 978-2815937467. 342 pages, 24 €.