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01 janvier 2017

« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » : l’investissement-image de Vladimir Poutine

« I always knew [V. Putin] was very smart » (j’ai toujours su que V. Poutine était très intelligent) a déclaré avant-hier Donald Trump dans un tweet repris urbi et orbi. Cet hommage explicite du président-élu américain au président en exercice russe porte à son sommet la réputation de ce dernier. Mais la principale qualité qu’on lui reconnaît en général n'est pas tant l’intelligence que la détermination. Il le doit pour une part à une déclaration de 1999 : « On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes ». Cette petite phrase est de très loin la plus connue de Vladimir Poutine, en France comme dans le monde entier.

 Elle remonte au 24 septembre 1999. Poutine, nouveau premier ministre du président russe Eltsine, tenait conférence de presse à Astana, au Kazakhstan. Des journalistes l’avaient interrogé sur les raids menés depuis trois semaines par l'aviation russe contre la Tchétchénie. Poutine avait réitéré la position déjà exprimée par le Kremlin : ils étaient destinées à lutter contre le terrorisme.

L'argot russe le plus grossier

La formule de Poutine citée par l’agence de presse russe Interfax (« Vy menja izvinite, v tualete pojmaem – my ix i v sortire zamochim ») avait été traduite ainsi à l’époque : « Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. » Curieusement, tualete et sortire sont deux synonymes issus du français, l’un convenable, l’autre vulgaire. Mais « i v sortire zamochim », approximativement rendu par « nous les buterons dans les chiottes », appartient sans conteste à l’argot russe le plus grossier, en vigueur dans les cercles mafieux des années 1990 – ainsi qu’au goulag, selon l’ancien dissident Vladimir Boukovski.

La saillie de Vladimir Poutine avait provoqué un bond immédiat de sa popularité en Russie mais avait été peu remarquée ailleurs à l’époque (les Russes eux-mêmes sont surpris aujourd’hui quand on leur dit qu’elle date du siècle dernier). D’abord, son sens n’est pas totalement clair. Au terme d’une analyse savante et détaillée, un universitaire français, le professeur Rémi Camus, en a proposé trois interprétations différentes. Mais surtout, à 46 ans, Vladimir Poutine était alors un personnage peu connu qui avait fait l’essentiel de sa carrière dans l’ombre, comme agent du KGB puis comme adjoint au maire de Saint-Pétersbourg.

La formule est présente le 29 janvier 2000 dans un dossier de Libération sur l’ascension de Poutine grâce à la guerre en Tchetchénie. « ‘S'il le faut, nous irons buter les terroristes jusque dans les chiottes’, lâche-t-il un jour », écrit l’auteur de l’article, Véronique Soulé. Mais elle ne fait que de rares apparitions dans la presse française avant 2011.

Une réplique à la Michel Audiard

« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » semble dater de septembre 2011 ; cette version, apparemment de source AFP, paraît alors dans Le Point et Le Figaro. Elle s’éloigne nettement de la formule d’origine (« Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. »). Mais elle est débarrassée de tout détail inutile et dynamisée par le pronom « on ». Bien qu’étranger à la langue russe, il accroît la sonorité de la phrase et en quelque sorte la francise : on la croirait sortie d’un film de Michel Audiard.

Sous cette forme « optimisée », la petite phrase connaît désormais un succès croissant. Surtout après les attentats du Stade de France et du Bataclan en novembre 2015. Elle devient alors « virale » sur les réseaux sociaux. Seize ans après avoir été prononcée (sous une autre forme…), la petite phrase apparaît comme un mot d’ordre pour l’opinion française ; la popularité du président russe fait un bond, comme le montre le fort pic de recherches sur son nom enregistré par Google Trends dans la semaine suivant les attentats (graphique ci-dessous). Aujourd’hui, Google en recense plus de 20 000 occurrences sur le web français, loin devant toute autre version.

Google Trends : recherches sur « Poutine » en France au cours de l'année 2015

Interrogé en 2011, Vladimir Poutine disait avoir d’abord regretté son langage grossier. Ce n’est pas ainsi qu’un premier ministre doit s’exprimer, lui avait-on fait savoir à l’époque. Pourtant, sa petite phrase s’est révélée à retardement un excellent investissement dans son image internationale. Conclusions : On ne sait jamais à l’avance quel sera le destin d’une petite phrase, elle échappe à son auteur et acquiert une vie propre. Et une grossièreté placée à bon escient, à l’instar du « Merde ! » du général Cambronne, peut avoir un effet puissant(1).

Michel Le Séac’h

Illustration : photo de Vladimir Poutine par Lhooqvsjoconda, CC 4.0 via Wikimedia Commons
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(1) Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 206.

12 janvier 2016

« Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne » : Christiane Taubira après bien d’autres

En 1983, Jean-Pierre Chevènement est ministre de la Recherche et de la Technologie. En désaccord avec une politique gouvernementale qu’il juge trop à droite, il déclare : « Un ministre, ça ferme sa gueule ; si ça veut l'ouvrir, ça démissionne ». Et il démissionne. Il récidivera en 1991, hostile à l’intervention de la France en Irak alors qu’il est ministre de la Défense.

Sa formule est devenue l’une des petites phrases les plus connues de la vie politique française contemporaine. Google en recense des dizaines de milliers d’occurrences et, consécration, elle figure dans l’Histoire de la Vème république pour les Nuls de Nicolas Charbonneau et ‎Laurent Guimier. Elle est systématiquement rappelée par la presse et les milieux politiques chaque fois qu’un ministre manifeste un désaccord avec le gouvernement. Et cela quelle que soit l’issue : démission, résipiscence ou limogeage. On l’a citée ces dernières années à propos de Rama Yade, de Cécile Duflot, de Delphine Batho, d’Arnaud Montebourg et de quelques autres.

Depuis quinze jours, c’est le tour de Christiane Taubira. Son cas n’est pas foncièrement différent, même si elle déploie une interprétation originale du scénario : elle l’ouvre et la ferme alternativement sans démissionner ni être renvoyée. La jurisprudence Chevènement a été rappelée par Alexandre Sulzer dans L’Express, Jean-Baptiste Jacquin dans Le Monde, Grégoire Biseau dans Libération, Jérôme Sainte Marie interviewé par Eléonore de Vulpillières dans Le Figaro, et bien d’autres encore.

Le succès de cette petite phrase tient sûrement à sa bonne adéquation avec la culture des milieux politiques et à la fréquence des circonstances propices à sa répétition, donc à sa mémorisation. Quant à sa forme, on peut noter :
  1. Qu’elle a été spontanément simplifiée et raccourcie par la postérité, « si ça veut l’ouvrir », pas indispensable, ayant été remplacé par le plus bref « ou ».
  2. Qu’elle contient une répétition interne (« ça… ça »), élément souvent favorable à la pérennisation d’une petite phrase.
  3. Que la présence d’un mot grossier (« gueule ») ne lui nuit pas, au contraire : comme l’ont montré Cory R. Scherer et Brad J. Sagarin, une obscénité légère exerce un effet positif sur la persuasion[1].
Michel Le Séac’h

Photo : Guillaume Paumier, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-2.5
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[1] Cory R. Scherer et Brad J. Sagarin, "Indecent Influence: The Positive Effect of Obscenity on Persuasion", Social Influence, 1, n°2, juin 2006, https://doi.org/10.1080/15534510600747597