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14 avril 2017

Marine Le Pen se rediabolise avec le Vél’ d’hiv'

Marine Le Pen a été l’invitée du Grand jury de RTL le 9 avril. Pendant cinquante minutes, elle a été interrogée sur son programme électoral par Olivier Mazerolle, Christophe Jakubyszyn et Yves Thréard. À en juger par une revue de presse, le temps fort de cette émission a été cet échange :

Olivier Mazerolle : « Est-ce que Jacques Chirac a eu tort de prononcer son discours sur le Vél’ d’hiv’ » ?
Marine Le Pen « Je pense que la France n’est pas responsable du Vél’ d’hiv’, voilà ».

Sur le coup, ni la candidate ni les journalistes n’ont paru accorder une importance particulière à cette sortie, coincée entre le thème de l’Europe et celui de la délinquance, et qui venait après quarante minutes d’un débat nourri. Le lendemain, pourtant, dépêche AFP aidant, elle servait de titre dans Le Figaro, Le Monde, Libération, Sud-Ouest et plusieurs autres journaux. Rétrospectivement, ce passage qui a occupé 2 % de l’émission (une minute sur cinquante) est devenu son moment essentiel.

La phrase de Marine Le Pen n’est pourtant pas étonnante en soi. Elle est conforme au refus de la repentance inscrit dans son programme électoral. Elle n’est pas novatrice : si elle s’écarte de la position prise par Jacques Chirac le 16 juillet 1995[1], elle reprend celle adoptée par le général de Gaulle dans l’ordonnance du 9 août 1944[2], jamais abrogée. Marine Le Pen s’était d’ailleurs empressée de reprendre la ligne gaullienne (« S’il y a des responsables, hein, c’est ceux qui étaient au pouvoir à l’époque, c’est pas ‘la France’ ») et de ranger implicitement le Vél’ d’hiv parmi « les moments historiques les plus sombres ».

Non, l’étonnant dans cette formule est qu’elle ait été même prononcée. Marine Le Pen ne manque pas d’expérience. La plupart de ses interviews sont à charge et l’on a souvent tenté de l’amener à exprimer des positions en rapport avec la Seconde Guerre mondiale, avec la certitude qu’elles auraient un retentissement dans les médias – et c’est bien ce qui s’est passé ici. Elle sait, ou devrait savoir, que certains mots lui sont pratiquement interdits et engendrent presque à coup sûr des petites phrases.

« Vél’ d’hiv’ » est de ceux-là (le mot « détail » aussi, bien entendu). Même si Olivier Mazerolle l’avait prononcé le premier, elle aurait dû éviter de le répéter : lui peut le dire, elle pas. Les échappatoires possibles ne manquaient pas : puisque la question portait sur Jacques Chirac, il était possible de concentrer le tir sur l’ancien président de la République. De ramener le débat sur une élection présidentielle à venir plutôt que sur un événement de 1942 ou un discours d’il y a vingt-deux ans. De broder autour de la notion de « repentance ». De contrer par une question en retour du genre : « Quelle était pour vous la France de 1942 : la France de la Collaboration ou la France de la Résistance ? » Mais une fois « Vel’ d’hiv’ » prononcé, il était trop tard : Marine Le Pen avait attaché son nom à un nom rappelant un univers auquel ses adversaires cherchent à la renvoyer.

Piqûre de rappel et épingle vaudoue


Maints commentateurs ont estimé que ce « Vél d’hiv’ » ruinait le travail de « dédiabolisation » entrepris par Marine Le Pen depuis des années. Tout comme le mot «repentance», « dédiabolisation » renvoie au registre de la religion, et ce n’est pas par hasard. Marine Le Pen a enfreint un tabou. Elle a commis une « faute », a écrit Le Monde dans un éditorial

La diabolisation est la forme négative de ce qu’Edward Thorndike a appelé « halo effect » - qu’on traduit généralement par « effet de halo », mais qu’on peut mieux encore traduire par « effet d’auréole » puisque le « halo » anglais désigne aussi la luminosité qui entoure le saint[3] : quand on aime une personne en raison de l’une de ses caractéristiques, on a tendance à tout aimer d’elle. C’est spécialement vrai en politique, a noté Daniel Kahneman[4].

L’inverse est vrai aussi : quand on déteste une caractéristique, on tend à détester le reste. La diabolisation est ainsi l’heuristique suprême en politique : elle dispense de démontrer sans cesse les défauts d’un personnage ou d’un groupe. Une fois diabolisé, il incarne le mal. Des opinions qui sentent le soufre (« nauséabondes ») n’ont plus à être discutées. La charge cognitive des électeurs s’en trouve radicalement simplifiée. Et le premier trait négatif qui contamine le reste est souvent une petite phrase « montée en épingle » (l’épingle étant comme chacun sait un accessoire de base de la malédiction vaudoue !)[5]. Marine Le Pen, peut-être fatiguée par quarante minutes de débat plutôt vif, n’a pas su éviter le piège.

Michel Le Séac’h

Illustration : extrait d’une copie d’écran du site RTL.



[2] Ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental. Cf. Légifrance, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006071212
[3] Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 176.
[4] Daniel Kahneman, Système 1, système 2, les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012, p. 103
[5] Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 177.

21 janvier 2016

« La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié » : une petite phrase involontaire d’Emmanuel Macron

Le ministre de l’économie joue volontiers des petites phrases, mais il arrive que les petites phrases se jouent de lui. Interrogé hier matin par Jean-Jacques Bourdin sur BFM TV et RMC, Emmanuel Macron a lâché une formule sûrement pas préparée à l’avance (il suffit de regarder pour s’en convaincre, à partir de 18:22) : « la vie d'un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d'un salarié, il ne faut jamais l'oublier, parce qu'il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties ».

La phrase n’est qu’incidente, elle s’inscrit dans un développement sur les difficultés des entreprises. Comme le note Violaine Jaussent sur Francetvinfo.fr, elle passe d’abord à peu près inaperçue. Puis elle est reprise sur le compte Twitter de RMC. Désormais sortie de son contexte, elle prend une toute autre tonalité. Aussitôt, le web s’enflamme, tandis que la presse reprend la formule, qualifiée de « petite phrase » par 20 Minutes, L’Expansion, VSD et bien d’autres.

Le phénomène de simplification par l’opinion[1], classique des petites phrases, fonctionne à une vitesse stupéfiante. Vingt-quatre heures après l’émission, une interrogations sur Google donne les résultats suivants :
  • « la vie d'un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d'un salarié » : 6 580 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est souvent plus dure que celle d'un salarié » : 7 280 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est plus dure que celle d'un salarié » : 14 300 résultats
  • « la vie d'un entrepreneur est bien plus dure que celle d'un salarié » 55 000 résultats
On note que la phrase réellement prononcée est la première ci-dessus. Beaucoup d’internautes sont spontanément allés vers l’expression la plus extrême en la débarrassant de la réserve contenue dans « souvent » et en recyclant l’adverbe « bien » pour renforcer le message. On assiste là à un phénomène classique : Emmanuel Macron est victime d’un effet de halo négatif, autrement dit, d’une diabolisation[2]. Chez une fraction de l’opinion, ce qu’il dit vraiment compte moins que ce qu’on croit qu’il aurait pu dire.

Michel Le Séac’h
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06 décembre 2015

« Voter FN, c’est voter Daech » : la mécanique délicate de la diabolisation

« Petite phrase et grosse polémique », titrait Jérémy Chevreuil dans le blog politique de France 3 Régions Franche Comté mercredi dernier. En cause, une déclaration du sénateur socialiste François Patriat, président du conseil régional de Bourgogne. Cette phrase, « voter FN c’est voter Daech », avait été prononcée quelques jours plus tôt à Besançon, lors d’une réunion publique en faveur de la liste du PS aux élections régionales. Elle avait aussitôt été reprise en titre par L’Est républicain. « Je fais un amalgame un peu en raccourci, je l’avoue », a plus tard admis M. Patriat sur Public Sénat, tout en réitérant sa formule.

Le sénateur socialiste n’est pas seul à faire cet amalgame. Dans les jours suivants, plusieurs responsables politiques de premier plan engagés dans la campagne des régionales reprennent le même thème.
  • Il s’agit d’abord de Gérard Darmanin (Les Républicains), directeur de campagne de Xavier Bertrand dans la région Nord-Pas-de-Calais, qui déclare à Ludovic Vigogne, de L’Opinion : « La seule chose qui peut faire gagner Marine Le Pen, c’est un attentat 48 heures avant. C’est la candidate de Daech. » (Cette déclaration daterait du 30 septembre, mais L’Opinion ne l’a publiée que le 30 novembre.)
  • À droite toujours, mais au Sud cette fois, Christian Estrosi, candidat Les Républicains en PACA, s’exprime ainsi dans une interview au Point recueillie par Jérôme Cordelier : « Daech a réussi son opération puisqu'il est devenu l'agent électoral du FN ». L’article publié par le magazine le 2 décembre est intitulé : « Christian Estrosi : "Daesch est l’agent électoral du FN" ».
  • Soutien de Christian Estrosi dans sa campagne régionale, Mourad Boudjellal, président du RC Toulon reprend pratiquement la même formule que François Patriat. L’AFP en fait le titre d’un article repris par plusieurs journaux le 2 décembre: « Pour Mourad Boudjellal, "Voter FN, c’est aussi voter Daech" ».
  • Au centre enfin, le thème est repris par Jean-Christophe Lagarde, président de l’UDI et député-maire de Drancy. Interviewé par Jean-François Achilli sur France Info, il déclare le 30 novembre que le vote Front national « va donner un boulevard à Daech ». « Lagarde : "Daech bénéficiaire du Front national" » titre France Info sur son site web.
Une telle convergence intrigue. Les grands esprits se rencontrent, bien sûr, mais ne se rencontrent-ils pas encore plus sûrement s’ils se sont donné rendez-vous ? Le Front national a traîné comme un boulet pendant vingt-cinq ans une petite phrase prononcée par Jean-Marie Le Pen en 1987 : « Les chambres à gaz sont un détail »*. Beaucoup aimeraient sans doute lui trouver une remplaçante. Daech pouvait-il être une opportunité ? « Marion Maréchal Le Pen l’a dit elle-même, la campagne du Front national est dynamisée par les attentats »**, explique François Patriat.

La formule de ce dernier, « Voter FN, c’est voter Daech », pourrait faire une petite phrase assez efficace grâce à sa simplicité, à sa forme déclarative, à sa répétition interne (« voter ») et aux préoccupations actuelles de l’opinion. Qu’elle puisse devenir un vecteur de diabolisation, c’est plus douteux. Elle est trop éloignée de la déclaration réelle de la responsable FN pour qu'on la lui réattribue, mais surtout il est peu probable que le public la considère comme plausible. Dès lors, ses chances d’être pérennisée par l’opinion paraissent très faibles.

Michel Le Séac'h
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** Le Parisien a publié le 25 novembre une interview de la candidate du FN en PACA par Olivier Beaumont. À la question : « Le FN progresse dans tous les sondages. Y voyez-vous un lien avec les attentats ? », elle répondait : « La dynamique était déjà très forte pour nous avant les attentats. Mais il est vrai qu’elle est amplifiée par ce terrible contexte. »

Marion Maréchal Le Pen en 2012, photo Gauthier Bouchet, licence CC BY-SA 3.0, Wikipedia

21 octobre 2015

« La France est un pays de race blanche » : les gros sabots fourchus de Nadine Morano

La diabolisation est l’heuristique suprême en politique : le personnage visé devient infréquentable, tout ce qu’il dit, fait ou touche se trouve contaminé. Ce qui simplifie radicalement le travail de ses adversaires, désormais dispensés de plus ample démonstration. Et la diabolisation a souvent pour instrument majeur une petite phrase montée en épingle (on connaît le rôle de l’épingle dans la malédiction vaudoue…)*.

On vient d’en voir un bon exemple avec Nadine Morano à la suite de sa déclaration du 26 septembre dans l’émission « On n’est pas couché » sur France 2. Il n’est pas question ici d’analyser ses propos mais uniquement les réactions qu’ils ont suscitées.

« Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche » a déclaré Mme Morano. Le débat s'est focalisé sur le second terme (race blanche), d'ordre biologique, et non sur le premier (judéo-chrétien), d'ordre religieux. Il n'empêche qu'il a largement fait appel à l'encontre de la  « pécheresse » à des concepts et expressions aux connotations religieuses. En voici quelques exemples :
  • Faute : ce mot qui désigne un manquement à une règle morale a souvent été utilisé, en particulier, lit-on ici et là, par Alain Juppé et Nicolas Sarkozy. Les plus indulgents ont qualifié cette faute de « vénielle », un adjectif directement venu de la religion.
  • Exécration : Nathalie Kosciusko-Morizet a jugé « exécrables » les propos de sa collègue. L’exécration est originellement, dit l’Académie française, une « malédiction suprême par laquelle on se vouait soi-même aux divinités infernales en cas de parjure ».
  • Enfer : Christine Clerc, dans une tribune du Figaro, a évoqué « une mauvaise manière qui conduit tout droit à l’enfer FN ».
  • Scandale : ce mot utilisé par plusieurs commentateurs, à l’instar d’Europe 1, était autrefois défini par l’Académie comme « ce qui est occasion de tomber dans l’erreur, dans le péché ». « Malheur à celui par qui le scandale arrive », prévient l’Évangile selon saint Matthieu (XVIII).
  • Amende honorable : Nadine Morano a refusé de faire « amende honorable », a-t-on lu sous la signature de Mehdi Pfeiffer dans Le Parisien, de Xavier Brouet dans Le Républicain lorrain ou de Laurent de Boissieu dans La Croix. Disparue avec l’Ancien régime, l’amende honorable a été rétablie en 1825 par une loi dite « du sacrilège », qui disposait que « la profanation des hosties consacrées commise publiquement sera punie de mort ; l’exécution sera précédée de l’amende honorable faite par le condamné ».
  • Expiation : Interrogé dans 20 minutes par Anne-Laetitia Béraud, le politologue Eddy Fougier, chercheur associé à l’IRIS, a vu dans Nadine Morano « une victime expiatoire de la droite ». L’expiation était une cérémonie religieuse destinée à apaiser la colère des dieux.
Métaphores profanes ou signes d'une religiosité subliminale ? Dans un « pays judéo-chrétien », la seconde hypothèse a sa place. Nadine Morano et ses défenseurs n'ont pas manqué d'invoquer à leur tour des concepts religieux : procès en sorcellerie, bouc émissaire, etc. C’est assez classique, mais particulièrement défendable en l’espèce : pour son propre camp, l’eurodéputée est désormais un ange déchu.

Michel Le Séac'h
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