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31 janvier 2017

« L’État, c’est moi » : quand la petite phrase façonne l’histoire

« L’État, c’est moi » : ces quatre syllabes d’un roi adolescent sont peut-être la citation la plus connue de toute l’histoire de France. Elles représentent l’archétype du mot historique : bref, célèbre, chargé de sens… et apocryphe.

La formule date du printemps 1655. La France a besoin d’argent, il faut augmenter les impôts pour faire face aux dépenses du royaume, en guerre contre l’Espagne. Depuis des années, le parlement de Paris conteste à peu près systématiquement les tours de vis fiscaux ; il est à l’origine de la révolte de la Fronde qui a ébranlé le pouvoir royal quelques années plus tôt. Cette fois encore, il se réunit pour manifester son opposition.

Louis XIV, qui n’a pas 17 ans, accourt aussitôt. Voltaire a décrit cette scène fameuse dans son Siècle de Louis XIV. Le roi se présente vêtu de son habit de chasse, « en grosses bottes, le fouet à la main » et déclare : « On sait les malheurs qu’ont produits vos assemblées ; j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes édits. » Apparemment sûr de ses sources, Voltaire précise : « Ces paroles, fidèlement recueillies, sont dans les Mémoires authentiques de ce temps-là : il n’est permis ni de les omettre ni d’y rien changer dans aucune histoire de France.»

« L’État, c’est moi » ne figure pas dans la description de Voltaire mais dans les Mémoires secrets sur le règnes de Louis XIV, la Régence et le règne de Louis XV de l’historien breton Charles Pinot Duclos, qui en tant qu’historiographe royal assure avoir « lu une infinité de mémoires » ‑ mais qui ne dit pas où et quand la phrase aurait été prononcée. La tradition a rapproché l’image de Voltaire et les paroles de Duclos. Reste que les deux ouvrages ont été rédigés pas loin d’un siècle après la scène. Beaucoup d’historiens doutent que celle-ci ait réellement eu lieu.

Mais peu importe : la petite phrase est profondément ancrée dans les mémoires car elle « démontre » à l’évidence le comportement despotique des rois de France (tout comme d’autres formules plus douteuses encore : « ainsi sera car tel est notre bon plaisir »[1], « s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche »[2]…). Pourquoi sait-on que les rois étaient des despotes ? Parce que Louis XIV a dit : « l’État c’est moi » ! Même apocryphe, cette petite phrase a véritablement « fait l’histoire », elle raconte une histoire qu’elle a contribué à fabriquer. Y compris à l’étranger. « L’État c’est moi: the cult of Sarko », titrait en 2009 le quotidien britannique The Independent[3].


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 35.
[3] [3] John Lichfield, « L’Éétat c’est moi: the cult of Sarko », The Independent, 23 octobre 2009, http://www.independent.co.uk/news/world/europe/iltat-cest-moii-the-cult-of-sarko-1807658.html, consulté le 31 janvier 2017.

Portrait de Louis XIV en 1654 par Juste d’Egmont, musée du château d’Ambras à Innsbrück, Wikipedia Commons

12 octobre 2016

« Car tel est notre bon plaisir » : une formule falsifiée mais mémorable

« Car tel est notre bon plaisir », formule attribuée à François Ier et à ses successeurs, est une fabrication. Mais elle persiste. Même des sources en principe bien informées y contribuent. Tel le château de Chambord, voici quelques jours sur son compte Twitter.

Chambord n’est pas seul. Dans Les Mots célèbres de l’histoire (Albin Michel, 2003), par exemple, Daniel Lacotte affirme péremptoirement que « sans contestation possible, [François Ier] utilise régulièrement cette expression au bas des édits promulgués ». Diderot, Voltaire, Camille Desmoulins, Robespierre, Marat en avaient dit à peu près autant avant lui.

Jean Bodin est un cas intéressant. « Aussi voyons-nous à la fin des édits et ordonnances ces mots : “Car tel est notre bon plaisir” », est-il censé avoir écrit dans Les Six livres de la République. Un bataillon de bons auteurs citent ce passage[i]. Ils se trompent tous ! On peut le vérifier aisément puisque la reproduction de l’original est disponible sur Gallica. Voici ce qu’on y lit : « Aussi voyons-nous à la fin des édits et ordonnances ces mots : “Car tel est notre plaisir” ». Le cliché du « bon plaisir » est-il si puissant que ces auteurs pensent avoir lu l’adjectif là où Jean Bodin n’en avait pas mis ? En tout cas, le « bon plaisir » est un mythe.

Au XIXe siècle, l’historien Louis de Mas Latrie est parti à sa recherche dans la masse des archives disponibles. Sa conclusion est sans appel : « Nulle part, jamais, pas une seule fois dans cette recherche poursuivie depuis longtemps, je n’ai trouvé la formule :“ Car tel est notre bon plaisir.” C’est toujours : “Car tel est notre plaisir”, qui est écrit partout[ii]. » Internet aidant, le fait est aisément vérifiable de nos jours : le « bon plaisir » est absent des édits de François Ier. L’édit du Plessis-Macé, par exemple, se termine par cette formule : « car ainsi nous plaît-il estre fait ».

Aucune subjectivité dans ce plaisir

Entre « bon plaisir » et « plaisir » tout court, la différence n’est pas seulement de degré. L’adjectif introduit une subjectivité attribuée au monarque : François Ier et ses successeurs auraient excipé de leur propre caprice. Là encore, c'est faux : « plaisir » vient du latin placitum, qui signifie chose décidée. Il dénote simplement une volonté, comme dans la locution « s’il vous plaît ». Le Dictionnaire de l’Académie française l’avait bien noté dès sa première édition. De même que le Supplément au Dictionnaire oeconomique du père Chomel, paru en 1743 : « Car tel est notre bon plaisir, est ce qu’on disait anciennement en latin quia tale est nostrum placitum. […] le mot placitum est traduit peu fidèlement du latin, car en latin placitum n’est pas pour signifier plaisir de fantaisie mais uniquement ce qui a paru bon & a été approuvé par le dictamen du droit & de la raison. »

Pourquoi une erreur aussi manifeste est-elle aussi persistante ? Chez Voltaire et Diderot, une intention propagandiste est probable. Et depuis 1789, le « bon plaisir » s'inscrit bien dans l’imaginaire politique issu de la Révolution : la subjectivité n’est pas dans la formule de François Ier mais dans la mémoire des Français. Au point que lorsque Napoléon voudra adopter une posture monarchique, à partir de 1804, il invoquera son « bon plaisir » au bas de ses décrets[iii] : l’imaginaire est devenu réalité.

Et que le château de Chambord se console : il n’est pas seul à propager l’erreur sur l’internet. « [La volonté du roi] fait force de loi qu'il exprime par des édits ou des ordonnances qu'il signe de la formule « car tel est notre bon plaisir », a longtemps assuré Wikipédia à l’article « Royaume de France » [l'article a été corrigé depuis lors]

Michel Le Séac'h


[i]Ainsi Jean Bodin est-il cité notamment par Henri Baudrillart, Jean Bodin et son temps, Paris, Guillaumin, 1853, p. 271 ; Louis Rougier, Les Paralogismes du rationalisme, F. Alcan, Paris 1920, p. 499 ; Horst Denzer, Jean Bodin, Beck, 1973, p. 352 ; Alain Milhou, Pouvoir et absolutisme royal dans l’Espagne du xvie siècle, Presses universitaires du Mirail, Toulouse 2000, p. 70 ; Jean Picq, Une histoire de l’État en Europe, Les Presses de Sciences Po, Paris 2009 ; Bruno Bernardi, Le principe d’obligation, Vrin-Éditions de l’EHESS, Paris 2007, p. 89, Simone Goyard-Fabre, Qu’est-ce que la politique, Bodin, Rousseau et Aron, Paris, Vrin, 1992, p. 93. Le fac-similé des anciennes éditions est disponible sur Gallica.
[ii] Bibliothèque de l'école des chartes. 1881, tome 42. pp. 560-564.
[iii] Gabriel Demante, « Observations sur la formule "Car tel est notre bon plaisir dans la chancellerie française", Bibliothèque de l’École des chartes, année 1893, numéro 54. Voir http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1893_num_54_1_447731, consulté le 12 octobre 2016.

18 octobre 2015

« Ralliez-vous à mon panache blanc » : une leçon de leadership en six mots

Si l’on me demande quelle est ma préférée parmi les petites phrases analysées dans mon livre*, je réponds que j’ai un faible pour : « Ralliez-vous à mon panache blanc ».

Le 15 mars 1590, Henri iv affronte à Ivry une armée catholique bien supérieure en nombre. Avant la bataille, il donne ses dernières instructions à ses soldats : si dans le tumulte de la bataille ils ne savent que faire, qu’ils le cherchent des yeux et fassent comme lui. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » conclut-il en baissant la visière de son casque.

La force de cette formule réside d’abord dans son évocation visuelle : on imagine les troupes tournoyant autour d’une cascade de plumes de cygne. Or, si le panache désigne Henri iv à ses soldats, il le désigne aussi à l’ennemi. Le mot prend avec lui son sens figuré : il ne désigne plus seulement le plumet mais la bravoure. En six mot seulement, Henri iv délivre une leçon de leadership : le vrai chef montre l’exemple, il paie de sa personne.

Et ce n’est pas tout ! « Ralliement » signifie regroupement mais aussi changement de camp. « Ralliez-vous à mon panache blanc » peut être compris comme une formule d’ouverture, une offre d’apaisement. Il n’est pas question ici de soumission à une personne mais de consentement à l’union autour d’un symbole sacerdotal : le blanc est la couleur traditionnelle de la fonction souveraine en Occident. La formule d’Ivry présage l’édit de Nantes et la fin de la guerre civile.

Enfin, la petite phrase d’Henri iv est riche en références historiques. Le panache du roi apparaît pour la première fois sous la plume du poète-ambassadeur Guillaume du Bartas, mort peu après la bataille (on n’est pas certain qu’il y ait participé), sous la forme suivante :
Un horrible panache / Ombrage sa salade
Une « salade » était un casque de forme ronde. Plus intéressant est l’horrible panache (c’est-à-dire, dans le français de l’époque, le panache effrayant). Il rappelle clairement le portrait d’Hector dans les traductions anciennes de L’Iliade : « L’orgueil est sur son front, un horrible panache flotte sur sa tête ; sous lui, une jeunesse intrépide appelle le carnage et la mort. »

Depuis les débuts de la Renaissance, Homère, « prince des poètes », jouit d’un prestige immense. En 1572, Ronsard a marché sur ses traces en publiant les premiers chants de La Franciade. Il y attribue la création de la France à un Troyen nommé Francion, ou Francus**. Or Francion est le fils d’Hector ! Son « horrible panache » dépeint Henri iv comme le descendant à la fois de l’un des plus prestigieux héros de l’Antiquité grecque et du fondateur de la monarchie française, il légitime son titre royal.

D’épopée en épopée, Voltaire s’emparera à son tour du panache d’Henri iv dans La Henriade. Puis les royalistes et légitimistes le brandiront après la Révolution. Le roi qu’ils réclament au 19e siècle, le comte de Chambord, porterait lui aussi le nom d’Henri. Leur insistance agace même Chateaubriand, pourtant monarchiste lui-même, qui refuse d’apparaître comme un « un rabâcheur de panache blanc et de lieux communs à la Henri iv »***.

Allez donc chercher dans les déclarations des hommes politiques contemporains des petites phrases aussi chargées de sens que celle-là !

Michel Le Séac'h
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** Ronsard a évoqué le panache d’Hector dans son sonnet Jamais Hector aux guerres n'était lâche. Dans La Franciade, il décrit aussi un héros « qui d’un panache ombrage son armet » ; il s’agit de Charles Martel.
*** François-René de Chateaubriand, De la Restauration et de la monarchie élective, Paris, Le Normant fils, 1831, p. 28.

Henri iv par Frans Pourbus Le Jeune, domaine public