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04 septembre 2016

Alain Juppé ne veut pas de petites phrases. Il en aura. Mais il a changé de bottes

« Le candidat Juppé, ‘bien dans ses bottes’, veut éviter ‘les petites phrases’ », titrait hier Libération. Bel oxymore, puisque le refus des petites phrases en général va ici de pair avec une référence à une petite phrase en particulier.

En aura-t-il soupé, Juppé, de cette histoire de bottes ! Depuis plus de vingt ans, chacune de ses résurgences en politique la réactive. Mais la VO n’est pas celle que les guillemets de Libération sous-entendent. En 1995, au journal de TF1, alors premier ministre de Jacques Chirac, Alain Juppé avait déclaré : « Je reste droit dans mes bottes ». Le contexte, le ton sec et ce que l’opinion publique savait ou croyait savoir du personnage avaient fait le reste : droit dans ses bottes, Juppé était un psychorigide autoritaire.

Combattre une petite phrase installée est difficile. Inutile de la nier quand elle a été prononcée en direct au journal télévisé d’une grande chaîne. Tenter de la corriger comme l’avait fait Michel Rocard avec « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »[i] est pratiquement voué à l’échec. Brouiller les pistes (comme l’avait fait Najat Vallaud-Belkacem avec ses « pseudo-intellectuels ») suppose une intervention rapide. Tourner la page et ne plus en parler est difficile quand vos adversaire la ressortent à l’envi. Saturer l’opinion en multipliant les formules choc est délicat. La tactique apparemment choisie par Alain Juppé est habile : recycler la petite phrase en la modifiant discrètement afin qu’elle colle à l’image de vieux sage qu’il cherche à se donner aujourd’hui (au risque d’essuyer des « Juppépé » et autres « bonze de Bordeaux »…).

Ce que l’oreille retient le plus de « droit dans mes bottes », ce sont les bottes. L’adjectif « droit », utilisé ici comme adverbe peut être discrètement remplacé. La sémantique de « bien dans mes bottes » est évidemment différente de celle de « droit dans mes bottes ». La rigidité laisse place à la sérénité en respectant une continuité. La tentative paraît délibérée. « Bien dans mes bottes » n’est pas seulement une plaisanterie lancée dans le TGV de La Baule, en route vers le campus des Républicains. Alain Juppé avait déjà utilisé la formule une semaine plus tôt, en lançant sa campagne à Chatou. Avant le titre de Libération, elle avait fait un titre du Monde sous la plume de Françoise Fressoz : « Primaires à droite : Juppé bien dans ses bottes ».

L’idée de remplacer « droit » par « bien » pourrait venir de Thomas Guénolé, qui l’a suggérée lors d’un entretien avec LCI en novembre 2014. Mais le spécialiste de la communication politique ne s’en vantera sans doute pas : « Oui, Alain Juppé a changé : il est pire qu’avant », affirmait-il en avril dernier dans un article de Slate !

Michel Le Séac’h
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[i] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, Paris 2015, p. 101-103.

Photo Florence Cassisi, Wikimedia Commons, licence CC Attribution 4.0

29 janvier 2016

Petite phrase et langue de bois : peut-on générer des discours automatiques ?

Petite phrase et langue de bois sont les deux pôles opposés du discours politique[1]. La langue de bois est faite pour « entrer par une oreille et sortir par l’autre ». La petite phrase, au contraire, « vise à marquer les esprits », comme dit l’Académie française. Elle est le clou qui fixe la langue de bois.

Cette distinction n’est pas propre à la vie politique contemporaine. Dans la Grèce antique, écrit Paul Veyne, « le contenu des discours d’apparat n’était pas senti comme vrai et pas davantage comme faux, mais comme verbal. Les responsabilités de cette ‘langue de bois’ ne sont pas du côté des pouvoirs politiques, mais d’une institution propre à cette époque, à savoir la rhétorique. Les intéressés n’étaient pas contre pour autant, car ils savaient distinguer la lettre et la bonne intention : si ce n’était pas vrai, c’était bien trouvé.[2] » Aujourd’hui comme hier, la langue de bois exprime surtout des bonnes intentions.

Bien entendu, la langue de bois n’est pas propre non plus au discours politique tout court. Les « promesses verbales » jamais tenues abondent dans les relations personnelles. Comme chantait Dalida,
     « Paroles, paroles, paroles, paroles, paroles et encore des paroles que tu sèmes au vent
      Voilà mon destin te parler, te parler comme la première fois »

On a beau savoir que les bonnes intentions resteront des intentions, elles font toujours plaisir à entendre.

Si la langue de bois est récurrente, elle doit être recyclable. Des humoristes proposent régulièrement des générateurs de langue de bois. Le politologue Thomas Guénolé a jeté les bases d’un « pipotron » dans son Petit guide du mensonge en politique[3]. Mais ne s’agit-il pas de plaisanteries ? On sait maintenant que non.

Valentin Kassarnig, étudiant en informatique à l’University of Massachusetts Amherst, vient de présenter « un système capable de générer des discours politiques pour le parti politique de son choix ». Il a détaillé ses travaux dans un article intitulé « Political Speech Generation », déposé voici quelques jours sur le site de prépublication scientifique ArXiv et mentionné par le blog du Monde comme par le supplément Étudiants du Figaro. Son système utilise des méthodes de programmation neuro-linguistique avancées comme les n-grammes, les réseaux de neurones récurrents ou l’allocation de Dirichlet latente. Il s’appuie sur la base de données Convote, de Cornell University, qui contient près de quatre mille discours de parlementaires américains.

Or ce système donne de bons résultats, tant sur le plan de la correction grammaticale que celui du contenu. Même si Valentin Kassarnig juge « très improbable que ces méthodes soient réellement utilisées pour générer les discours de politiciens », les textes produits sont très plausibles. Comme dit Paul Veyne, s’ils ne sont pas vrais, ils sont bien trouvés.

Michel Le Séac'h


[2] Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, coll. Essais, 1992, p. 89.
[3] Thomas Guénolé, Petit guide du mensonge en politique, Paris, First, 2014, p.153-155.

Buste de Démosthène, copie romaine d’une statue de Polyeuctos, musée du Louvre, photo User:Mbzt, licence CC BY 3.0