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13 juin 2023

Silvio Berlusconi laisse un riche héritage de petites phrases

Rarement leader politique aura été autant associé à l’expression « petite phrase » que Silvio Berlusconi, qui vient de disparaître. Ses innombrables piques, bons mots et jugements lapidaires lui valent de ce côté-ci des Alpes l’image d’un personnage outrancier, fantasque, exotique et forcément disqualifié. Pourtant, sa carrière politique offre des leçons importantes sur le rôle des petites phrases dans la communication politique.

Avec elles, il affirme d’abord son statut de leader au plus haut niveau. On a souvent cité sa sortie de novembre 2008 à propos du président Barack Obama : « E giovane, bello, e anche abbronzato » (il est jeune, beau et bronzé). Le plus souvent, on y voit une blague raciste au premier degré. Mais Silvio Berlusconi a souvent été moqué pour son apparence, notamment son « jeunisme » et son bronzage permanent. Il retourne la moquerie en se comparant implicitement à l’homme le plus puissant du monde.

Il le confirme l’année suivante lors d’un G20 : « Ma réponse à la crise économique mondiale n'est pas la même que celle d'Obama car je suis plus pâle que lui, ça fait longtemps que je n'ai pas eu le temps de prendre un bain de soleil. » Cette fois, la comparaison explicite est même à son avantage. La blague reste « borderline » mais non foncièrement raciste : la différence dans la couleur de peau ne connote pas une différence de nature mais une différence d’assiduité entre « collègues ».

Silvio Berlusconi manque certes de respect envers le président américain mais adopte la même attitude avec tous les dirigeants politiques – y compris lui-même : « dans une démocratie, je suis au service de tout le monde et tout un chacun peut me critiquer, voire m'insulter » ‑ ce dont personne ne se prive, assurément. « Je n'ai jamais insulté personne », soutient-il en 2018. « En revanche, j'ai reçu tellement d'insultes. » À défaut d’insultes, cependant, il manie volontiers l’ironie.

En 2003, alors président du Conseil européen, il lance ainsi à Martin Schulz : « en Italie, on produit un film sur les camps de concentration nazis, vous seriez parfait dans le rôle du Kapo ». Certains veulent y voir une agression contre l’Allemagne en général. Mais l’eurodéputé social-démocrate venait de prononcer un discours très virulent à son encontre. La petite phrase est pour le dirigeant italien une manière de le remettre à sa place en quelque mots, tout en mettant les rieurs (sous cape) de son côté : l’un des personnages principaux du feuilleton américain à succès Hogan’s Heroes, diffusé à l’époque par les télévisions européennes, est un gardien de Stalag nommé Schultz (le feuilleton est même diffusé en France sous le titre Papa Schultz).

Même Nicolas Sarkozy a droit à son sarcasme. Un jour de 2010, le président français se laisse aller à une comparaison rhétorique – et acrobatique – entre journalistes et pédophiles. « J'ai l'intime conviction qu'aucun de vous n'est pédophile. Bon travail et tenez-vous bien », plaisante Berlusconi le lendemain à la fin d’une conférence de presse. Nicolas Sarkozy retient la leçon. Quelques années plus tard, critiqué pour une petite phrase internationale, il rétorque : « L’important dans la démocratie, c’est d’être réélu. Regardez Berlusconi, il a été réélu trois fois[i]. »

Sous-entendus et connivence

En fait, Silvio Berlusconi ne craint pas de se situer très haut dans la hiérarchie des dirigeants politiques mondiaux « Je suis le Jésus-Christ des politiques », déclare-t-il en 2006. « Je me sacrifie alors que je pourrais avoir une vie beaucoup plus amusante ». Ironie toujours.

On le voit, l’ironie de Silvio Berlusconi repose en grande partie sur des sous-entendus. Ceux-ci lui permettent d’entretenir une connivence avec une large fraction de l’opinion italienne. C’est ainsi que l’affaire « Papa Schultz » lui est favorable quand il s’en explique en Italie : « cela lui permet d’établir une solide empathie avec son auditoire : le souvenir d’un passé plus glorieux que le présent, la représentation qu’il donne de lui-même, comme de quelqu’un qui sait toujours placer un bon mot, même face à des critiques mordantes, doivent assurer à Berlusconi l’accueil bienveillant de son public[ii]. » Pour cela, il joue de « micro-effets rhétoriques, argumentatifs et pragma-énonciatifs, se situant tous sur le plan implicite (fausse ironie, allusions, sous-entendus, présuppositions, jeu entre auto-dialogisme et dialogisme, etc.) ».

D’abord encensé par la gauche française, reçu avec égards par François Mitterrand, le « Cavaliere » ne tarde pas à être accusé de nostalgies fascistes dans son pays. On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment, disait le cardinal de Retz : quand Silvio Berlusconi affirme en 2003 que « Mussolini n’a jamais tué personne », il soulève un tollé dans la classe politique italienne. Sans cesse, on le compare au Duce : « des tribuns hors pair, virils, maîtrisant la psychologie des masses. Des rêveurs pragmatiques, travailleurs acharnés qui sont parvenus à tout maîtriser, à commencer par les médias […] Il y a dans le berlusconisme le même fonds culturel que dans l’idéologie portée par Mussolini[iii]. » Ce qui est loin de lui aliéner toute l’opinion italienne : « quand je dis certaines vérités, je dis ce que pensent les gens », assure-t-il.

Petites phrases et amnésie

Et il le dit avec d’autant plus de force que, en professionnel, il maîtrise parfaitement la télévision . « Il y a bien eu un avant et un après Berlusconi en termes de communication politique car il a révolutionné celle-ci », estime l’historien Marc Lazar. « Forza Italia est l’archétype d’un parti personnel qui n’avait nul précédent en Italie ni ailleurs[iv]. » Car tel est « le seul véritable modèle que Forza Italia a toujours adopté », confirme le politologue Giovanni Orsina : « le parti comme instrument du leader, Forza Italia comme extension de Berlusconi »[v].

Tout au long de sa carrière depuis la création de Forza Italia en 1994, maints commentateurs annoncent la fin imminente de Silvio Berlusconi. Prennent-ils leurs désirs pour des réalités ? « J'ai déjà trop souvent parié sur la disparition de Berlusconi pour ne pas craindre de me tromper encore une fois », conjecture l’un de ses anciens collaborateurs, le médiologue Carlo Freccero, en 2013. « Il y a peu de temps, La7 (Channel 7) a diffusé le film Le Caïman, de Nanni Moretti. Ce film de 2006 imagine le crépuscule de Berlusconi, et c'est ce que l'on vit actuellement[vi]. » Or seule la mort aura raison de lui, dix ans plus tard !

S’il se trompe, Carlo Freccero a du moins une explication de la longévité du « Cavaliere » : dans sa conception de sa politique, « celui qui est élu par la majorité entre dans une sphère d'impunité. Il ne peut pas être attaqué par celui qui n'a pas été consacré, comme lui, directement par le peuple […] C'est ainsi que fonctionne la communication. Elle est faite de petites phrases et d'amnésie. » Il est probable que la postérité fonctionne de même : ce que l’Histoire retiendra de Silvio Berlusconi, ce sont surtout ses petites phrases.

Michel Le Séac’h

Photo : Sergio Berlusconi au congrès du PPE en 2017. Photo PPE. Source : Flickr, sous licence CC BY 2.0


[i] Dominique Maingueneau. « Sur une petite phrase de N. Sarkozy : Aphorisation et auctorialité ». Communication & langages, 2011, 2 (168), pp.43-56. ffhal-03983367f. Consulté le 13 juin 2023.

[ii] Paola Paissa, Françoise Rigat, « Berlusconi, l’Allemagne et la mémoire de la Shoah : l’’ethos de bonhomie’ pour une réparation impossible », Langage et société 2018/2, n° 164, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2018-2-page-57.htm

[iii] Antoine Aubert, lecture de Lo statista. Il ventennio berlusconiano tra fascismo e populismo par Giannini Massimo, Non Fiction, 29 juin 2009, https://www.nonfiction.fr/article-2657-silvio-berlusconi-litalie-du-xxie-siecle.htm, consulté le 13 juin 2023.

[iv] Marc Lazar, « James L. Newell, Silvio Berlusconi. A Study in Failure », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 21 janvier 2020, consulté le 13 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/histoirepolitique/753 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.753

[v] Le Grand continent, bonnes feuilles de Giovanni Orsina et David Allegranti,  Antipolitica. Populisti, tecnocrati e altri dilettanti del potere, Rome, Luiss University Press, 2021, 144 pages, ISBN 978-886105626, https://legrandcontinent.eu/fr/2021/08/25/quest-ce-que-le-berlusconisme-1/, consulté le 13 juin 2023.

[vi] « "Berlusconi sait qu'il a une erreur à ne pas commettre : démissionner en plein scandale », entretien entre Carlo Freccero et Hervé Brusini, 19 octobre 2013, https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/berlusconi/berlusconi-sait-qu-il-a-une-erreur-a-ne-pas-commettre-demissionner-en-plein-scandale_428838.html, consulté le 13 juin 2023.

12 mai 2023

Laurent Wauquiez sans petites phrases… au risque de l’oubli ?

Laurent Wauquiez n’aime plus les petites phrases. Il le dit dans l’entretien qu’il vient de donner à Nathalie Schuck et Valérie Toranian pour Le Point (11 mai 2023) -- et même deux fois plutôt qu’une. « J’ai été porte-parole du gouvernement et je me suis laissé intoxiquer un temps par cette facilité qui consiste à penser qu’en sortant une petite phrase, en faisant le buzz, on remplit » sa mission, raisonne-t-il. Puis : « Je me suis, par moments, laissé abîmer, entraîner vers le bas par une politique médiocre, par l’affrontement politicien et le jeu des petites phrases. »

Il ne se demande pas ce qu’il pourrait néanmoins leur devoir. Dès 2007, jeune porte-parole du gouvernement, il fait de leur surveillance un pivot de son rôle : « La difficulté c'est que comme on est là pour défendre la politique du Gouvernement, c'est d'être tellement vigilant sur la moindre petite phrase et la moindre petite expression, qu'on finit par ne plus rien dire » (déclaration du 26 juin 2007 au site gouvernemental vie-publique.fr). On remarque, en creux, cette position implicite : si à pourchasser les petites phrases on ne dit plus rien, c’est sans doute qu’elles disent quelque chose.

En 2012, Vanessa Schneider publie dans Le Monde un portrait intitulé : « Laurent Wauquiez : le sniper de l’UMP », ce qui est déjà assez éloquent. L’article commence ainsi : « Consacré ministre polyvalent sous l'ère Sarkozy, il manie avec brio la petite phrase assassine. » Si lui-même y voit aujourd’hui un « jeu », l’adjectif « assassine » dénote que l’affaire n’est pas si ludique à l’époque.

Les petites phrases de Laurent Wauquiez ne s’attaquent pas toutes au personnel politique, au moins à première vue. En mai 2011, par exemple, il déclare à Europe 1, pointant le RSA : « la différence entre le travail et l'assistanat est aujourd'hui un des vrais cancers de la société française parce que ça n'encourage pas les gens à reprendre un travail, parce que ça décourage ceux qui travaillent. » Les ténors de son parti le condamnent, l’opposition s’indigne. Pourtant, note Vanessa Schneider, « avec sa dénonciation du "cancer de l'assistanat", le ministre parvient tout de même à ses fins : il crève le plafond de verre médiatique et s'impose dans les baromètres de popularité. »

Et cette recherche d’exposition médiatique n’est peut-être pas le seul objectif. « Avec sa petite phrase, M. Wauquiez n’a pas agi en chien fou solitaire, il s’inscrit dans un mouvement », estiment Matthieu Goar et Alexandre Lemarié dans Le Monde. Ils citent Frédéric Lefebvre, alors secrétaire national de l’UMP : « Certains ont toujours estimé qu’il fallait taper sur Sarkozy pour qu’il vous remarque. Laurent Wauquiez pense, lui, qu’il faut être meilleur que Sarkozy sur son propre terrain pour être considéré. » Sous la prise de position politique, il y pourrait donc y avoir en réalité une sorte de petite phrase ad hominem rapprochant son auteur du pouvoir.

Dans l’attaque, la mécanique de la petite phrase wauquiezienne est en général indirecte : la « cible » finale n’est pas désignée nommément. Le message est d’autant plus puissant que le locuteur laisse à l’auditeur le soin de le comprendre. Cela crée un certain sentiment de connivence. Vanessa Schneider en livre un exemple frappant : « "Dans un pays qui a trois millions de chômeurs, est-ce que le problème est de parler de pains au chocolat ? ", fait-il mine de s'interroger » en 2012. Candidat à la présidence de l’UMP, Jean-François Copé vient de raconter qu’un élève de sa circonscription « s’est fait arracher son pain au chocolat à la sortie du collège par des voyous qui lui expliquent qu’on ne mange pas pendant le ramadan ». En exploitant cette sortie (elle-même qualifiée de « petite phrase »), Laurent Wauquiez flingue sans le nommer l’un des ténors de son propre parti, concurrent du candidat qu’il soutient lui-même, François Fillon.

La théorie du boomerang

Ce dernier a pu en tirer une leçon : mutatis mutandis, son « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » de la primaire de la droite, en 2016, adopte la même technique. Laurent Wauquiez s’insurge (dans Le Réveil de la Haute-Loire). Car il a changé de rôle : président par intérim des Républicains, il lui appartient de maintenir l’ordre dans son parti. Mais il connaît la musique ! « Quand on est dans le royaume des petites phrases et coups en dessous de la ceinture ce n’est plus le débat d’idées », déclare-t-il de façon un peu tautologique. En dépit de son expérience personnelle, pas si contre-productive pourtant, il assure : « Tous ceux qui pratiquent les petites phrases seront sanctionnés car ces attaques passent très mal et leur reviendront comme un boomerang. »

On connaît la suite : en fait de boomerang, contre toute attente, François Fillon sort vainqueur de la compétition. Laurent Wauquiez redécouvre-t-il ainsi la puissance des petites phrases ? Quelques mois plus tard, une escarmouche l’oppose à Xavier Bertrand. « Ne laissons pas les médiocres aigreurs nous détourner du seul objectif qui compte : la reconstruction d'une droite fière de ses valeurs », rétorque-t-il sur Twitter. Une fois de plus, la cible visée n’est pas désignée nommément. Ce qui encourage la presse à compléter le message, donc à en parler : ce tweet allusif remporte un grand succès médiatique. Et Xavier Bertrand rentre dans le rang.

L’explicite réussit moins bien à Laurent Wauquiez. Début 2018, devant des étudiants de l’EM Lyon, il dit tout le mal qu’il pense de nombreux responsables politiques, désignés sans détour (Alain Juppé a « totalement cramé la caisse » à Bordeaux, etc.). Malgré sa demande, un étudiant enregistre et diffuse ses déclarations ravageuses. L’affaire fait scandale. Mais Christophe Malbranque, l’un des principaux communicants du parti présidentiel LREM, alerte son entourage : « Il est tout à fait possible que, bien malgré lui, Wauquiez nous tende un piège », conjecture-t-il dans un message cité par Agathe Ranc, de L’Obs. Lui répondre serait se placer à son niveau, « celui de la petite phrase, de la politique à l’ancienne, au risque de reproduire un schéma que l'opinion déteste et qui a été sanctionné dans les urnes » (encore la théorie du boomerang !).

Comment se faire oublier

En réalité, les scandales « ont permis à M. Wauquiez de devenir le nouveau héros des militants », pensent Matthieu Goar et Alexandre Lemarié. Ses petites phrases illustrent un tempérament de chef. « Laurent Wauquiez n’a jamais manifesté […] un sens de la fidélité et de la mesure. Il est plutôt dans l’énergie et la volonté personnelle », estime Gérard Longuet, cité en 2018 par Public Sénat. Mais tant que la partie n’est pas pliée, tant que le parti ne lui est pas acquis, elles offrent aussi un angle d’attaque aux autres aspirants leaders (voire à l’ex-leader Sakozy).

La presse aussi, première consommatrice de petites phrases, cherche parfois à se dédouaner par la distanciation, à l’instar du Progrès, qui répertorie en 2018 les « Phrases assassines, polémiques et gros clashs de la mandature Wauquiez ». Mais Émilie Chaumet y convient que « la "petite phrase" est rarement anodine […] Certains diront qu'elles "sont le niveau zéro du débat politique" pourtant les "meilleures" ne passent jamais inaperçues. » Peu après, le leader républicain met de l’eau dans son vin, assure Antoine Comte dans La Tribune de Lyon : « Fini les déclarations à l’emporte-pièce et la course au buzz médiatique, Laurent Wauquiez a décidé désormais de prendre son temps et de réfléchir mûrement avant de s’exprimer publiquement. »

Et il tient parole en respectant pendant près de deux ans un silence, qu’il vient de rompre, ce 11 mai, par un long entretien avec les journalistes du Point. Un entretien très conceptuel, même si l’on sent que la fibre de la petite phrase pourrait être réactivée (« Emmanuel Macron n’a jamais été Jupiter. À force de vouloir décider de tout, il ne décide plus de rien »… « Les Français […] ont vu les limites d’un président de la République auquel il aura sans doute manqué d’avoir appris en gravissant les échelons petit à petit », « il a réussi des choses, mais il n’a pas enrayé la décadence »…)

Laurent Wauquiez, dirait-on, ne veut faire de peine à aucun électorat. Mais si les médias s’intéressent encore à sa personne – l’entretien du Point a été largement relayé par les confrères – il n’est pas dit que les électeurs y restent aussi sensibles. Il est probable qu’en politique, dans une cure de silence, ce sont des voix qu’on perd. Les requêtes enregistrées par Google Tendance des recherches ne révèlent pas de fortes attentes des internautes à son égard ces dernières années (graphique ci-dessous). Un sursaut apparaît le 9 mai, quand Le Point communique sur son entretien, et le 11 mai, lors de la parution de l’hebdomadaire, mais les requêtes viennent de sa région, Auvergne-Rhône-Alpes, presque six fois plus que d’Île-de-France, et le mouvement retombe dès le 12. Laurent Wauquiez a voulu se faire oublier et pourrait avoir réussi au-delà de ses espérances.

Michel Le Séac’h

Photo : Laurent Wauquiez en 2010 par Alesclar, via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 3.0

13 novembre 2017

Ce qu’ils disent vraiment, de Cécile Alduy (et ce qu’elle n’écrit pas vraiment)

Avant de commenter Ce qu’ils disent vraiment – les politiques pris aux mots, de Cécile Alduy, j’ai longuement tergiversé. Cet ouvrage paru au début de l’année et appuyé sur une grosse base de données de 1.300 textes politiques a été accueilli par des louanges à peu près unanimes. Pouvais-je décemment me montrer plus critique ? Car du point de vue qui m’intéresse, celui des petites phrases, le livre s’avère décevant.

Sauf omission, la locution « petite phrase » y figure quatre fois. Il n’ignore donc pas la catégorie mais lui accorde peu de place. Quatre fois en 400 pages : y a-t-il vraiment si peu de petites phrases dans ce que les politiques disent « vraiment » ? De plus, ces quatre occurrences donnent lieu systématiquement à des commentaires dépréciatifs :

  • Pour clarifier les enjeux et les termes du débat, il convient de dégager, derrière l’écume des petites phrases reprises par les journalistes, les structures profondes et la vision du monde et de la société française des principales figures qui façonnent le débat politique. (p. 17)
  • Ce livre […] entend éclairer [les campagnes électorales] en mettant au jour la logique profonde et les tendances lourdes de la paroles politique de ces dernières années, au delà des « coups de com’ » et petites phrases de campagne. (p. 20)
  • En lissant polémiques éphémères et variables contextuelles, cette étude entend dépasser l’écume des petites phrases médiatiques pour faire émerger les lames de fond qui ont traversé le champ politique français. (p. 21)
  • En fait, François Fillon est un identitaire calme : il a exactement les mêmes positions que Nicolas Sarkozy sur l’assimilation, sur la politique migratoire [...] mais il n’en fait ni une obsession, ni une priorité, ni un prétexte à petites phrases pour créer du « buzz » médiatique. » (p. 197)
Les petites phrases font une cinquième apparition sur la quatrième de couverture, reprise par les sites web de plusieurs libraires dont Amazon : « Cette enquête sémantique, stylistique et rhétorique dévoile derrière l’écume des petites phrases la structure profonde de la vision du monde des politiques. » La cause est donc entendue : si elles font bien partie du discours politique, les petites phrases ne sont qu’écume que le vent emporte. Délégitimées d’emblée, elles ne sont à aucun moment étudiées en tant que telles. Cécile Alduy ne précise même pas ce qu’elle entend par « petites phrases ».

Pour ma part, je me réfère volontiers à cette définition de l’Académie française : « Formule concise qui sous des dehors anodins vise à marquer les esprits ». Marquer les esprits, n’est-ce pas le but même du discours politique ? Et certains propos y parviennent. Qu’ont vraiment dit François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande ? Posée aujourd’hui à des électeurs moyens, une telle question ramènerait sans doute beaucoup de « laisser du temps au temps », d’« abracadabrantesque »(1), de « travailler plus pour gagner plus »(2), de « ça va mieux ». À ce compte-là, il serait à peine exagéré de dire que l’écume, ce serait plutôt tout ce qui n’est pas petite phrase !

Cécile Alduy n’est pourtant pas passée loin. Car si son travail a pour étendard une grosse base de données, elle voit bien qu’un comptage automatique des mots utilisés par les politiques n’est pas très instructif et que l’intérêt de son livre réside en réalité dans ce qu’elle appelle « une analyse discursive et littéraire fine », c’est-à-dire en fin de compte un commentaire de texte à l’ancienne – un peu convenu quelquefois, mais toujours avec élégance : la cafétéria de Stanford n’est pas le Café du Commerce. Le fait, par exemple, que le mot « liberté » soit le 12ème le plus employé par François Fillon, le 16ème par Marine Le Pen, le 40ème par Alain Juppé, le 51ème par François Hollande et le 199ème par Jean-Luc Mélenchon n’apprend pas grand chose en soi – sauf peut-être en ce qui concerne le dernier, mais Cécile Alduy, qui ne cache pas son admiration pour lui, conteste vivement qu’il éprouve « un penchant pour l’autoritarisme ».

Ce que le « ça va mieux » de François Hollande dit vraiment

À titre d’exemple de la rencontre ratée de justesse entre Cécile Alduy et les petites phrases, prenons le « ça va mieux » de François Hollande. Cette formule d’aspect anodin a marqué les esprits. Europe 1, Les Échos, Libération ou L’Obs, entre autre, l’ont explicitement qualifiée de « petite phrase ». Bien entendu, elle vole sous le seuil de détection des logiciels. Elle ne figure pas, et pour cause, dans la liste des substantifs les plus fréquents chez le candidat et le président Hollande (p. 256 du livre). Cécile Alduy s’est néanmoins penchée sur ce « ça va mieux » : « il ne pouvait que heurter de plein fouet le ressenti de nombreux Français », estime-t-elle. « Au lieu de prendre le pouls de la France, le président lui impose un ressenti qui n’est justement pas le sien au quotidien » (p. 252). Il « ne parle plus la langue de la gauche, ni celle de ses concitoyens » (p. 253). Autrement dit, « il n’est plus des nôtres », il est devenu un étranger. Il n’a pas été « pris aux mots », au contraire : ses mots n’ont pas pris.

Un autre pas de deux inachevé concerne François Fillon et sa célèbre question rhétorique : « Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? ». Là encore, chez BFM TV, Marianne, Ouest France ou Le JDD, des commentateurs y ont vu explicitement une petite phrase, parfois qualifiée d’« assassine »  c’est dire quelle puissance on lui attribue. Cécile Alduy lui accorde de l'importance puisqu'elle la cite à trois reprises, p. 38, 56 et 192 de son livre (en trois versions et à deux dates différentes, mais là n'est pas l’important). Elle la présente chaque fois comme une attaque contre Nicolas Sarkozy, rejoignant ainsi la quasi-totalité des commentateurs. Or Nicolas Sarkozy n’est pas nommé dans cette phrase, ni autour d’elle. Ce que François Fillon a « vraiment » dit n’est pas ce qu’il a dit ! Les auditeurs ne l’ont pas « pris aux mots », ils l'ont pris aux sous-entendus. Il serait difficile de ne pas considérer cette sortie comme une petite phrase. Difficile aussi de soutenir qu'elle n'a été qu'une écume sans influence sur la campagne électorale. Il est vrai que Cécile Alduy n’a assisté qu’à la moitié de l’histoire : son livre est paru quelques jours avant que la mise en examen de François Fillon ne transforme la petite phrase assassine en petite phrase suicidaire.

Des sciences du langage aux sciences politiques

Dès l’introduction de son livre, Cécile Alduy fait une analyse du mot « burkini » qui contient des indices sur le fonctionnement des petites phrases. « Un mot, en politique, est toujours plus que ce qu’il dénote : il ‘signifie’ bien plus que la chose qu’il désigne », écrit-elle. Que signifie le mot burkini ? « Maillot de bain couvrant l’ensemble du corps et les cheveux », répond-elle. Non, cela, c’est justement « la chose qu’il désigne ». En réalité, concède-t-elle quelques lignes plus bas, il signifie « la présence et la visibilité de l’islam en France ». Le néologisme burkini, formé sur deux mots anodins, bikini et burqa, marque les esprits. Même prononcé seul, il peut avoir du sens. Tout comme le mot « détail », anodin parmi les anodins, signifie peu de choses isolément mais beaucoup plus quand on le rapproche de Jean-Marie Le Pen : il devient alors l’abréviation d’une petite phrase. Dans la bouche d’un homme politique, un seul « burkini » signifie probablement plus que mille « démocratie », mille « laïcité » ou mille « peuple », ce que les logiciels lexicographiques ne verront pas.

En définitive, une petite phrase est rarement détectable à l’état brut dans les mots des politiques, ne serait-ce que parce qu’elle est souvent involontaire. Elle ne marque les esprits qu’à partir du moment où elle est repérée comme telle et reprise par la presse et les médias sociaux. Répétée, elle est mémorisée. Il ne s’agit plus alors seulement de ce que les politique « disent vraiment » mais de ce qui en est compris et retenu (qui s’écarte souvent de ce qui a réellement été dit). Et c’est bien l’important dans un contexte de campagne électorale. Isolément, les sciences du langage sont myopes ; elles ne deviennent clairvoyantes qu’à partir du moment où elles donnent la main aux sciences politiques.

Michel Le Séac’h

Ce qu’ils disent vraiment – les politiques pris aux mots, de Cécile Alduy, Paris, Seuil, 2017. ISBN 978-2-02-131016-0. 400 pages, 21 €. Disponible en version numérique.
____________________
(1) Voir Michel Le Séac'h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 83.
(2) Idem, p. 66.

09 novembre 2016

« Double ration de frites » : la petite phrase de Nicolas Sarkozy qui offense les milléniaux

Les petites phrases viennent d’où elles veulent et disent ce qu’on veut leur faire dire. Elles n’ont pas toujours été concoctées avec soin par des communicants. En tout cas les petites phrases négatives, celle qui font du tort à leurs auteurs. Témoin cette « double ration de frites ». En meeting à Neuilly-sur-Seine avant-hier, Nicolas Sarkozy a déclaré :
« Je n'accepte pas dans nos écoles qu'il y ait des tables de juifs et des tables de musulmans, et si dans sa famille on ne mange pas de porc, eh ! bien le jour où à la cantine il y a des frites et une tranche de jambon, eh ! bien, le petit il prend pas de tranche de jambon, il prendra une double ration de frites. C'est la République. La même règle et le même menu pour tout le monde, c'est ça la République. » 
Gros succès des frites républicaines dans les réseaux sociaux. « ‘’Double ration de frites’’ à la place du jambon : Nicolas Sarkozy offre une belle tranche de rigolade aux internautes », titre ainsi 20 Minutes. Pourtant, Nicolas Sarkozy n’a rien offert du tout. Il aurait plutôt fallu écrire : « les internautes s’offrent une belle tranche de rigolade aux dépens de Nicolas Sarkozy ».

En effet, si jamais une partie de cette déclaration avait été formatée pour devenir une petite phrase, ce serait son début (« Je n'accepte pas dans nos écoles qu'il y ait des tables de juifs et des tables de musulmans ») ou sa fin (« La même règle et le même menu pour tout le monde, c'est ça la République »), sûrement pas la ration de frites. De nombreux médias qualifient pourtant cette formule de « petite phrase », à l’instar de France 3. Bruno Le Maire évoque une « petite phrase […] indigeste pour un ancien président de la République ».

Le message implicite de cette petite phrase n’a rien à voir avec son contenu apparent. Ceux qui la propagent ne se soucient ni d’école ni de diététique : leur « double ration de frites » parle implicitement de Nicolas Sarkozy. En mal.

Dans la communication politique, évitez le gras et le sucré

Une petite phrase a un auteur (petite phrase émise), des relais (petite phrase transmise) et un public (petite phrase admise). Il n’y aura transmission, il n’y aura admission que si la petite phrase est jugée porteuse d’un message en cohérence avec ce qu’on croit déjà. Les frites, un sujet a priori complètement anodin, n’ont d’importance que si l’on pense déjà du mal de Nicolas Sarkozy. Cet épisode comporte donc une leçon pour la communication politique : une formule qui se diffuse spontanément et largement dans les réseaux sociaux[1] contient plus d’enseignements sur le public qui la reçoit et la relaie que sur son auteur lui-même.

Or les réseaux sociaux sont dominés par les milléniaux, ou la génération Y. Pour cette génération, la cantine de l’école n’est pas encore très lointaine. Elle se projette aisément sur le « petit » de Nicolas Sarkozy. Elle se rappelle qu’à la cantine, le jour des frites était jour de fête. Et quand on sortait avec les copains, on allait volontiers au MacDo – frites encore. La frite riche en lipides était une sorte de plaisir coupable qu’on partageait entre ados. La frite ne passe donc pas inaperçue, elle n’est pas n’importe quelle garniture : en se mêlant de frites, Nicolas Sarkozy endosse le rôle de l’adulte qui transgresse leur intimité en regardant dans leur assiette.

Jean-François Copé en avait déjà fait l’expérience avec son pain au chocolat, les milléniaux ne sont pas seulement une génération technologique, ils sont aussi une génération élevée aux produits gras et sucrés : n’y touchez pas !

Michel Le Séac'h


[1] Dans la presse, la formule a été activement « poussée » par l’AFP.

Photo N. Sarkozy :  European People's Party - EPP Summit October 2010 via Wikipedia et FlickrCC BY 2.0