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08 mai 2023

Le Monde, familier des petites phrases dès les années 1960

La locution « petite phrase » est couramment présente dans la presse depuis plus d'un demi-siècle. Les archives du quotidien Ouest-France, on l’a vu, en révèlent un usage non exceptionnel dès les années 1960. Il en va de même de celles du journal Le Monde. Il est spécialement intéressant de constater que ses grandes plumes, régulières ou invitées, l’emploient sans barguigner. Or ce journal est à l’époque le « quotidien de référence » lu par toute la classe dirigeante, ou presque. On peut donc dire que la « petite phrase », même si elle reste parfois entourée de guillemets, est présente dès cette époque dans le vocabulaire de la politique.

En voici quelques exemples :

  • André Mandouze :

« Les deux phrases du plénipotentiaire français se suivaient sans interruption et s'adressaient à des journalistes. Celle du plénipotentiaire algérien répondait en d'autres circonstances à d'autres journalistes. Entre réciprocité de contextes et enchaînement de répliques il est une différence notable, très exactement la distance représentée par une toute petite phrase. Krim ne s'est pas contenté de dire que, une fois l'Algérie souveraine, le reste "irait de soi ". Il a cru bon de préciser aussitôt : "Mais seulement à ce moment-là." » – 3 juin 1961

  • Raymond Barrillon :

« Partout, la fameuse "peur du vide" l'emportait, mais d'autres sentiments jouaient aussi : l'angoisse paralysante d'un conflit qui dure, la crainte d'un antiparlementarisme toujours vivace affermi par trois années de dialogue direct entre le pouvoir et le "pays réel". Et puis, que pouvait bien signifier la petite phrase présidentielle de la veille sur l'article 16 qui pourrait être appliqué derechef "dans toute son étendue possible" ? » – 5 octobre 1961

  • Michel Tatu :

« À tort ou à raison, c'est cette petite phrase de M. Khrouchtchev, tirée d'un discours fleuve qui occupe vendredi plus de cinq pages entières de la Pravda, qui a fait le plus de bruit dans les milieux étrangers de Moscou. » – 27 avril 1963

  • Alain Clément :

« Une petite phrase du discours prononcé à Francfort par le président Kennedy, et passée presque inaperçue en Europe, sauf au siège de la C.E.E. ("les grandes nations du monde libre doivent reprendre le contrôle des problèmes monétaires, si nous ne voulons pas qu'ils nous débordent"), fait l'objet de spéculations incessantes dans les cercles intéressés de Washington. » – 10 juillet 1963

  • Yves Florenne :

Quoi qu'il en soit, l'essai de M. Jurquin est d'une lecture fructueuse. Une toute petite phrase me donne seulement un peu à rêver, mais c'est la faute de ce vieux songeur de La Fontaine, si ingénument fermé à la dialectique. "Le temps de l'immoralité s'achève", dit M. Jurquin. Et voici la moralité de la fable : " »La raison la meilleure est défendue par les plus forts". » – 3 octobre 1963

  • Claude Julien :

« Aucune allusion n'a été faite à l'absence de toute délégation soviétique, pour la première fois en pareille circonstance. Une seule petite phrase a formulé le vœu que "les peuples des pays socialistes s'unissent", La présence de nombreux délégués venus des cinq continents aurait pourtant fourni une excellente occasion de faire rebondir la polémique avec Moscou. » – 4 mai 1964

  • Alfred Fabre-Luce :

« Il y a peu de semaines, on rêvait : M. Giscard d'Estaing, de candidatures multiples au sein de la majorité ; M. Lecanuet, d'un général de Gaulle prêt à s'incliner en tous cas devant le résultat des élections législatives. Le 28 octobre, deux petites phrases du chef de l'Etat nous ont rappelés à l'ordre. Ces deux phrases étaient pourtant assez sibyllines, mais des commentateurs les ont aussitôt traduites en termes fort clairs : candidature unique et recours éventuel à l'article 16. » – 8 décembre 1966

  • André Fontaine :

« "Mauvaises nouvelles de Russie. Les maximalistes triomphent." C'est en ces termes que Poincarré consigna dans son journal, le 8 novembre 1917, la victoire des bolcheviks à Pétrograd. Deux petites phrases de rien du tout, au milieu de longues considérations sur bien d'autres affaires. C'est peu pour un événement qui domine le siècle. On pense au fameux "rien" de Louis XVI, le 14 juillet 1789. » – 7 juin 1967

  • François-Henri de Virieu :

« Ceux qui pensent que M. Edgar Faure n'est pas allé plus loin à Grenoble qu'il n'avait été à Toulouse ont-ils raison ? Il ne semble pas. (…) mais les exégètes ne manqueront pas de déceler dans l'allocution de mardi suffisamment de "petites phrases" pour nourrir leurs commentaires. » – 9 mai 1968

  • Alain Jacob :

« L'organe du comité central rappelle d'ailleurs les critiques dont Novy Mir a déjà été l'objet dans le passé "pour avoir publié une série d'œuvres contenant des erreurs idéologiques et noircissant notre réalité". […] Si ce genre de dénonciations n'a rien d'inédit dans la presse soviétique, une petite phrase dans l'article de la Pravda sonne néanmoins comme une inquiétante menace : "L'opinion publique, y lit-on, a le droit d'attendre que la rédaction, de Novy Mir, tire enfin les conclusions qui s'imposent après cette critique." » – 8 mars 1969 

  • Roland Delcour :

« "Finalement, je peux vous dire, conclut M. Giscard d'Estaing, qu'il n'y aura pas de petite phrase de plus succédant à la petite phrase de M. Pompidou à Rome. Il était naturel que M. Pompidou pense ce qu'il a pensé et il était seul juge de l'opportunité de le dire." » – 8 février 1969

  • Pierre Viansson-Ponté :

« M. Chaban-Delmas y trouve à peu de frais l'avantage de rassurer l'aile droite de la majorité et le parti de l'ordre, d'affirmer sa détermination, d'engager une polémique qui n'est pas sans rappeler celle des "petites phrases" du début de 1967, quand M. Pompidou avait fait grand cas d'une formule de la déclaration commune du P.C. et de la Fédération sur ce qui pouvait paraître comme la définition de la dictature du prolétariat. » – 20 septembre 1969

  • Pierre Drouin :

« Avec "l'affaire Renault" va s'ouvrir un nouveau chapitre de cette histoire déjà longue et tumultueuse de la "participation". Depuis la petite phrase de la conférence de presse de M. Georges Pompidou, faute d'information précise sur le contenu de cette forme d'actionnariat ouvrier ainsi relancée, on a prêté des intentions variées au président de la République. – 7 octobre 1969

  • Jacques Nobécourt :

« Le maréchal Tito a tenu samedi une conférence de presse destinée aux journalistes qui accompagnent M. Saragat. Il a résumé les sujets des entretiens et s'est félicité avec quelques nuances du climat de cordialité qui préside désormais aux relations entre les deux pays. Mais il a eu "une petite phrase" qui risque de provoquer quelques questions. » – 7 octobre 1969

  • Paul-Jean Franceschini :

« Au terme de sa déclaration, M. Brandt a placé une petite phrase singulière et qui, elle aussi, exigerait d'être explicitée : "Le gouvernement renonce délibérément aujourd'hui à s'engager au-delà du cadre fixé par cette déclaration ou à proposer des formules susceptibles de compliquer les négociations qu'il désire." » – 31 octobre 1969

  • Claude Durieux :

« Toujours au sujet des conflits sociaux, la deuxième chaîne, qui signalait la cessation de quelques grèves et divers accords d'entreprise, citait en images la "petite phrase" prononcée dimanche, à Strasbourg, par M. Chaban-Delmas ("Il n'y a pas de liberté sans autorité..."), tandis que la première chaîne donnait, avec des reportages, un panorama beaucoup plus vaste que la seconde sur les manifestations d'agriculteurs. » – 26 novembre 1969

  • Pierre-Marie Doutrelant :

« M. de Caffarelli, le président de la F.N.S.E.A., a eu une petite phrase curieuse jeudi en résumant les travaux du congrès : "La motion finale, a-t-il dit, c'est la sœur jumelle de la motion votée le 1er octobre au conseil national." » – 20 décembre 1969

 M.L.S.

Illustration : ancien siège du journal Le Monde, 5 rue des Italiens, Paris, photo Tiraden, licence CC BY-SA 4.0

13 mars 2018

« La France s’ennuie » : la petite phrase qui n’annonçait pas du tout mai 68

J’ai étudié le cas de « la France s’ennuie » dans La Petite phrase[i. Le cinquantenaire de mai 68 va inévitablement raviver son souvenir, et cela dès le 15 mars, cinquantième anniversaire de sa publication dans Le Monde. Revenons-y.

Peut-on considérer « la France s’ennuie » comme une petite phrase ? C’est l’avis, entre autres, d’Ivan Levaï, et il s’agit bien en effet d’une « formule concise qui sous des dehors anodins vise à marquer les esprits », comme dit l’Académie française. En trois mots et demi, parfaitement banals, elle signifie beaucoup plus que « la France s’ennuie » pour les esprits qu’elle a marqués.

Le sujet de la définition ci-dessus, notez-le, est la petite phrase elle-même et non son auteur. « La France s’ennuie » s’est débrouillée toute seule pour marquer les esprits. C’est seulement à la suite des « événements » de mai 1968 qu’elle sera considérée rétrospectivement comme « prémonitoire »[ii], « visionnaire »[iii] ou même « prophétique »[iv] ; « nous autres, gens de médias, nous plaisons ainsi à entretenir nos mythologies », a plaisanté Pierre Marcelle dans Libération. La signification canonique qu’on lui attribue après coup est quelque chose comme « si la France paraît s’ennuyer, c’est que quelque chose d’énorme se prépare ». Sur le coup, pourtant, elle était passée inaperçue.

L’erreur de jugement devenue clairvoyance

Son auteur, Pierre Viansson-Ponté (1920-1979) était l’un des journalistes les plus respectés de son époque. Cela n’avait pas suffi à assurer un large retentissement à son éditorial du 15 mars 1968. Il y comparait l’agitation de la planète à l’atonie d’une France sans grands problèmes ni grandes perspectives. Mais c’était un simple constat au 15 mars 1968. Il ne prophétisait rien pour l’avenir, il ne voyait venir aucune distraction, et surtout pas les événements de mai. (Sa description des convulsions mondiales était elle-même déficiente : elle ignorait le Printemps de Prague, commencé avec l’arrivée au pouvoir d’Alexander Dubcek en janvier 1968.)

Réinterprétée a posteriori, cette petite phrase résumant une erreur de jugement manifeste a été citée par la suite comme un exemple de clairvoyance politique ! Tel est le magistère intellectuel du Monde que les rares avis discordants sont assortis de précautions oratoires. « Personne ne peut contester la culture sociologique et la maîtrise professionnelle de Pierre Viansson-Ponté » a ainsi écrit Jean Lacouture. « Mais cette fois-là, il s’est quelque peu fourvoyé[v]. »

Détail typique, la petite phrase est le plus souvent réduite à sa plus simple expression. Le titre exact de l’éditorial de Pierre Viansson-Ponté était « Quand la France s’ennuie ». Dans plus de la moitié des citations trouvées sur le web, la conjonction « quand » est omise, car pas indispensable à la compréhension du message. Il était arrivé la même chose à une déclaration de Lamartine en 1839 : « la France est une nation qui s’ennuie » avait « fait le tour du monde », selon son auteur, sous la forme… « la France s’ennuie »[vi].

Michel Le Séac'h


[i] La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 44.
[ii] Gérald Messadier, Jurassic France, Paris, Archipel, 2009.
[iii] Patrick Poivre d’Arvor, Seules les traces font rêver, Paris, Robert Laffont, 2013.
[iv] Madeleine Bouchez, L’Ennui, de Sénèque à Moravia, Paris, Bordas, 1973.
[v] Gérard Chaliand, Jean Lacouture, Voyages dans le demi-siècle : entretiens croisés avec André Versaille, Éditions Complexe, 2001.
[vi] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 45-46.