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29 décembre 2023

Jacques Delors, l’homme sans petites phrases

Quand meurt un homme politique de premier plan, la presse publie des florilèges de ses petites phrases. Ce n’est pas le cas pour Jacques Delors (1925-2023), disparu ce mercredi. Malgré ses hautes responsabilités, ses déclarations qualifiées de « petites phrases » sont rares. Et pour cause : il n’a pas vraiment été un leader politique. « Jacques Delors n'a jamais participé au jeu des petites phrases, ni à construire une carrière personnelle », témoigne Sébastien Vincini, président du conseil départemental de la Haute-Garonne[i].

Il ne décroche d’ailleurs personnellement, à 57 ans, qu’un seul mandat électif, celui de maire de Clichy, poste qu’il occupe moins de deux ans (il est aussi pendant deux ans député européen, élu sur une liste socialiste). Pourtant, on voit souvent en lui un candidat naturel pour Matignon ou pour l’Élysée. Lui-même y pense sans tenter l’aventure. En revanche, il est placé pendant dix ans à la présidence de la Commission européenne par les chefs d’État et de gouvernement européens. Auxquels il voue une estime apparemment limitée, les désignant collectivement comme « les chefs » dans ses Mémoires[ii]. Un ouvrage où, écrit La Croix, il « se montre fidèle à sa réputation : austère, pédagogue, égrenant un discours de la méthode. L'amateur de petites phrases assassines fera maigre récolte sauf quand il s'agit de Jacques Chirac ou du Parti socialiste. »


Personnellement, il serait plutôt dans le registre du slogan, de la maxime ou de l’apophtegme. Les petites phrases, d’ailleurs, il les déteste explicitement. En 1978, visant son collègue socialiste Gaston Defferre, il déclare sur France-Inter : « Les petites phrases empoisonnées, ça peut faire la "une" des journaux, ça peut ravir vos adversaires politiques, mais ça ne fait en aucun cas progresser le débat politique[iii]. » Après avoir fait réaliser en 1993 un « livre blanc » sur la croissance européenne, il s’offusque de l’accueil que les « chefs » lui réservent :

nous entrons dans le royaume des petites phrases, qui font d’autant plus mal que chacun s’acharne à n’en souligner que l’effet destructeur. […] Ce que, depuis quarante ans, deux graves crises n’ont pas réussi, c’est-à-dire tuer la construction européenne, une série de petites phrases et d’incidents diplomatiques mineurs vont-ils y parvenir ? Non pas par un coup de poignard, mais par un processus de mort lente, nourrissant des sentiments réciproques de méfiance ? […] Alors, messieurs les responsables de tout bord, arrêtez le massacre, renoncez à vos petites phrases parfois liées à vos arrière-pensées de politique intérieure ! Le mal que vous faites est sans rapport avec les petits profits domestiques que vous tirez de vos coups de coude pour écarter un concurrent, ou de vos coups de menton, la nostalgie étant pour vous toujours ce qu’elle était[iv].

« Jacques Delors est une personnalité qui sait communiquer sans toujours être compris », écrit Dominique Wolton dans une sorte d’oxymore[v]. Sa mauvaise maîtrise des petites phrases et de leurs sous-entendus pourrait en être la cause. « Le budget de 1985 sera d'une rigueur sans commune mesure avec celui de 1984 », déclare-t-il un jour à l’Assemblée nationale. Il doit vite revenir sur le sujet : « Sa petite phrase sur le budget 1985 avait en effet donné lieu à un contresens important, chacun comprenant que les impôts allaient être de nouveau alourdis[vi]. » En réalité, Jacques Delors songe surtout à limiter les dépenses de l’État – et surtout les choix fiscaux ne sont pas encore arrêtés.

Ce flou financier peut coûter cher. En 1987, alors que se profile une grave crise monétaire, Jacques Delors lâche devant l'Assemblée européenne de Strasbourg cette déclaration aussitôt qualifiée de « petite phrase » : « Faute d'obtenir plus de croissance en Europe, les États-Unis feraient pression par la baisse du dollar. Ne vous faites pas d'illusions : les Américains sont prêts à le faire tomber à 1,60 DM. » Les conséquences sont immédiates, relate Le Monde : « Effet bœuf sur le marché des changes, déjà perturbé et où les banques centrales devaient consacrer plusieurs milliards de dollars, mercredi soir (l'effet Delors) et jeudi pour essayer d'enrayer la chute du billet vert[vii]. » Certains s’étonnent : chacun sait que les petites phrases monétaires sont lourdes de conséquences et l’on comprend mal qu’un ancien ministre de l’Économie ait pu commettre un tel impair.

Ni Matignon ni l’Élysée

Jacques Delors tente aussi quelques petites phrases concernant sa propre carrière politique. « Des choses importantes vont se passer à Paris, il faut en être », dit-il, mystérieux, à des journalistes, un jour de 1983, pour expliquer son départ de Bruxelles en pleine négociation monétaire. « Une petite phrase qui alimente les rumeurs sur la succession de Pierre Mauroy », écrit Catherine Nay[viii]. Mais un coup d’épée dans l’eau : contrairement à ce que Jacques Delors a cru, Mitterrand ne lui propose pas Matignon et le renvoie poursuivre la négociation à Bruxelles.

Les relations avec Mauroy n’en sont pas améliorées. En 1989, le maire de Lille s’agace des critiques que lui adressent Jacques Delors et Jean-Pierre Chevènement. « Je sais ce que les militants attendent », déclare-t-il. « Ce ne sont pas des querelles de chefs ni des affrontements d'ambition, pas davantage que des règlements de comptes ou ces petites phrases assassines qui ne font de mal qu'à leurs auteurs, tantôt irresponsables, tantôt assassines, souvent médiocres, toujours nuisibles pour le Parti socialiste[ix]. »

En 1993, Jacques Delors caresse l’idée de se présenter à l’élection présidentielle de 1995. Mais, déjà, certains pointent les faiblesses de sa personnalité : « Il faudrait enfin que M. Jacques Delors révèle des qualités qu'il a, jusqu'à présent, soigneusement cachées, celles qui sont nécessaires à qui se trouve en position de conduire une campagne électorale. Si personne ne peut contester qu'il ait l'étoffe d'une présidentiable, il n'a peut-être pas les ressorts qui feraient de lui un bon candidat[x]. » Fin août 1993, il déclare au journal de France 2 que, « comme Édouard Balladur », il n’est pas candidat à l’élection présidentielle de 1995 : « Édouard Balladur s'occupe des affaires de la France moi je m'occupe des affaires de l'Europe, qui ne va pas mieux[xi]. » Mauvaise pioche : finalement, Balladur est candidat. Pas lui.

La classique opposition entre petites phrases et débat de fond

Le jeu politique, Jacques Delors préfère finalement l’esquiver. Après avoir laissé planer une intention de candidature, il renonce finalement, à l’étonnement de beaucoup. Sa campagne aurait été « l’occasion d’un cours d’instruction civique à l’usage des citoyens, en général, et des militants de gauche, en particulier » ironisent les auteurs du Rendez-vous manqué[xii]. Avant de quitter la scène, cependant, il fait durer le suspense : il déclare qu’il « a pris sa décision », mais ne dit pas laquelle. « Sa "petite phrase" n'avait vraisemblablement pas d'autre but que de répondre au soupçon d'indécision qu'il encourait », estime Le Monde, qui soupçonne qu’elle vise surtout à se donner encore quelque temps pour décider[xiii]. Une situation qui, selon certains, prépare la défaite de Lionel Jospin face à Jacques Chirac en 1995.

« À quoi sert une campagne électorale sinon à débattre du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des injures », demande-t-il sur France 2 en 1997[xiv]. Opposer les petites phrases au débat de fond est classique. Pourtant, le think tank Notre Europe – Institut Jacques Delors, du nom de son fondateur, est moins catégorique quand il se penche sur une polémique européenne : « Dans un tel exercice, le ton indigné des interventions et le jeu des petites phrases, qui en font toute la saveur, l’emportent presque toujours sur le fond du débat. Ce qui ne gêne personne, mais permet aux protagonistes de mieux se situer dans le jeu politique du moment[xv]. »

Par exception enfin, Jacques Delors revendique lui-même une petite phrase, une seule : « On ne tombe pas amoureux d’un grand marché »[xvi] (certains l’en créditent sous la forme « On ne tombe pas amoureux d’un marché unique »). Peu romantique, elle est handicapée par sa construction : le cerveau ne comprend pas toujours bien les négations. Et surtout, elle est directement dérivée d’un slogan fameux de mai 68 : « On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance »[xvii].

Michel Le Séac’h

Photo de Jacques Delors en 2010 : ©European Parliament/Pietro Naj-Olear, licence CC BY-NC-ND 2.0 DEED


[i] Benjamin Bourgine, « Mort de Jacques Delors : "altruiste", "pilier de la gauche, "exigeant"... les réactions en Occitanie », France Bleu Occitanie, 27 décembre 2023, https://www.francebleu.fr/infos/politique/mort-de-jacques-Delors-les-reactions-en-occitanie-9735932

[ii] Jacques Delors, Jean-Louis Arnaud, Mémoires, Plon, 2004.

[iii] Thierry Pfister, « M. Rocard invite à plus de sang-froid ses amis du P.S. », Le Monde, 27 novembre 1978, https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/11/27/m-rocard-invite-a-plus-de-sang-froid-ses-amis-du-p-s_2996071_1819218.html

[iv] Jacques Delors, « Ils vont tuer l’Europe », Le Nouvel Observateur, 5 octobre 1995, https://www.vie-publique.fr/discours/224092-jacques-Delors-05101995-pour-un-conseil-de-securite-economique

[v] Jacques Delors, Dominique Wolton, L' Unité d'un homme : Entretiens avec Dominique Wolton, Odile Jacob, 1994.

[vi] A.V., « Les particuliers et les entreprises paieront moins d'impôts l'année prochaine, a redit M. Jacques Delors, dimanche 6 mai à Europe 1 », Le Monde, 8 mai 1984, https://www.lemonde.fr/archives/article/1984/05/08/aucun-arbitrage-definitif-ne-sera-rendu-avant-juin_3011438_1819218.html

[vii] « La tempête », Le Monde, 1er novembre 1987, https://www.lemonde.fr/archives/article/1987/11/01/la-tempete_4079487_1819218.html

[viii] Catherine Nay, Les sept Mitterrand, Grasset, 2014

[ix] « Après les critiques de MM. Delors et Chevènement M. Pierre Mauroy dénonce les "petites phrases nuisibles" pour le Parti socialiste », Le Monde, 20 décembre 1989, https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/12/20/apres-les-critiques-de-mm-Delors-et-chevenement-m-pierre-mauroy-denonce-les-petites-phrases-nuisibles-pour-le-parti-socialiste_4160151_1819218.html

[x] « Il est minuit, docteur Delors... L'usure qui atteint le pouvoir donne sa chance au président de la Commission européenne. Mais n'est-il pas trop tard? », Le Monde, 6 septembre 1991, https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/09/06/il-est-minuit-docteur-Delors-l-usure-qui-atteint-le-pouvoir-donne-sa-chance-au-president-de-la-commission-europeenne-mais-n-est-il-pas-trop-tard_4039337_1819218.html

[xi] Devant le club Témoin réuni à Lorient Jacques Delors appelle les partisans de l'Europe à agir ensemble, Le Monde, 31 août 1993, https://www.lemonde.fr/archives/article/1993/08/31/devant-le-club-temoin-reuni-a-lorient-jacques-Delors-appelle-les-partisans-de-l-europe-a-agir-ensemble_3938113_1819218.html

[xii] François Bazin et Joseph Macé-Scaron, Le Rendez-vous manqué. Les fantastiques aventures du candidat Delors, Grasset, 1995.

[xiii] « Cherchant à justifier la compétition au sein du RPR Les chiraquiens exploitent le doute sur la candidature de M. Delors », Le Monde, 9 décembre 1994, https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/12/09/cherchant-a-justifier-la-competition-au-sein-du-rpr-les-chiraquiens-exploitent-le-doute-sur-la-candidature-de-m-Delors_3845055_1819218.html

[xiv] Entretien avec Bruno Masure, Arlette Chabot et Annette Ardisson, France 2, 2 mai 1997, https://www.vie-publique.fr/discours/229388-jacques-Delors-02051997-les-conditions-de-l-elargissement-de-l-ue

[xv] Jean-Louis Arnaud, « L’état du débat européen en France à l’ouverture de la présidence française », Etudes et Recherches n°10, juillet 2000, https://institutDelors.eu/wp-content/uploads/2018/01/etud10-fr.pdf

[xvi] Discours de Jacques Delors devant le Parlement européen (17 janvier 1989), Bulletin des Communautés européennes, 1989, n° Supplément 1/89, https://www.cvce.eu/obj/discours_de_jacques_delors_devant_le_parlement_europeen_17_janvier_1989-fr-b9c06b95-db97-4774-a700-e8aea5172233.html

[xvii] https://www.dicocitations.com/citation_historique_ajout/516.php

11 octobre 2021

Les petites phrases de Bernard Tapie : une grande place à la première personne

Les petites phrases ont souvent mauvaise presse et l’on ne dit pas de mal des morts – c’est sans doute pourquoi les hommages funèbres rendus à Bernard Tapie depuis une semaine n’ont guère rappelé ses déclarations les plus mémorables.

Pour être juste, 20 minutes a quand même noté avec une touche d’humour noir qu’il avait « préparé le terrain » dès 2017 avec cette déclaration au Monde : « Mourir, ça ne me fait pas chier du tout. La mort, c’est la consécration de la vie. ». Le quotidien ajoute : « ‘’Nanard’’ […] savait que ces deux petites phrases seraient du meilleur effet dans les nécrologies. »

Pour sa part, Cnews a rappelé que « en 1992, c'est lors d'un meeting que Bernard Tapie, bien connu pour ses petites phrases assassines, s'en prendra cette fois aux électeurs du Front national », avec notamment cette formule : « si Le Pen est un salaud, ceux qui votent pour lui sont des salauds ».

On s’étonne quand même de voir si peu rappelées les petites phrases d’un homme qui en était si prodigue. Ouest-France en avait même fait le thème d’un « Quiz » dès 2015. Il y citait :

  • « J’ai menti, mais c’était de bonne foi »
  • « Pourquoi acheter un journal quand on peut acheter un journaliste ? »
  • « Quand vous êtes dans le sens contraire du courant et que vous nagez vite, vous reculez moins que les autres. »
  • « Si moi je veux parler sans grossièreté, je peux le faire, mais ça paraîtra aussi naturel que si Giscard disait : ‘’J’en ai plein les couilles’’ »
  • « Être un bon comptable, ce n’est pas savoir faire une bonne addition, mais trouver un résultat juste. »
  • « La seule chose que je ne referais pas, ce sont des affaires. »

Consécration suprême, l’Institut national de l’audiovisuel (INA) inclut Bernard Tapie dans sa galerie « Les petites phrases des politiques ». Il y voisine avec Jacques Chirac, Valéry Giscard d'Estaing, Jean-Marie Le Pen, Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy et une quarantaine d’autres responsables politiques de premier plan. Il y figure pour ces déclarations :

  • « Je suis rentré chez moi hier soir, ma femme m’a fait la fête, comme d’habitude »
  • « J’aurais dû être moins ambitieux »
  • « On peut pas faire les matchs que quand on est sûr de les gagner »
  • « C’est sérieux la politique »

Bernard Tapie a lui-même été un sujet de petite phrase, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Ministre d’un gouvernement socialiste, il en est exfiltré d’urgence à l’annonce de ses premiers démêlés judiciaires. « Tapie n’a jamais été ma tasse de thé », laisse tomber l’ancien Premier ministre Pierre Mauroy.

« J'étais riche; je ne le suis plus. J'étais à la mode; je ne le suis plus. Je ne maîtrise ni mon calendrier ni mon destin ! » déplore alors Bernard Tapie. Une épreuve qu’il assure prendre avec philosophie : « Les coups sur la nuque, je les reçois avec respect. Dieu me les envoie pour me fortifier. J’avais la grosse tête, il veut me rendre plus humble. Ma seule prière, c’est que Sa volonté soit faite. »

Mais l’épreuve ne dure pas, et l’humilité non plus. La vertu est en proportion inverse de la prospérité. Quand Bernard Tapie rachète La Provence en 2013, il assure : « Je ne vais pas augmenter les journalistes pour qu'ils aillent se payer des putes! ». Et c’est reparti pour un tour !

Les petites phrases de Bernard Tapie présentent une caractéristique intéressante : beaucoup d’entre elles sont à la première personne. C’est relativement rare. Certes, les petites phrases ont pour principal sujet les leaders politiques. Mais ces derniers se décrivent en général en parlant d’autre chose, et souvent sans le vouloir ; Emmanuel Macron a été jugé méprisant pour avoir parlé des Gaulois réfractaires et des gens qui ne sont rien. Normalement, le moi est haïssable. « L’État c’est moi » (Louis XIV) choque en tant qu’affirmation cynique de l’absolutisme royal. « La République c’est moi » (Mélenchon) choque en tant que prétention outrancière d’un simple élu. Mélangeant le sport, la politique et l’argent, Tapie aurait pu dire « Les affaires c’est moi » sans choquer vraiment. Cela suffit à en faire un personnage hors du commun.

Michel Le Séac’h

Illustration : Jeanne Menjoulet, Flickr, licence CC BY 2.0.