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14 janvier 2023

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » : une petite phrase inexplicable d’Emmanuel Macron

À l’approche de sa réélection en 2022, Emmanuel Macron avait paru soucieux d’éviter les formules maladroites qui l’avaient probablement desservi aux premiers temps de son mandat[i] (« je traverse la rue », « on met un pognon dingue dans les minima sociaux », « des gens qui ne sont rien »…). À la toute fin de l’année, pourtant, lors de ses vœux pour 2023, il semble avoir retrouvé cette veine avec « Qui aurait pu prédire […] la crise climatique ? »

Les médias ont largement qualifié de « petite phrase » cette question rhétorique, parfois dès leurs titres :

  • Vœux : la phrase d'Emmanuel Macron sur le climat qui ne passe pas – Le Point
  • Vœux de Macron : "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?", cette petite phrase qui agace les scientifiques du Giec – Midi libre
  • « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » : la petite phrase polémique d’Emmanuel Macron – Ouest-France
  • "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?" : la petite phrase d'Emmanuel Macron agace les scientifiques – Francetvinfo
  • Une petite phrase d’Emmanuel Macron a bien du mal à passer à propos du réchauffement climatique – Sud Radio
  • Les scientifiques ont-ils raison d'être en colère après la petite phrase d'E.Macron sur la crise climatique ? – France Bleu
  • Nicolas Poincaré : La petite phrase polémique d'Emmanuel Macron sur le climat  BFMTV

Le thème de la « petite phrase qui ne passe pas » est repris par Francetvinfo, Orange, Gala, Le Huffington Post, L’Indépendant et quelques autres. Les échos de la déclaration présidentielle retentissent même à l’étranger. Elle suscite d’innombrables réactions dans les milieux politiques et scientifiques. Bien entendu, la plupart des commentateurs rappellent que le thème du réchauffement global est ancien : le premier rapport du GIEC date de 1990. La crise climatique est au centre de maints travaux de recherche et d’innombrables conversations de bistro. « "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?" Eh bien, beaucoup de gens, monsieur le président… », ironise L’Obs. C’est tellement évident que personne ne semble capable d’expliquer de manière plausible la logique du propos présidentiel.

Erreur délibérée ou simple gaffe ?

Interrogé par Le Point, Philippe Moreau-Chevrolet voit dans cette phrase une « erreur de communication » tout en envisageant qu’elle soit délibérée : « On peut y voir une démarche populiste pour parler à l'électorat qui vit l'écologie de manière punitive. Ou alors une phrase destinée à justifier une forme d'inaction environnementale. Une sorte de révisionnisme à dire qu'il n'y avait pas de consensus politique et qu'on ne pensait pas que ce serait si fort. » Autrement dit, c’est à n’y rien comprendre !

Pour le conseil en communication, « c'est dommage, car c'était un discours tiède et insipide dont on va retenir cette phrase, probablement rédigée trop vite sur un coin de table. » Elle serait donc de la veine des gaffes d’avant 2017 comme « le libéralisme est une valeur de gauche » ou « il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France ».

Cette thèse du coin de table est-elle soutenable ? Le texte des vœux présidentiels, reproduit sur le site web officiel de l’Élysée, a certainement été soupesé par une équipe de communicants chez qui l’amateurisme de Sibeth Ndiaye[ii] n’est plus de mise. Et Emmanuel Macron n’a sûrement pas oublié les éloges que lui avait valu « Make our planet great again[iii] ». Il sait aussi ce que l’image de Jacques Chirac doit à « notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Est-il possible qu’il ait à ce point perdu de vue son simple intérêt politicien ?

 Un portrait par les petites phrases

Bruno Le Maire, Agnès Pannier-Runacher et les autres ministres qui ont tenté de corriger le tir dans les premiers jours de l’année ont tenu à rappeler les positions prises par Emmanuel Macron depuis son élection dans le domaine de l'écologie. Ils n’ont fait qu’approfondir le mystère : si le président est conscient du problème, pourquoi semble-t-il dire qu’il était imprévisible ?

L’explication la plus vraisemblable est plus prosaïque : thème anecdotique dans le discours, la crise climatique a été traitée par-dessous la jambe. Voici l’intégralité du passage où elle est abordée :

Je repense aux vœux que je vous présentais à la même heure, il y a un an. Qui aurait imaginé à  cet instant, que, pensant sortir avec beaucoup de difficultés d’une épidémie planétaire, nous  aurions à affronter en quelques semaines, d’inimaginables défis : la guerre revenue sur le sol  européen après l’agression russe jetant son dévolu sur l’Ukraine et sa démocratie ; des dizaines, peut-être des centaines de milliers de morts, des millions de réfugiés, une effroyable crise énergétique, une crise alimentaire menaçante, l’invocation des pires menaces, y compris nucléaires ? Qui aurait pu prédire la vague d’inflation, ainsi déclenchée ? Ou la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ?

Pour quarante-huit mots sur la guerre en Ukraine, treize sur la crise climatique. Le président revient brièvement sur le thème de l’environnement dans la suite de son discours[iv]. Mais globalement, ce thème n’y occupe qu’une place mineure et n’a peut-être pas reçu toute l’attention nécessaire. La question « Qui aurait pu prédire… ? » n’était peut être applicable qu’à l’inflation dans l’esprit des rédacteurs. Ou peut-être concernait-elle les « effets spectaculaires encore cet été », que personne n’avait vu venir, et non la crise climatique en tant que telle. La thèse du « coin de table » n’est pas absurde, finalement.

Les communicants de l’Élysée auront sans doute senti le vent du boulet. Si une phrase du président est ambiguë, mal construite, les médias et l’opinion demeurent tout disposés à l’interpréter de la manière la plus défavorable. Comme au temps des Gilets jaunes. En ce temps-là, leur quête de petites phrases présidentielles pouvait dénoter le désir de se faire un portrait d’un personnage encore mal connu. L’est-il mieux aujourd’hui ? Pas sûr. Les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Michel Le Séac’h


[i] Voir Michel Le Séac’h, Les petites phrases d’Emmanuel Macron, Paris, Librinova, 2022, chapitre 1.

[iv] « Parce que la transition écologique est une bataille que nous devrons gagner, il nous  faut la mener avec résolution et méthode. La planification écologique sera l’instrument de ce dépassement historique pour baisser nos émissions de C02 et sauver notre biodiversité. »

Illustration : copie partielle d'écran, site elysee.fr

16 décembre 2021

Emmanuel Macron dit regretter ses petites phrases, mais en a-t-il bien analysé les ressorts ?

Les petites phrases ont tenu une place majeure dans « Où va la France », l’entretien du président de la République avec Audrey Crespo-Mara et Darius Rochebin diffusé ce 15 décembre sur TF1 et LCI. LCI titre ainsi : « Sur TF1 et LCI, Emmanuel Macron regrette certaines de ses petites phrases "terriblement blessantes" ».

Les petites phrases font aussi titre chez Voici  (« "J'ai blessé des gens" : Emmanuel Macron regrette certaines de ses petites phrases polémiques »), Femme Actuelle : « "J'ai blessé des gens" : Emmanuel Macron s'explique sur ses petites phrases polémiques », Le Figaro (« Pécresse, Zemmour, petites phrases, "gilets jaunes", réforme des retraites... Ce qu'il faut retenir de l'interview de Macron »), Actu Orange (« "Traverser la rue", "ceux qui ne sont rien"... Emmanuel Macron revient ses petites phrases »), etc.

De quelles petites phrases s’agit-il ? Essentiellement de celles qui auraient déclenché le mouvement des Gilets jaunes : « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « on met un pognon dingue dans les minima sociaux », « une gare c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien »… Cette dernière petite phrase est la seule que le président de la République dit expressément regretter : « On ne peut pas dire ça. (…) J’ai cette formule, en effet, qui est terrible, c’est terriblement blessant ».

Mais surtout, cette phrase est la plus ancienne du lot : elle remonte au 29 juin 2017, moins de deux mois après l’élection présidentielle. Le « pognon dingue » date du 12 juin 2018, « Je traverse la rue » du 16 septembre 2018. Si Emmanuel Macron a pris conscience des dangers des petites phrases, il lui a quand même fallu un certain temps de réflexion. D’autant plus que, bien avant les « gens qui ne sont rien », à la mi-septembre 2014 – il venait d’être nommé ministre de l’Économie –, il y avait eu « les illettrées de GAD ». L’expression avait fait scandale. Elle a marqué durablement : Thomas Raguet en a fait un exemple typique dans Petites phrases, grandes conséquences ‑ La Gauche contre le peuple, un documentaire diffusé par La Chaîne parlementaire (LCP) le 15 février 2021.

Le président invoque une circonstance atténuante : il incrimine ce qu’il appelle la « société de la décontextualisation » : « Vous dites deux mots, on les sort du contexte et ils paraissent affreux ». Mais pourquoi cet « on » sort-il du contexte « les gens qui ne sont rien » plutôt que « les gens qui réussissent » ? Cette question demande d’autant plus réflexion qu’Emmanuel Macron inaugurait alors la Station F, incubateur d'entreprises aménagé dans un ancien établissement SNCF – d’où cette étourderie sur le thème de la gare. Il s’adressait à de jeunes « start-upeurs »  – en général peu enclins à considérer qu’ils ne sont rien. La phrase ne pouvait être blessante qu’au second degré, pour ceux qui, en l’entendant, se classaient spontanément du côté des « ne sont rien ».

Pour dégager au moins partiellement sa responsabilité, le président devrait incriminer plutôt deux phénomènes :

  • Un biais cognitif bien connu, le biais de confirmation. Dans les informations qu’il reçoit, notre cerveau recherche de quoi confirmer ce qu’il croit déjà savoir. Les « illettrées » de 2014 ont braqué le projecteur sur un défaut réel ou supposé d’Emmanuel Macron : il serait méprisant. Trouve-t-on encore des indices de mépris dans ses déclarations suivantes ? Qui cherche trouve.
  • Un esprit populaire, le désir d’indignation. Depuis des années, les Français cherchent des raisons de se sentir outragés. Ils ont acheté 2,2 millions d’exemplaires d’Indignez-vous, l’opuscule de Stéphane Hessel(1), et fait un succès à Génération offensée de Caroline Fourest(2). Gérald Bronner rapporte que pas moins de 182 sujets les ont scandalisés en 2019(3). C’est peut-être une affaire de technologie. Le moindre mot d’indignation introduit dans un tweet augmente le taux de retweets de 17 % en moyenne, a déclaré un ancien de Google devant le Sénat américain(4). Trouve-t-on des motifs d’indignation dans les propos d’Emmanuel Macron ? Qui cherche trouve (bis).

Emmanuel Macron et son entourage en sont probablement conscients, et l’émission de TF1 pourrait en être un signe. « La volonté de l’Élysée, c’est manifestement de produire un long clip publicitaire », estime Philippe Moreau-Chevrolet. « C’est rond, c’est rassurant, on est dans une pub Herta ! »(5). Autrement dit, on cherche à désamorcer l’indignation. En pariant peut-être que, saturés d’indignation par la campagne électorale qui commence, les électeurs en viendront à préférer la sérénité, même artificielle.

Michel Le Séac’h

(1) Stéphane Hessel, Indignez-vous, Paris, Indigène, 2010.
(2) Caroline Fourest, Génération offensée, Paris, Le Livre de poche, 2021.

(3) Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, Paris, PUF, 2021, p. 130.
(4) Bryan Menegus, « This Is How You’re Being Manipulated », Gizmodo, 25 juin 2019, https://gizmodo.com/this-is-how-youre-being-manipulated-1835853810/amp.
(5) Romain David, « Emmanuel Macron sur TF1 : "Nous ne sommes pas dans un registre journalistique, mais publicitaire", analyse Philippe Moreau Chevrolet », Public Sénat, 16 décembre 2021, https://www.publicsenat.fr/article/politique/emmanuel-macron-sur-tf1-c-etait-ambition-intime-sans-karine-le-marchand-analyse

08 novembre 2021

TF1 et les petites phrases, cheval de Troie des médias en politique

« Les politiques ne viennent pas chez nous pour la petite phrase », assurait Thierry Thuillier, directeur de l’information du groupe TF1, dans Le Figaro de vendredi dernier(1). Vilains petits canards de la communication politique, les petites phrases ont plutôt mauvaise réputation. La presse les prend souvent avec des pincettes. Pour beaucoup, la forme dominante du discours politique s’écarte des idéaux journalistiques d’objectivité, de pondération, de rationalisme.

« C'est triste, mais c'est ainsi », s’affligeait naguère Éric Le Boucher dans Les Échos en rappelant les formules qui ont agité les débuts du quinquennat d’Emmanuel Macron : « la petite phrase sur les "Gaulois" ou le dialogue avec un jeune chômeur occupent bien plus d'espace médiatique que des sujets majeurs sur la santé, la pauvreté ou l'école(2). » 

Cependant :

1) Ces petites phrases traitaient implicitement d’un « sujet majeur », à savoir Emmanuel Macron lui-même : à tort ou à raison, les Français y voyaient le portrait en pointillés d’un leader nouvellement élu et encore mal connu.

2) Quand la presse met en valeur les petites phrases au lieu de les occulter,  on ne peut exclure qu'elle se plie tout simplement aux préférences des citoyens-lecteurs. « Et puis, journalistes et rédacteurs en chef sont aussi humains, après tout, et obéissent aux mêmes tendances que leur public », ont aussi rappelé Soroka et McAdams(3).

3) Les petites phrases pourraient bien être une sorte de cheval de Troie au profit des journalistes : une fois entrée dans les esprits, elles ouvrent la voie à une foule de commentaires. Ce qui accroît le poids des médias dans le débat politique.

La qualification même de « petite phrase » pourrait constituer une forme d’éditorialisation. Elle est presque toujours décernée par les médias. (Jamais un homme politique ne dit expressément : « Ceci est une petite phrase » ‑ quoi qu’il puisse le suggérer par d’autres moyens.) Pour David McCallam, « l'homme politique ne fait que livrer de la matière brute aux médias, afin que ceux-ci en extraient et par la suite en façonnent la figure rhétorique qu'est le sound bite »(4).

Et le commentaire s’accroît quand le sound bite se recule

Cet enjeu est plus marqué encore pour la presse audiovisuelle, destinataire originelle des « sound bites ». Ces derniers n'ont cessé de raccourcir depuis un demi-siècle. Quant aux entretiens et débats télévisés, ils sont de plus en plus morcelés. Cette évolution vers des formats courts est constatée « généralement sur le mode de la déploration(5) » : elle empêche les politiques de justifier leurs positions. Mais, corrélativement, le temps d’antenne réservé aux commentaires s’accroît.

Ainsi, souligne le professeur Eike Mark Rinke, en raccourcissant les sound bites, les journalistes s’arrogent un rôle croissant dans l’évaluation des positions politiques(6). On l’a bien vu lors de la dernière campagne présidentielle américaine. Donald Trump a multiplié sur Twitter les déclarations brèves et tonitruantes. Même s’il en avait eu le désir, il n’aurait pu s’en expliquer hors du web, faute d’accès non filtré aux médias. Les journalistes, en revanche, en faisaient longuement l’exégèse.

« Pour échapper au format nécessairement réduit des journaux télévisés et à la dictature du "sound bite", de la "petite phrase", il y a les talk shows, qui combinent très intimement information et spectacle », observait Roger-Gérard Schwartzenberg(7). On peut douter que ce format réduise vraiment la place des petites phrases ; en revanche, il accroît le rôle des médias. Philippe Moreau-Chevrolet a ainsi évoqué « le "style Jean-Jacques Bourdin", où ce sont les questions de l'intervieweur ‑ et non les réponses du politique ‑ qui créent l'événement »(8)

En l’occurrence, le but du journaliste est d’amener son invité politique non à dérouler un programme préfix mais à « sortir ses tripes ». Ce qui dans bien des cas peut signifier : lâcher des petites phrases. Le journaliste, alors, ne se contente pas d’exploiter les petites phrases : il les suscite.

TF1 revalorise le vocabulaire

Les politiques s'attendraient donc à autre chose sur TF1 ? Mais Thierry Thuillier ajoute aussitôt : « Dans leur tête, passer au "20 Heures" renvoie en quelque sorte à la stature d’un chef d’État. » La petite phrase est ainsi sublimée plutôt que supprimée : pour faire acte de leadership, il n’est même pas nécessaire de répondre en quelques mots à Jean-Jacques Bourdin et ses collègues, il suffit de se montrer sur le média le plus puissant. Lequel, corrélativement, affirme ainsi son pouvoir sur le politique.

Dans ses journaux télévisés, insiste Thierry Thuillier, TF1 privilégie « un entretien court et percutant, des 5-6 minutes, centrés sur des annonces. Nous voulions éviter de faire des interviews vide-poches de vingt minutes, où toutes les questions sont posées mais dont on ne retient pas grand-chose(9). » Voir dans les petites phrases des annonces percutantes et dans les exposés programmatiques des vide-poches insipides est une réévaluation habile des éléments de langage, mais ce n'est pas renier la démarche du « sound bite journalism »

Quant au « temps long » auquel aspirent les philosophes, il est délégué, au nom de la « complémentarité », à LCI, chaîne d’information continue du groupe TF1. Qui ne sera pas totalement privée de petites phrases puisqu’il lui reviendra aussi d’organiser des débats entre politiques.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran YouTube, chaîne TF1, « 2017, l’ultime face-à-face », https://www.youtube.com/watch?v=7lnvPnLO3Zk



(1) Caroline Sallé, « Thuillier : "Si les politiques veulent parler aux jeunes, qu’ils viennent aux JT de TF1" », Le Figaro, 5 novembre 2021, p. 26.
(2) Éric Le Boucher, « Juger Macron sur le fond, pas sur la forme », Les Échos, 21 septembre 2018, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/juger-macron-sur-le-fond-pas-sur-la-forme-139617, consulté le 18 septembre 2021.
(3) Stuart Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics and Negativity », Political Communication, vol. 32, n° 1, 2015, p. 1-22, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10584609.2014.881942
(4) David McCallam, « Les "petites phrases" dans la politique anglo-saxonne », Communication & Langages, n°126, 4e trimestre 2000. pp. 52-59, http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2000_num_126_1_3040, consulté le 2 novembre 2021.
(5) Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, « Poser les "petites phrases" comme objet d’étude », Communication & langages, n° 168, juin 2011, p. 18-23.
(6) Eike Mark Rinke, « The Impact of Sound-Bite Journalism on Public Argument », Journal of Communication, vol. 66, n° 4, août 2016, https://doi.org/10.1111/jcom.12246
(7) Roger-Gérard Schwartzenberg, La Politique mensonge, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 409.
(8) Philippe Moreau-Chevrolet, « Comment Manuel Valls se transforme en... François Hollande », blog du Huffington Post, 8 décembre 2014, https://www.huffingtonpost.fr/philippe-moreau-chevrolet/interview-valls-france-2_b_6287324.html, consulté le 13 juillet 2019.
(9) Caroline Sallé, article cité.

10 mai 2020

« Nous sommes en guerre » n’est pas une petite phrase. Quoique…

Rarement quatre mots auront suscité autant d’exégèses. Ces quatre mots, « nous sommes en guerre », ont été prononcés par Emmanuel Macron dans un discours du 16 mars 2020 à propos de l’épidémie de covid-19. Prononcés à six reprises, même : c’est dire s’il tenait à ce qu’on les remarque. Et en effet, remarqués, ils l’ont été. La plupart des commentateurs y ont vu une métaphore. Presque personne une petite phrase, ce qui est un peu étrange, s’agissant d’un président à qui l’on en a tant attribué.

La guerre est-elle encore une métaphore ? Elle n’est pas l’apanage d’Emmanuel Macron, en tout cas. On la voit invoquée à tout bout de champ. « Nous sommes en guerre », disait Nicolas Hulot en juin 2019 à propos du réchauffement climatique[1]. « Nous sommes en guerre contre les marchés financiers » assurait jadis Bruno Le Maire, alors ministre de Nicolas Sarkozy[2]. Une simple recherche sur internet permet de constater que des maires français, par exemple, ont au cours des derniers mois « déclaré la guerre » aux déjections canines, aux éoliennes, aux anglicismes, aux décharges sauvages, à la 5G, au gaz hilarant, aux mégots de cigarettes, aux perturbateurs endocriniens, etc.

Autrement dit, la guerre est devenue un cliché, un lieu commun, une « métaphore morte » ‑ concept auquel Emmanuel Macron devrait être sensible puisqu’il a été largement traité par son maître à penser Paul Ricœur[3].

Une métaphore montée à l’envers

Cette métaphore est d’autant plus morte que la guerre, pour la plupart des Français, est devenue théorique. C’est un fait du passé, ou un fait lointain (en Syrie, au Sahel…), pas un fait vécu. « À l’époque contemporaine, aucune métaphore n’a été plus utilisée, même si la chose à laquelle elle se réfère est sortie de l’horizon de l’expérience pour la plupart des gens dans le monde développé », souligne l’historien américain David A. Bell[4]. « La plupart d’entre nous n’a aucune expérience réelle de la guerre – aucun sens réel et viscéral de ce qu’elle implique et de ce qu’elle exige ».

Or une métaphore consiste d’ordinaire à remplacer de l’abstrait par du concret, comme l’a montré George Lakoff voici déjà plusieurs décennies. L’encyclopédie en ligne Larousse en a fait la définition même de la métaphore : « Emploi d'un terme concret pour exprimer une notion abstraite par substitution analogique, sans qu'il y ait d'élément introduisant formellement une comparaison ». Chaque année, une campagne publique nous incite à nous vacciner contre l’épidémie de grippe. Pour nous, celle-ci est plus « concrète » que la guerre. Comparer l’épidémie à la guerre serait donc une métaphore montée à l’envers. Une absurdité rhétorique.

Le communicant Florian Silnicki est de cet avis : « Ce vocabulaire martial est inapproprié et surtout, en inadéquation avec la culture sociétale et sociologique. La plupart des Français qui ont écouté ce discours n’ont pas connu la guerre. On ne peut pas espérer marquer les esprits selon une stratégie de choc de la même façon qu’auraient pu le faire un De Gaulle ou un Mitterrand[5]. »

Guerre éclair

Emmanuel Macron nourrirait-il cet espoir malgré tout ? Certains linguistes, politologues et autres experts réels ou supposés s’en sont dits convaincus. Pour Cécile Alduy, « il y a une visée politique dans ce registre martial : incarner le Père de la Nation à la Clemenceau, imposer par ricochet une unité nationale que seule la guerre justifie, faire taire donc les oppositions et les critiques[6]. » Apparemment, ce point de vue est partagé par beaucoup. « Depuis le discours d’Emmanuel Macron le 16 mars et son usage du terme « guerre », observateurs et politiques usent et abusent de la métaphore », note Gaïdz Minassian[7].

En effet, chose étrange, ce sont ces commentateurs qui filent la métaphore pour le compte d’Emmanuel Macron. Ils assimilent par exemple « l’exode parisien » à celui de mai 1940[8]. Le chef de l’État n’en demandait probablement pas tant. Car, chez lui, le thème de la guerre est étroitement daté.

Il est absent de sa première adresse aux Français à propos de l’épidémie, le 12 mars 2020, qui ne contient rien de plus belliqueux qu’un hommage aux « héros en blouse blanche ». Loin de saisir l’occasion de s’ériger en chef de guerre, le président exclut tout « repli nationaliste ». Il se dit à la remorque du monde médical.

Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c'est la confiance dans la science. C'est d'écouter celles et ceux qui savent.

Les six « nous sommes en guerre » n’apparaissent que dans la deuxième adresse aux Français, quatre jours plus tard, le 16 mars 2020. Ils sont précédés par cette explication :

alors même que les personnels soignants des services de réanimation alertaient sur la gravité de la situation, nous avons aussi vu du monde se rassembler dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé

La guerre reste très présente neuf jours plus tard, dans l’allocution du 25 mars prononcée à l’issue d’une visite du chef de l’État au CHU de Mulhouse :

je vous ai dit il y a quelques jours que nous étions engagés dans une guerre, une guerre contre un ennemi invisible, ce virus, le Covid-19 et cette ville, ce territoire porte les morsures de celui-ci. Lorsqu'on engage une guerre, on s'y engage tout entier…

Au-delà de ces deux discours, la guerre disparaît presque du vocabulaire d’Emmanuel Macron. Elle ne figure que comme une lointaine rémanence dans la troisième adresse aux Français, celle qui annonce une perspective de retour à la normale, le 13 avril :

nos entreprises françaises et nos travailleurs ont répondu présent et une production, comme en temps de guerre, s'est mise en place…

Rien de plus. C’est même ce qui frappe les observateurs perspicaces comme Philippe Moreau-Chevrolet : « Emmanuel Macron est redescendu sur terre. Il n'a plus parlé de guerre [comme il l'avait fait le 16 mars, lorsqu'il avait déclaré "nous sommes en guerre"]. Ce n’était plus Clemenceau. Il s'est placé au même niveau que ses ministres ou que le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, dans la gestion de la crise sanitaire[9]. » Cécile Alduy, en revanche, interrogée le 18 avril, ne semble pas avoir noté que « nous sommes en guerre » n’a été qu’une parenthèse dans la communication présidentielle[10].

Un registre pas si martial

Le thème de la guerre chez Emmanuel Macron n’est pas seulement limité à la période du 16 mars au 25 mars, il est aussi étroitement cantonné. L’adresse du 16 mars elle-même ne lui accorde pas d’autre place que ses « nous sommes en guerre » métaphoriques, édulcorés d’ailleurs par cet avertissement initial : « nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation ». On ne distingue rien de guerrier dans les conseils du président : « écoutons les soignants, qui nous disent : si vous voulez nous aider, il faut rester chez vous et limiter les contacts. C'est le plus important. » Ou encore : « Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation, le sens des choses est important. »

Il est étonnant que ceux qui distinguent un « registre martial » dans les propos d’Emmanuel Macron ne leur aient pas appliqué une démarche lexicographique. Ils auraient constaté que si « guerre » figure sept fois parmi les 2 621 mots de l’adresse du 16 mars, on y trouve aussi sept « virus », six « sanitaire(s) » et cinq « scientifique », le mot le plus fréquent, huit occurrences, étant… « soignants ».

Réflexe pavlovien

Il est donc clair que « nous sommes en guerre » n’est pas chez Emmanuel Macron l’indice révélateur d’un tropisme césarien ou « clemencien » mais une simple astuce publicitaire : il a parlé haut pour faire entendre son message. Les Français ne paraissent pas en avoir été autrement émus ; les nombreux sondages publiés ces dernières semaines n’en ont rien montré, en tout cas. « L’exode parisien » ne dénote pas une panique à l’approche d’un ennemi sanguinaire mais un désir de passer un confinement aussi confortable que possible (à la guerre comme à la guerre…). Ce souci pragmatique démontre l’échec de la métaphore plutôt que sa réussite.

Elle a pourtant réussi, si l’on peut dire, auprès d’un sous-groupe restreint de la population française. « Nous sommes en guerre » a fonctionné comme une petite phrase (ou au minimum une « formule », dans le vocabulaire d'Alice Krieg-Planque) auprès d’un microcosme intellectuel chez qui le mot « guerre » déclenche apparemment une sorte de réflexe pavlovien.

Michel Le Séac’h




[1] Philippe Lemoine et Yves-Marie Robin, « Entretien exclusif. Nicolas Hulot sur le réchauffement climatique : ‘Mobilisons-nous’ », Ouest France, 30 juin 2019.
[2] « Le Maire : ‘Nous sommes en guerre contre les marchés financiers' », L’Obs, 13 novembre 2011.
[3] Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, 1975, Le Seuil,
[4] David A. Bell, « ‘La guerre au virus’, le passé d’une métaphore », legrandcontinent.eu.fr, 7 avril 2020.
[5] Claire Conruyt « ‘Guerre’, ‘ennemi’, ‘première ligne’... Le vocabulaire d’Emmanuel Macron est-il pertinent face au coronavirus ? », Le Figaro, 26 mars 2020.
[6] Cécile Alduy, interrogée par Laure Bretton, « Métaphore de Macron sur la guerre : ‘Cela exonère le pouvoir de ses responsabilités’ », Libération, 30 mars 2020.
[7] Gaidz Minassian, « Covid-19, ce que cache la rhétorique guerrière », Le Monde, 8 avril 2020.
[8] Serge Schweitzer, « ‘Nous sommes en guerre’ : une faute de communication », contrepoints.org, 27 mars 2020.
[9] Lea Ouzan, « Emmanuel Macron est ‘redescendu sur terre’ : Jupiter, c’est fini ? », Gala, 24 avril 2020.
[10] Rebecca Fitoussi, « Cécile Alduy : ‘Notre langage est une manière de surmonter l’incertitude et l’angoisse que provoque l’épidémie’ », Public Sénat, 18 avril 2020.