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12 mai 2023

Laurent Wauquiez sans petites phrases… au risque de l’oubli ?

Laurent Wauquiez n’aime plus les petites phrases. Il le dit dans l’entretien qu’il vient de donner à Nathalie Schuck et Valérie Toranian pour Le Point (11 mai 2023) -- et même deux fois plutôt qu’une. « J’ai été porte-parole du gouvernement et je me suis laissé intoxiquer un temps par cette facilité qui consiste à penser qu’en sortant une petite phrase, en faisant le buzz, on remplit » sa mission, raisonne-t-il. Puis : « Je me suis, par moments, laissé abîmer, entraîner vers le bas par une politique médiocre, par l’affrontement politicien et le jeu des petites phrases. »

Il ne se demande pas ce qu’il pourrait néanmoins leur devoir. Dès 2007, jeune porte-parole du gouvernement, il fait de leur surveillance un pivot de son rôle : « La difficulté c'est que comme on est là pour défendre la politique du Gouvernement, c'est d'être tellement vigilant sur la moindre petite phrase et la moindre petite expression, qu'on finit par ne plus rien dire » (déclaration du 26 juin 2007 au site gouvernemental vie-publique.fr). On remarque, en creux, cette position implicite : si à pourchasser les petites phrases on ne dit plus rien, c’est sans doute qu’elles disent quelque chose.

En 2012, Vanessa Schneider publie dans Le Monde un portrait intitulé : « Laurent Wauquiez : le sniper de l’UMP », ce qui est déjà assez éloquent. L’article commence ainsi : « Consacré ministre polyvalent sous l'ère Sarkozy, il manie avec brio la petite phrase assassine. » Si lui-même y voit aujourd’hui un « jeu », l’adjectif « assassine » dénote que l’affaire n’est pas si ludique à l’époque.

Les petites phrases de Laurent Wauquiez ne s’attaquent pas toutes au personnel politique, au moins à première vue. En mai 2011, par exemple, il déclare à Europe 1, pointant le RSA : « la différence entre le travail et l'assistanat est aujourd'hui un des vrais cancers de la société française parce que ça n'encourage pas les gens à reprendre un travail, parce que ça décourage ceux qui travaillent. » Les ténors de son parti le condamnent, l’opposition s’indigne. Pourtant, note Vanessa Schneider, « avec sa dénonciation du "cancer de l'assistanat", le ministre parvient tout de même à ses fins : il crève le plafond de verre médiatique et s'impose dans les baromètres de popularité. »

Et cette recherche d’exposition médiatique n’est peut-être pas le seul objectif. « Avec sa petite phrase, M. Wauquiez n’a pas agi en chien fou solitaire, il s’inscrit dans un mouvement », estiment Matthieu Goar et Alexandre Lemarié dans Le Monde. Ils citent Frédéric Lefebvre, alors secrétaire national de l’UMP : « Certains ont toujours estimé qu’il fallait taper sur Sarkozy pour qu’il vous remarque. Laurent Wauquiez pense, lui, qu’il faut être meilleur que Sarkozy sur son propre terrain pour être considéré. » Sous la prise de position politique, il y pourrait donc y avoir en réalité une sorte de petite phrase ad hominem rapprochant son auteur du pouvoir.

Dans l’attaque, la mécanique de la petite phrase wauquiezienne est en général indirecte : la « cible » finale n’est pas désignée nommément. Le message est d’autant plus puissant que le locuteur laisse à l’auditeur le soin de le comprendre. Cela crée un certain sentiment de connivence. Vanessa Schneider en livre un exemple frappant : « "Dans un pays qui a trois millions de chômeurs, est-ce que le problème est de parler de pains au chocolat ? ", fait-il mine de s'interroger » en 2012. Candidat à la présidence de l’UMP, Jean-François Copé vient de raconter qu’un élève de sa circonscription « s’est fait arracher son pain au chocolat à la sortie du collège par des voyous qui lui expliquent qu’on ne mange pas pendant le ramadan ». En exploitant cette sortie (elle-même qualifiée de « petite phrase »), Laurent Wauquiez flingue sans le nommer l’un des ténors de son propre parti, concurrent du candidat qu’il soutient lui-même, François Fillon.

La théorie du boomerang

Ce dernier a pu en tirer une leçon : mutatis mutandis, son « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » de la primaire de la droite, en 2016, adopte la même technique. Laurent Wauquiez s’insurge (dans Le Réveil de la Haute-Loire). Car il a changé de rôle : président par intérim des Républicains, il lui appartient de maintenir l’ordre dans son parti. Mais il connaît la musique ! « Quand on est dans le royaume des petites phrases et coups en dessous de la ceinture ce n’est plus le débat d’idées », déclare-t-il de façon un peu tautologique. En dépit de son expérience personnelle, pas si contre-productive pourtant, il assure : « Tous ceux qui pratiquent les petites phrases seront sanctionnés car ces attaques passent très mal et leur reviendront comme un boomerang. »

On connaît la suite : en fait de boomerang, contre toute attente, François Fillon sort vainqueur de la compétition. Laurent Wauquiez redécouvre-t-il ainsi la puissance des petites phrases ? Quelques mois plus tard, une escarmouche l’oppose à Xavier Bertrand. « Ne laissons pas les médiocres aigreurs nous détourner du seul objectif qui compte : la reconstruction d'une droite fière de ses valeurs », rétorque-t-il sur Twitter. Une fois de plus, la cible visée n’est pas désignée nommément. Ce qui encourage la presse à compléter le message, donc à en parler : ce tweet allusif remporte un grand succès médiatique. Et Xavier Bertrand rentre dans le rang.

L’explicite réussit moins bien à Laurent Wauquiez. Début 2018, devant des étudiants de l’EM Lyon, il dit tout le mal qu’il pense de nombreux responsables politiques, désignés sans détour (Alain Juppé a « totalement cramé la caisse » à Bordeaux, etc.). Malgré sa demande, un étudiant enregistre et diffuse ses déclarations ravageuses. L’affaire fait scandale. Mais Christophe Malbranque, l’un des principaux communicants du parti présidentiel LREM, alerte son entourage : « Il est tout à fait possible que, bien malgré lui, Wauquiez nous tende un piège », conjecture-t-il dans un message cité par Agathe Ranc, de L’Obs. Lui répondre serait se placer à son niveau, « celui de la petite phrase, de la politique à l’ancienne, au risque de reproduire un schéma que l'opinion déteste et qui a été sanctionné dans les urnes » (encore la théorie du boomerang !).

Comment se faire oublier

En réalité, les scandales « ont permis à M. Wauquiez de devenir le nouveau héros des militants », pensent Matthieu Goar et Alexandre Lemarié. Ses petites phrases illustrent un tempérament de chef. « Laurent Wauquiez n’a jamais manifesté […] un sens de la fidélité et de la mesure. Il est plutôt dans l’énergie et la volonté personnelle », estime Gérard Longuet, cité en 2018 par Public Sénat. Mais tant que la partie n’est pas pliée, tant que le parti ne lui est pas acquis, elles offrent aussi un angle d’attaque aux autres aspirants leaders (voire à l’ex-leader Sakozy).

La presse aussi, première consommatrice de petites phrases, cherche parfois à se dédouaner par la distanciation, à l’instar du Progrès, qui répertorie en 2018 les « Phrases assassines, polémiques et gros clashs de la mandature Wauquiez ». Mais Émilie Chaumet y convient que « la "petite phrase" est rarement anodine […] Certains diront qu'elles "sont le niveau zéro du débat politique" pourtant les "meilleures" ne passent jamais inaperçues. » Peu après, le leader républicain met de l’eau dans son vin, assure Antoine Comte dans La Tribune de Lyon : « Fini les déclarations à l’emporte-pièce et la course au buzz médiatique, Laurent Wauquiez a décidé désormais de prendre son temps et de réfléchir mûrement avant de s’exprimer publiquement. »

Et il tient parole en respectant pendant près de deux ans un silence, qu’il vient de rompre, ce 11 mai, par un long entretien avec les journalistes du Point. Un entretien très conceptuel, même si l’on sent que la fibre de la petite phrase pourrait être réactivée (« Emmanuel Macron n’a jamais été Jupiter. À force de vouloir décider de tout, il ne décide plus de rien »… « Les Français […] ont vu les limites d’un président de la République auquel il aura sans doute manqué d’avoir appris en gravissant les échelons petit à petit », « il a réussi des choses, mais il n’a pas enrayé la décadence »…)

Laurent Wauquiez, dirait-on, ne veut faire de peine à aucun électorat. Mais si les médias s’intéressent encore à sa personne – l’entretien du Point a été largement relayé par les confrères – il n’est pas dit que les électeurs y restent aussi sensibles. Il est probable qu’en politique, dans une cure de silence, ce sont des voix qu’on perd. Les requêtes enregistrées par Google Tendance des recherches ne révèlent pas de fortes attentes des internautes à son égard ces dernières années (graphique ci-dessous). Un sursaut apparaît le 9 mai, quand Le Point communique sur son entretien, et le 11 mai, lors de la parution de l’hebdomadaire, mais les requêtes viennent de sa région, Auvergne-Rhône-Alpes, presque six fois plus que d’Île-de-France, et le mouvement retombe dès le 12. Laurent Wauquiez a voulu se faire oublier et pourrait avoir réussi au-delà de ses espérances.

Michel Le Séac’h

Photo : Laurent Wauquiez en 2010 par Alesclar, via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 3.0

14 novembre 2019

Gilets jaunes : avec le recul du temps, les petites phrases encore en cause ?

La France souffle la première bougie des « gilets jaunes ». À l’origine, ce mouvement semblait motivé par la hausse de la taxe sur les carburants. Son retrait n’avait pas ramené le calme. Le vrai problème était donc ailleurs.

Plusieurs observateurs désignaient les « petites phrases » d’Emmanuel Macron. Une déclaration d’un député anonyme de La République en marche était largement reprise dans la presse : « 80 % du bordel des "gilets jaunes" est le résultat des petites phrases du chef de l’État depuis six mois »[i]. Après tout, les petites phrases sont des intruses qui s’invitent dans un débat où elles ne devraient pas avoir leur place. Elles sont à l’éloquence politique traditionnelle ce que les gilets jaunes sont au corps politique traditionnel !

Pour les auteurs de Dans la tête des Gilets jaunes, le premier ressort de la révolte est le sentiment d’être méprisé éprouvé par les manifestants : « on se sent blessé en tant qu’individu par l’attitude d’un acteur en particulier, et c’est souvent par E. Macron intuitu personae qu’on est socialement humilié. Des phrases-cultes sur les illettrés, les Gaulois réfractaires, le pognon de dingue, les gens qui ne sont rien, ceux qui n’ont qu’à traverser la rue reviennent en boucle »[ii].

Au minimum, on pouvait voir dans les petites phrases le prétexte, l’allumette de la révolte des Gilets jaunes. Ainsi commence un appel solennel de Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher, fondateurs du mouvement de gauche Place publique, publié le 8 décembre 2018[iii] : « La crise vient de loin. Par des mesures injustes et des petites phrases arrogantes, Emmanuel Macron a certes allumé l’étincelle, mais le feu ne demandait qu’à prendre. ».

Mieux : l’épouse du chef de l’État serait sur la même ligne. À en croire Nathalie Schuck, co-auteure de Madame la Présidente, « Brigitte Macron déteste toutes les petites phrases : traverser la rue pour trouver du boulot ; les feignants ; les gens qui ne sont rien… explique-t-elle. Elle lui a dit : 'T'es en train de foutre en l'air ton quinquennat arrête tes conneries !' »[iv].

La thèse du rôle prééminent des petites phrases a été développée par Arnaud Mercier, professeur d’information-communication à Paris 2 Panthéon-Assas[v]. Selon lui, Emmanuel Macron a rompu le fil de la confiance « en multipliant depuis son élection, les petites phrases assassines à destination des Français qui ont été prises comme autant de marques d'humiliation à l'égard de ceux qui sont en galère, au profit des "premiers de cordée" ».

Des petites phrases assassines ! Le mot est fort, l’accusation est grave : un assassinat est un « meurtre commis avec préméditation » (article 221-3 du code pénal). Mais, « oh ! encore une question », comme dirait le lieutenant Colombo, quelles sont ces petites phrases assassines à destination des Français ?

Le professeur Mercier en cite quatre expressément : « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », « des Gaulois réfractaires au changement », « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « des gens qui ne sont rien ». Et en effet, ces formules ont souvent été reprises par les protestataires. « Dans le dos de leur habit fluo ou en chanson, les manifestants en colère se réapproprient des expressions du président qui les ont parfois agacés ou choqués » notait Camille Caldini[vi], qui avait repéré en particulier des « Gaulois réfractaires », des « pognon de dingue » et des « traverser la rue ».

Interrogeons davantage les quatre suspectes.

1. « Je traverse la rue, je vous trouve du travail »


Les visiteurs défilent au palais de l’Élysée, ouvert au public pour les Journées du patrimoine en septembre 2018. Emmanuel Macron leur fait les honneurs du logis et s’enquiert de leurs préoccupations. Un jeune horticulteur cherche du travail mais n’en trouve pas. Emmanuel Macron l’incite à en envisager d’autres métiers, car certains secteurs – le bâtiment, les hôtels-cafés-restaurants… – proposent des emplois à guichets ouverts : « Je traverse la rue, je vous en trouve ».

Cette petite phrase est-elle préméditée ? Évidemment non : le président n’a pu préparer les dizaines voire les centaines de dialogues brefs noués ce jour-là. Est-elle prononcée « à destination des Français » ? Pas davantage : elle s’adresse à un interlocuteur donné, localisé, confronté à une situation particulière. La formule se veut un encouragement, pas un reproche. Elle n’est même pas très claire à cause du relatif « en », dont l’antécédent est incertain (travail ? entreprise ?).

Néanmoins, la presse donne un retentissement national à la parole présidentielle. Elle la redresse aussi : la formule devient « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou « je vous trouve un emploi ». Ainsi clarifiée, elle devient l’épicentre des commentaires. Plusieurs médias, comme Le Midi libre, Paris Match, Gala, RTL, Sud Radio ou LCI la qualifient expressément de petite phrase. Elle est reprise des milliers de fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag #TraverseLaRueCommeManu lancé sur Twitter.

2. « Des Gaulois réfractaires au changement » 


Le 29 août 2018, en visite officielle au Danemark, Emmanuel Macron prononce un discours devant la reine Margrethe II. Comme le veut la coutume, il rend hommage au pays qui l’accueille. Il vante sa pratique de la « flexi-sécurité » et ajoute : « Il ne s'agit pas d'être naïf, ce qui est possible est lié à une culture, un peuple marqué par son histoire. Ce peuple luthérien, qui a vécu les transformations de ces dernières années, n'est pas exactement le Gaulois réfractaire au changement ! Encore que ! Mais nous avons en commun cette part d'Européen qui nous unit. »

Y a-t-il préméditation ? Sans doute : un discours officiel prononcé lors d’une visite d’État a sûrement été préparé à l’avance. Est-il « à destination des Français » ? Non, il est destiné à la reine du Danemark et au-delà d’elle aux Danois : le président de la République française dit qu’ils ne sont pas des Gaulois. Il ne dit pas expressément que les Français en sont, même si la conclusion paraît s’imposer d’elle-même. Elle n’est pas forcément offensante pour un peuple qui a fait un triomphe à Astérix.

Mettre sur un même plan religion d’État (« peuple luthérien ») et origine ethnique (« Gaulois ») aurait pu choquer. Ce n’est pas ce raccourci qui est retenu. La presse française se focalise sur le volet « gaulois » de ce passage. Le JDD, LCI, France Culture et d’autres y voient explicitement une « petite phrase ». Les réseaux sociaux français font de même : le discours est tronqué, son sujet, les Danois, disparaît entièrement. Il n’y en a que pour le Gaulois (souvent mis au pluriel comme en atteste la version retenue par le professeur Mercier, « des Gaulois réfractaires au changement »). La réserve « encore que ! » est ignorée : la formule est prise pour une affirmation sans nuance.

3. « On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux » 


Le 12 juin 2018, des images « volées » d’une réunion de travail entre Emmanuel Macron et ses plus proches collaborateurs commencent à circuler sur l’internet. Dans une discussion à bâtons rompus, le président déclare : « La politique sociale, regardez, on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens, y sont quand même pauvres, on n'en sort pas, les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres, ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres, on doit avoir un truc qui permet aux gens de s'en sortir [...] Il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens pour qu'ils sortent de la pauvreté. Et sur la santé c'est pareil. » En réalité, cette petite vidéo d’un peu moins de deux minutes a été délibérément mise en ligne via Twitter par Sibeth Ndiaye, alors conseillère du président de la République chargée de la communication. « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux » y occupe trois secondes.

Y a-t-il préméditation ? A priori non, la scène est une véritable réunion de travail. En tout cas, la petite phrase n’est pas destinée à être mise en valeur. Est-elle à destination des Français ? Non, elle s’adresse aux collaborateurs de l’Élysée. Sibeth Ndiaye a tenté de précises son intention dans un tweet : « Le Président ? Toujours exigeant. Pas encore satisfait du discours qu’il prononcera demain au congrès de la Mutualité, il nous précise donc le brief ! Au boulot ! »  L’intention était de montrer le président au travail, pas de présenter une déclaration politique.

Peine perdue : la presse et les réseaux sociaux ne s’intéressent qu’au « pognon dingue », qualifié de « petite phrase » dans La Dépêche, Capital, Gala et d’autres. Sibeth Ndiaye a voulu montrer un président bosseur qui s’adresse à ses collaborateurs ; on voit finalement un président gaffeur qui s’adresse aux Français. L’objectif est de lutter contre la pauvreté ? Beaucoup croient comprendre qu’il s’agit de réduire les budgets sociaux.

4. « Des gens qui ne sont rien » 


La Station F est un lieu parisien très branché. Installée à l’initiative de Xavier Niel dans l’ancienne Halle Freyssinet de la SNCF, c’est le plus gros incubateur du monde pour les start-ups du numérique. François Hollande, président de la République, a posé la première pierre en 2014. Emmanuel Macron inaugure l’établissement le 29 juin 2017.

Devant un parterre d’invités de marque et de jeunes « start-upeurs », il rappelle que la Halle Freyssinet était un grand dépôt ferroviaire et brode sur l’esprit des lieux :  « Ne pensez pas une seule seconde que si demain vous réussissez vos investissements ou votre start-up, la chose est faite. Non, parce que vous aurez appris dans une gare, et une gare, c'est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien, parce que c'est un lieu où on passe, parce que c'est un lieu qu'on partage ». Les « gens qui ne sont rien » sont immédiatement isolés du discours et présentés comme une petite phrase.

Y a-t-il préméditation ? C’est douteux : prononcé sans prompteur, le discours d’Emmanuel Macron était très peu structuré ; il paraît largement improvisé. La petite phrase est-elle destinée aux Français ? Non, elle s’adresse explicitement aux dirigeants des start-ups hébergées par la Station F. Lesquels s’imaginent plutôt du côté des « gens qui réussissent » évoqués dans la même phrase.

°°°

Résumons les caractéristiques des quatre petites phrases suspectées d’avoir provoqué le mouvement des Gilets jaunes :


Préméditation
Destinataires immédiats
Orientation principale du passage incriminé
Interprétation dominante de la petite phrase
« Je traverse la rue, je vous trouve du travail »
Non
Un jeune chômeur
Où trouver du travail
Macron prend les chômeurs pour des flemmards
« Des Gaulois réfractaires au changement »
Oui
S.M. la reine Margrethe II
Les qualités du Danemark et des Danois
Macron juge les Français rétrogrades
« On met un pognon de dingue dans les minima sociaux »
Non
Des collaborateurs de l’Élysée
Comment sortir les gens de la pauvreté
Macron voudrait réduire les budgets sociaux
« Des gens qui ne sont rien »
Peut-être
Des créateurs de start-ups
Rien n’est acquis dans la vie
Macron prend les gens de haut

Ainsi, sur quatre « petites phrases assassines à destination des Français », au moins deux ne présentent pas le caractère de préméditation propre à l’assassinat, aucune n’est directement destinée à l’ensemble des Français et aucune ne reflète fidèlement le message du fragment incriminé.

Aujourd’hui, pour retrouver le sens réel de la plupart des formules citées ci-dessus, il faut se replonger dans la presse de l’époque. Seules demeurent dans les mémoires des petites phrases qui témoignent moins de ce que pense Macron que de ce que les Français ou les journalistes pensent qu’il pense.

Cela n’infirme pas du tout l’hypothèse du « bordel par les petites phrases ». Mais cela montre au minimum que le fonctionnement des petites phrases, aspect majeur de la communication politique, est bien plus complexe qu’on ne l’imagine parfois.

Michel Le Séac’h





[i] Mathilde Siraud, « La République en marche se fissure sur les ‘gilets jaunes’ », Le Figaro, 2 décembre 2018.
[ii] François-Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia, Dans la tête des giles jaunes, Paris, V.A. Éditions, 2018, p. 13.
[iii] Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian et Thomas Porcher, «Fonder un nouveau pacte fiscal, social et écologique», Le Parisien, 9 décembre 2018, http://www.leparisien.fr/politique/fonder-un-nouveau-pacte-fiscal-social-et-ecologique-l-appel-de-place-publique-09-12-2018-7963845.php.
[iv] Interview de Nathalie Schuck dans un documentaire diffusé par BFM TV le 19 septembre 2019. Voir https://www.programme-tv.net/news/societe/239941-brigitte-macron-furieuse-contre-les-petites-phrases-demmanuel-macron-tes-completement-con-pourquoi-tu-as-dit-ca/.
[v] Arnaud Mercier, « "Gilets jaunes" contre Macron : aux racines de l’incommunication », TheConversation, 3 décembre 2018, https://theconversation.com/gilets-jaunes-contre-emmanuel-macron-aux-racines-de-lincommunication-108048
[vi] https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/video-gilets-jaunes-quand-les-gaulois-refractaires-reprennent-a-leur-compte-les-petites-phrases-d-emmanuel-macron_3085583.html#xtor=AL-67-[video]