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29 novembre 2020

Antoine Griezmann : « J’ai mal à ma France. » Mais laquelle ?

« J’ai mal à ma France » : le 26 novembre, cette formule laconique ponctue le retweet par Antoine Griezmann d’un message présentant une vidéo[i] du passage à tabac du producteur Michel Zecler par trois policiers.

La vidéo elle-même, bien entendu, a été largement vue à la télévision et sur l’internet. Mais la phrase du footballeur rencontre de son côté un succès considérable. Elle est abondamment vue et commentée sur l’internet. La quasi-totalité de la presse française la cite. Parfois en titre, même, comme dans Les Dernières nouvelles d’Alsace, L’Équipe, L’Est républicain, Le Figaro, Le Progrès, Gala, LCI, France Télévisions et plusieurs autres.


À première vue, c’est doublement étonnant.

D’abord parce que si Antoine Griezmann est un grand champion dans sa discipline, son opinion sur un fait divers policier n’a pas plus de valeur que celle d’un citoyen lambda. Peut-être même moins ! Hormis ses matchs en équipe de France, toute sa carrière de sportif professionnel depuis ses débuts s’est déroulée en Espagne, à Madrid puis à Barcelone. « Dans la vie de tous les jours je me sens plus espagnol que français », disait-il expressément en 2016. Fatalement, « sa » France est une version un peu décalée.

Ensuite parce que la phrase d’Antoine Griezmann n’est pas originale et ne devrait pas rester attachée longtemps à son nom. On ne peut donc pas la considérer comme une « petite phrase ». Au contraire, elle est devenue un lieu commun maintes fois employé ces dernières années :

  • En août 2020, caricaturée en esclave par Valeurs Actuelles dans une fiction historique située au 18e siècle, la députée Danièle Obono proteste sur BFM : « J'ai mal à ma République, j'ai mal à ma France ».
  • En juin 2020, le mot « Colonialisme » est inscrit à la peinture rouge sur la statue de Jacques Cœur, à Bourges. « J’ai mal à ma France », s’indigne Pascal Blanc, alors maire de la ville « Je condamne fermement ces agissements. Le communautarisme est en route. »
  • En octobre 2019, quelques jours après un attentat islamiste qui a fait quatre morts à la préfecture de police de Paris, le chanteur hip-hop Ramous dénonce dans une vidéo postée sur Facebook sous le titre « Macron j’ai mal à ma France » les « conneries de merde » déversées depuis lors (« vous insultez mon père... enculé de ta race ! »).
  • En septembre 2018, Emmanuel Macron visite Saint-Martin, dans les Antilles françaises. « Il y a des images qui me mettent mal à l'aise », commente Jean Leonetti, maire d’Antibes, ancien ministre et vice-président des Républicains, interrogé par Public Sénat. « Les photos bras dessus, bras dessous avec un délinquant, les propos qui sont tenus, des gestes obscènes : j’ai mal à la Présidence, j’ai mal à ma France. »
  • En octobre 2015, critiquée pour avoir cité une phrase du général de Gaulle sur la France « pays de race blanche », Nadine Morano persiste et signe sur Facebook. Elle conclut : « Comme disait le Général Bigeard, j'ai mal à ma France ! »[ii].
  • Le 30 mars 2012, après les attentats de Mohammed Merah à Toulouse et Montauban, le Médiateur du Monde publie une contribution d'un essayiste musulman intitulée « J’ai mal à ma France ! ». Elle dénonce « Le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, l’islamophobie… Autant de fléaux qui minent notre vivre-ensemble et mettent en péril le pacte républicain, la fraternité entre les hommes. »
  • Le 7 janvier 2011, le réalisateur Manuel Tribot poste sur YouTube un morceau de rap sur le mal-être des quartiers intitulé « J’ai mal à ma France ». Très violentes, les paroles condamnent par exemple les expulsions de Roms (« rappelle-toi Hitler et ses camps de concentration »).
  • En 2007, Amad Ly publie Parole de jeune : j’ai mal à ma France, un témoignage autobiographique inspiré par la mort de Bouna Traoré et Zyed Benna, deux adolescents de Clichy-sous-Bois qui s’étaient réfugiés dans un transformateur électrique en tentant d’échapper à la police.

Quant au fond, « J’ai mal à ma France » comporte un message évident : il n’y a pas une seule France mais au moins deux. Les occurrences ci-dessus connotent toutes une fracture identitaire, raciale ou communautaire. Une fracture exprimée dans plusieurs cas au premier degré, comme un constat d’évidence, et non à l’issue d’une réflexion politique, sociologique ou philosophique.

Le phénomène est dérangeant et nouveau. Dans une petite phrase de 1972, le président Georges Pompidou évoquait « ces temps où les Français ne s’aimaient pas », reprenant d’ailleurs le titre d’un livre de Charles Maurras paru en 1916. « Ils s’entre-déchiraient et même s’entre-tuaient », disait Pompidou. Mais il n’envisageait pas, à l’époque, qu’il ait pu y avoir deux peuples français.

Les exemples ci-dessus tendent à devenir plus fréquents dans les années récentes. En fait, Google Recherche de livres ne recense pas la moindre occurrence de « J’ai mal à ma France » avant le 21e siècle. Le premier « J’ai mal à ma France » signalé date de 2000. Mais la phrase est censée être prononcée en 2024 ! Elle figure dans Scènes de vie en 2024, roman d’anticipation de Christian Saint-Étienne publié chez JCLattès :

Oui, c'est vrai, dit Jean d'une voix sourde, j'ai mal à ma France, mal d'être le contemporain de la fin d'un pays qui fut aussi un rêve d'universelle grandeur du genre humain ! Je suis pour l'Europe unie mais pas pour l'union des ethnies ou l'Internationale des communautés! J'en fais une question de principe !

Michel Le Séac'h


[i] Dans le message retweeté par Antoine Griezmann, son auteur présente la vidéo comme « 15 minutes de coups et d'insultes racistes ». En réalité, l’enregistrement est muet.
[ii] Le général Bigeard a en fait publié un livre intitulé J’ai mal à la France (Polygone, 2001). Il est clair que l’article défini « la » change tout : il est question d’une seule France.

29 décembre 2015

« Race blanche » : la petite phrase boomerang de Claude Bartolone

Une petite phrase agit à sa guise. Dans la définition qu’en donne l’Académie française (« une formule concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »), le sujet du verbe est la petite phrase elle-même et non son auteur. L’orateur propose, le public dispose. Claude Bartolone en a fait l’expérience ce mois-ci :

Acte I ‑ Entre les deux tours des élections régionales, L’Obs publie un entretien entre Julien Martin et le président de l’Assemblée nationale. «Avec un discours comme celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche qu'elle défend en creux », dit-il à propos de son adversaire, Valérie Pécresse (Les Républicains). La formule serait peut-être passée inaperçue dans un article globalement très virulent si L’Obs n’en avait fait le titre de son article : « Bartolone : "Pécresse défend Versailles, Neuilly et la race blanche ». Ce titre est largement cité par les médias et sur le web.

Acte II – Les partisans de Valérie Pécresse s’indignent. Elle-même annonce le dépôt d’une plainte pour injure aggravée. « Race blanche : Pécresse va porter plainte contre Bartolone », titrent plusieurs journaux, reprenant un article de l’AFP. L’auteur de la formule n’en a cure : « Bartolone maintient ses propos sur la "race blanche" visant Pécresse », titre à nouveau une partie de la presse, toujours à la suite d’un article de l’AFP.

Acte III – Claude Bartolone, qu’on donnait gagnant presque à coup sûr un mois plus tôt, et en situation très favorable à l’issue du premier tour des élections régionales, est battu au second tour. Plusieurs commentateurs attribuent sa défaite à sa formule polémique. Lui-même admet devant les députés socialistes avoir commis un faux-pas ‑ concession qui donne lieu encore une fois à un titre de l’AFP : « "Race blanche" : Bartolone concède devant les députés PS une formule "pas forcément calibrée" ».

Un cas d’école de petitephraséification

Pour qu’une petite phrase s’installe, son contenu, son contexte et la culture de son public doivent être alignés[1]. Ici, le contenu initial n’était pas forcément idéal. La notion de « défense en creux » n’est pas totalement claire. Mais très souvent les petites phrases connaissent un processus de simplification spontané[2]. Amorcé en l’occurrence dès le titre de L’Obs (avec l’aval de Claude Bartolone, peut-on imaginer).

Au vu des titres reproduits plus haut, on constate que, très vite, la formule propagée tend même à se resserrer sur la seule locution « race blanche ». (De la même manière, la célèbre sortie de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz est souvent réduite au mot « détail ».) Valérie Pécresse, Versailles et Neuilly deviennent implicites. Ce n’est pas surprenant : les noms propres ne sont pas propices à la naissance d’une petite phrase, sauf rares exceptions (« Quousque tandem, Catilina… »). Et si un nom reste attaché à la petite phrase, désormais, c’est plutôt celui de Bartolone.

Le contexte, était favorable puisque le quatrième personnage de l’État par ordre de préséance s’exprimait dans un organe de presse influent sur un thème d’actualité au beau milieu d’une campagne électorale. De plus, le thème de la  « race blanche » était dans l’air du temps : on n’a pas oublié la polémique déclenchée au mois d’octobre par une déclaration de Nadine Morano (« la France est un pays de race blanche »). Conséquence : les retombées médiatiques ont aussitôt été abondantes, ainsi que les retombées des retombées. L’effet de répétition indispensable à la pérennisation d’une petite phrase s’est trouvé assuré en quelques jours. 

Quant à la culture du public, Claude Bartolone n’avait évidemment pas choisi ses mots par hasard. Versailles parle aux nostalgiques de la Commune, Neuilly aux adversaires de Nicolas Sarkozy, et le mot « race » est l’un des plus honnis de notre temps. « Je demanderai au lendemain de la présidentielle au Parlement de supprimer le mot “race” de notre Constitution » avait même promis François Hollande en 2012. Dire qu’un adversaire « défend la race blanche », même « en creux », est compris par les politiques et par la presse comme une attaque extrêmement vive. Et cela aussi bien à droite qu’à gauche ‑ d’où la plainte annoncée par Valérie Pécresse.

Une élection perdue sur une petite phrase ?

Pourtant, il faut bien se demander si la culture des politiques est vraiment raccord avec celle de l’électorat. Se pourrait-il qu’une partie des électeurs aient compris la petite phrase de Claude Bartolone au premier degré et se soient reconnus dans cette « race blanche » défendue par Valérie Pécresse ? L’hypothèse mériterait plus ample exploration, mais on note que l’île de France est la seule région de France – avec la Corse, dans une bien moindre proportion ‑ où le Front national ait perdu des voix entre les deux tours. Déjà, l’affaire Morano avait montré que les réactions des électeurs pouvaient différer de celles des politiques, unanimes dans leur condamnation. À ce jour, Nadine Morano, simple députée européenne, compte 149.678 abonnés sur Twitter, Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, 80.558.

Mais l’intention de Claude Bartolone relevait bien sûr du second degré. Un second degré en abyme, une dénonciation d’un message délivré « en creux » par Valérie Pécresse, ou même, selon de nombreux commentateurs, un « appel au vote ethnique » (un « dégoûtant appel » écrivait même Élisabeth Levy sur Causeur) : le candidat socialiste aurait cherché à rallier un électorat « issu de l’immigration ». Une petite phrase contient souvent un second degré (comme dans le cheval de Troie, l’essentiel est à l’intérieur), mais celui-ci ne fonctionne que si l’auteur et le public partagent une même culture. Claude Bartolone est-il sur la même longueur d’onde que l’électorat « ethnique » ? On peut en douter.

Toujours est-il que Valérie Pécresse a été élue. Et selon certains, la petite phrase destinée à la disqualifier a contribué à la défaite de son adversaire. « Je pense que monsieur Bartolone a peut-être perdu sur cette injure-là » a déclaré François Bayrou sur BFM-TV. « Cette petite phrase malheureuse lui a probablement coûté son élection », a estimé Pascal Bruckner, interrogé par Alexandre Devecchio pour Le Figaro. Au P.S. même, certains ont dénoncé une formule « extrêmement malheureuse », comme Julien Dray, voir « totalement absurde », comme Jean-Marie Le Guen.

On a déjà dit de certaines petites phrases (« Vous n’avez pas le monopole du cœur »[3], « Yes we can »[4]…) qu’elles avaient remporté des élections. On voit qu'elles peuvent en perdre aussi.

Michel Le Séac'h

[3] Idem, p. 109.
[4] Ibid., p. 121.

Photo École Polytechnique Université de Paris-Saclay, 15 octobre 2015, sur Flickr.

21 octobre 2015

« La France est un pays de race blanche » : les gros sabots fourchus de Nadine Morano

La diabolisation est l’heuristique suprême en politique : le personnage visé devient infréquentable, tout ce qu’il dit, fait ou touche se trouve contaminé. Ce qui simplifie radicalement le travail de ses adversaires, désormais dispensés de plus ample démonstration. Et la diabolisation a souvent pour instrument majeur une petite phrase montée en épingle (on connaît le rôle de l’épingle dans la malédiction vaudoue…)*.

On vient d’en voir un bon exemple avec Nadine Morano à la suite de sa déclaration du 26 septembre dans l’émission « On n’est pas couché » sur France 2. Il n’est pas question ici d’analyser ses propos mais uniquement les réactions qu’ils ont suscitées.

« Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche » a déclaré Mme Morano. Le débat s'est focalisé sur le second terme (race blanche), d'ordre biologique, et non sur le premier (judéo-chrétien), d'ordre religieux. Il n'empêche qu'il a largement fait appel à l'encontre de la  « pécheresse » à des concepts et expressions aux connotations religieuses. En voici quelques exemples :
  • Faute : ce mot qui désigne un manquement à une règle morale a souvent été utilisé, en particulier, lit-on ici et là, par Alain Juppé et Nicolas Sarkozy. Les plus indulgents ont qualifié cette faute de « vénielle », un adjectif directement venu de la religion.
  • Exécration : Nathalie Kosciusko-Morizet a jugé « exécrables » les propos de sa collègue. L’exécration est originellement, dit l’Académie française, une « malédiction suprême par laquelle on se vouait soi-même aux divinités infernales en cas de parjure ».
  • Enfer : Christine Clerc, dans une tribune du Figaro, a évoqué « une mauvaise manière qui conduit tout droit à l’enfer FN ».
  • Scandale : ce mot utilisé par plusieurs commentateurs, à l’instar d’Europe 1, était autrefois défini par l’Académie comme « ce qui est occasion de tomber dans l’erreur, dans le péché ». « Malheur à celui par qui le scandale arrive », prévient l’Évangile selon saint Matthieu (XVIII).
  • Amende honorable : Nadine Morano a refusé de faire « amende honorable », a-t-on lu sous la signature de Mehdi Pfeiffer dans Le Parisien, de Xavier Brouet dans Le Républicain lorrain ou de Laurent de Boissieu dans La Croix. Disparue avec l’Ancien régime, l’amende honorable a été rétablie en 1825 par une loi dite « du sacrilège », qui disposait que « la profanation des hosties consacrées commise publiquement sera punie de mort ; l’exécution sera précédée de l’amende honorable faite par le condamné ».
  • Expiation : Interrogé dans 20 minutes par Anne-Laetitia Béraud, le politologue Eddy Fougier, chercheur associé à l’IRIS, a vu dans Nadine Morano « une victime expiatoire de la droite ». L’expiation était une cérémonie religieuse destinée à apaiser la colère des dieux.
Métaphores profanes ou signes d'une religiosité subliminale ? Dans un « pays judéo-chrétien », la seconde hypothèse a sa place. Nadine Morano et ses défenseurs n'ont pas manqué d'invoquer à leur tour des concepts religieux : procès en sorcellerie, bouc émissaire, etc. C’est assez classique, mais particulièrement défendable en l’espèce : pour son propre camp, l’eurodéputée est désormais un ange déchu.

Michel Le Séac'h
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