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28 mars 2023

La « petite phrase » de Maurice Leblanc, contemporaine de celle de Marcel Proust

Une « petite phrase » domine sans conteste la littérature du début du 20e s. Elle n’est pas faite de mots mais de notes de musique : c’est bien sûr la « petite phrase de la sonate de Vinteuil ». Pour Marcel Proust et pour ses personnages, elle bien plus qu’une séquence musicale : elle devient « l’air national » de l’amour de Swann et d’Odette.

Un contemporain de Proust a néanmoins introduit la « petite phrase » textuelle dans la littérature : Maurice Leblanc (1864-1941), le père du gentleman cambrioleur Arsène Lupin. Plus que celle de Marcel Proust, la petite phrase de Maurice Leblanc préfigure celle de la communication politique contemporaine. C’est une locution qui décrit quelques mots lourds de sous-entendus prononcés par un personnage important.

Il y a beaucoup de « phrases » dans les romans de Maurice Leblanc. Elles signalent souvent des tournants essentiels du récit. La manière dont elles sont prononcées est parfois précisée pour les mettre en valeur : « jetée négligemment », « sur un ton si railleur et si désespéré », « en frappant du poing », « comme un avertissement », « d’un ton sec »… Divers adjectifs leur sont accolés : inachevée, incompréhensible, inconcevable, bizarre, terrible, énorme, burlesque, bête, impitoyable, obsédante, ambiguë…

À côté de ceux-ci, on pourrait imaginer que l’adjectif « petite » s’applique à une phrase anodine. Or c’est tout le contraire. Presque toutes, les petites phrases de Maurice Leblanc constituent à elles seules des rebondissements romanesques majeurs :

  •  « Cette petite phrase, jetée négligemment, fut suivie d’un silence. Il fallait des raisons sérieuses pour que Raoul l’eût prononcée. Un sentiment de curiosité anxieuse tourna les autres vers lui. » (La Barre-y-va)
  • « Marthe sentit toute l’importance qu’il attachait à cette petite phrase. » (La Frontière)
  • « La petite phrase, si terrible en sa concision, sépara net les deux adversaires. » (La Frontière)
  • « Syllabe par syllabe, Raoul laissa tomber cette petite phrase » (La Femme aux deux sourires)
  • « Cette petite phrase, où se révélait toute l’intelligence subtile de M. Rousselain, provoqua une véritable stupeur. » (Le Chapelet rouge)
  • « Il paraissait avoir dit la petite phrase comme un avertissement banal que l’on donne sans presque y songer. Une sorte de stupeur cependant avait suivi l’étrange petite phrase imprévue, une stupeur qui paralysait les deux adversaires. » (Le Triangle d’or)
  • « La petite phrase fut articulée très simplement, mais avec une fermeté qui lui donnait la signification d’une sentence irrévocable. Il était clair qu’Essarès se trouvait en face d’un dénouement qu’il ne pouvait plus éviter que par une soumission absolue. Avant une minute, il aurait parlé, ou il serait mort. » (Le Triangle d’or)
  • « Lupin prononça cette petite phrase d’une voix très nette. La jeune fille eut un frisson. » (Les Confidences d’Arsène Lupin)
  • « La petite phrase qui constituait l’aveu le plus formel et le plus terrible se prolongea dans un silence effrayant, comme un écho qui répéterait, syllabe par syllabe, un message de mort et de deuil. » (Le Pardessus d’Arsène Lupin).

Pour Maurice Leblanc, « petit » n’est clairement pas un simple adjectif qualifiant une phrase brève. La petitesse est rhétorique. Ces phrases font profil bas pour mieux pousser le lecteur à deviner leur importance. Il ne semble pas qu’un autre auteur français ait fait un usage aussi précoce de la locution, passée dans le langage de la politique un bon demi-siècle après les aventures d’Arsène Lupin.

M.L.S.

Illustration : couverture d’un ouvrage de Maurice Leblanc. Éditions Pierre Lafitte. Bibliothèque et Archives Canada. Livres rares. Collection de romans en fascicules canadiens. Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, 1932. Boîte 1, nlc010084. Via Flickr, licence CC BY 2.0.

10 avril 2019

Un colloque sur les petites phrases à l’Université de Poitiers

La petite phrase fait son chemin dans l’université. Après un numéro spécial de la revue Mots. Les langages du politique l’an dernier, l’Université de Poitiers va accueillir au mois d’octobre un colloque « international, interdisciplinaire et transhistorique » sur « La petite phrase, de Proust à Twitter : percussion et répercussion (discours, littérature, arts) ». Longtemps traitée avec dédain (comme récemment encore par Cécile Alduy), la petite phrase est peu à peu reconnue comme un phénomène de communication spécifique, digne d’être étudié en tant que tel.

La nouvelle du colloque est annoncée par le site web de la Société des anglicistes de l’enseignement supérieur (SAES). Est-ce un paradoxe ? « Petite phrase », on le sait, est généralement rendu en anglais par « sound bite ». Si le français évoque un texte, l’anglais évoque un son. Cette différence peut être un handicap conceptuel : parle-t-on bien de la même chose ? Mais elle peut inversement ouvrir sur des réflexions plus larges : le syntagme ne désigne-t-il pas un phénomène mental ou cognitif plus général ?

Telle est apparemment la démarche adoptée par la Maison des sciences de l’homme et de la société (MSHS) de l’Université de Poitiers. Elle voit dans la petite phrase « un des traits essentiels du discours politique contemporain » mais ajoute qu’« il reste également à interroger la pertinence de l’acception « petite phrase » dans d’autres champs discursifs (littéraire en particulier, mais aussi philosophique, etc.), dans les arts visuels et les arts du temps que sont la musique, la danse, le théâtre, la vidéo ou le cinéma ». À condition de ne pas oublier que la « petite phrase » peut s’y appeler tout autrement – par exemple « réplique culte » au cinéma.

La référence à Marcel Proust dans le titre même du colloque est incontournable et symptomatique : la « petite phrase »[1] de la sonate de Vinteuil est clairement un phénomène mémoriel. Comme d’ailleurs bien d’autres « petites phrases » musicales : ainsi les « quatre coups du Destin » de Beethoven ou le chœur Va pensiero de Verdi n’ont pas besoin de paroles pour évoquer un vaste contexte politique[2].

Ainsi ouverte, la réflexion du colloque aura sans doute du mal à tenir dans les trois jours prévus (23-25 octobre 2019) !

Michel Le Séac’h

Photo : Marcel Proust en 1895, par Otto Wegener, domaine public, Wikipedia



[1] L’expression « petite phrase » n’est pas propre à Marcel Proust : avant le 20e siècle, elle relevait principalement du domaine musical. Il suffit pour s’en convaincre de rechercher l’expression dans les ouvrages du 19e siècle à l’aide de Google Recherche de livres (https://www.google.com/search?q=%22petite+phrase%22&hl=fr&tbm=bks&source=lnt&tbs=cdr:1,cd_min:1800,cd_max:1899&sa=X&ved=0ahUKEwiwubqd3sXhAhVRyYUKHZBlCIEQpwUIIQ&biw=1280&bih=923&dpr=1). La MSHS cite elle-même un texte de Balzac (« la France est le seul pays où quelque petite phrase puisse faire une grande révolution ») qui renvoie aux « airs les plus poétiques ». Avis contestable d’ailleurs : on pourrait en dire autant de l’Italie.
[2] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 148.

13 mai 2016

On déteste les petites phrases en gros mais pas en détail

De « abaissante » à « zlatanesque », toute sorte d’adjectifs ont été accolés à l’expression « petite phrase ». Étant donné la mauvaise réputation des petites phrases, on pourrait croire que les adjectifs les plus fréquents sont aussi les plus négatifs. Ce n’est pas vrai.

L’adjectif le plus fréquent est plutôt positif. Il s’agit de « philosophique » : le moteur de recherche Google recense environ 79 300 occurrences de « petite phrase philosophique ». La deuxième marche du podium est certes occupée par la « petite phrase assassine », mais avec une fréquence presque quatre fois moindre. Loin derrière vient « polémique », suivi d’une macédoine d’adjectifs divers. Voici une liste établie à l’aide de Google :

Adjectif
Résultats
Philosophique
79300
Assassine
20100
Polémique
4110
Amusante
2640
Sympa
2500
Malheureuse
2430
Magique
2290
Musicale
2100
Gentille
2020
Humoristique
1890
Incompréhensible
1740
Drôle
1460

(On notera que la « petite phrase musicale » doit beaucoup à Marcel Proust : les deux tiers des cas recensés se rapportent à la sonate de Vinteuil, la plus célèbre des œuvres musicales fictives !)

Mais ces résultats peuvent être trompeurs. La « petite phrase philosophique », que d’autres appelleraient aussi maxime, adage, aphorisme, sentence ou pensée, apparaît le plus souvent au présent. Au pluriel (« petites phrases philosophiques »), Google n’en compte plus que 627. En revanche, les « petites phrases assassines » sont au nombre d’environ 23 800. C’est-à-dire qu’on en parle encore plus collectivement qu’individuellement !

Le phénomène est identique avec « haineuse », « agressive », « négative », « insultante », etc. Comme les patrons, les fonctionnaires et bien d’autres catégories, les petites phrases sont critiquées en bloc ; mais si on les prend individuellement, si l’on songe à une petite phrase en particulier, elles paraissent bien moins antipathiques.

Prise comme antécédent, cependant, la petite phrase s’avère plutôt agressive. Selon Google, « la petite phrase qui tue », sœur jumelle de la « petite phrase assassine », vient en tête avec environ 9 390 résultats, suivie par la « petite phrase qui fâche » (5 480), loin devant la « petite phrase qui fait du bien » (4 390) ou la « petite phrase qui fait réfléchir » (2 790).

Michel Le Séac’h

Illustration : extrait d’une vidéo Open Thots, YouTube

23 septembre 2015

Petite phrase… pourquoi petite, d’abord ?

Linguistes et humoristes, l'ont noté : l’adjectif « petit » occupe une place à part dans la langue française. Dans son usage courant, il s’applique à une chose de peu d’importance ou de taille inférieure à la moyenne : un petit pain, un petit moment, le petit doigt, Le Petit Poucet… Mais il sert aussi à exprimer l’affection, la sympathie (on parle d’usage « hypocoristique ») : une petite dame, un petit ami, le petit père des peuples… Et même l’admiration : petite merveille, petit génie… Mais aussi l’ironie : petit confort, petite vie… voire le mépris : petite crapule, petit blanc…

Auquel de ces usages la petite phrase renvoie-t-elle ? Ce n’est pas une question de taille. La petite phrase est brève, bien sûr, mais l’immense majorité des phrases brèves ne sont pas des petites phrases. L’expression n’est manifestement pas affectueuse ni admirative, pas vraiment ironique non plus. Le mépris, alors ? Cela ne paraît pas plus satisfaisant.

Si l’on se tourne vers le passé, on constate que l’expression « petite phrase » connote depuis très longtemps un texte dont l’importance est bien supérieure à la taille. Une devise est ainsi décrite au 18e s. comme «  une petite phrase ou sentence qui n’est quelquefois composée que d’un mot pour signifier quelque qualité que l’on attribue aux choses »*. Dans La Description d’Égypte, best-seller du début du 19e s., Edme Jomard mentionne une « petite phrase » sculptée systématiquement sur des bas-reliefs représentant des prêtres ; il parle aussi de « légende sacerdotale »**.

On constate aussi qu’au 19e siècle, l’expression relève davantage du domaine de la musique que de celui des inscriptions et belles-lettres. Dans la Recherche, Marcel Proust évoque ainsi à plusieurs reprises la « petite phrase de la sonate de Vinteuil », qui sublime l’amour de Swann pour Odette (« à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse »).

Qu’elle soit composée de lettres ou de notes, la petite phrase semble donc avoir toujours signifié beaucoup plus qu’elle-même.

Michel Le Séac’h
____________________________________
* Nouveau dictionnaire historique-géographique universel pour l’intelligence des affaires d’État, des nouvelles publiques et des conversations du tems qui s’y rapportent, Jean Rodolphe Imhof & fils, Bâle 1766, p. 461.
** Description de l’Égypte, ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’Armée française, publié par les ordres de sa Majesté l’Empereur Napoléon le Grand, T. I, chap. 5, Imprimerie impériale, Paris, 1809, p. 35.

Portrait de Marcel Proust à 21 ans par Jacques-Émile Blanche, Musée d’Orsay, domaine public